8.
Veules-les-Roses, le 19 janvier 2016
Cet après-midi, j’ai fait une rencontre étonnante.
Je me tiens debout sur la grande terrasse de bois posée sur pilotis qui s’avance au-dessus de la plage et de la Veules. L’estacade, comme ils l’appellent ici. C’est marée montante mais on devine encore un peu de sable entre les galets. Au loin, le tracteur d’un ostréiculteur remonte vers le parking. Je reste souvent là de longues minutes, à chercher l’inspiration dans les falaises blanc et ocre, comme une immense cascade de pierres qui se jetterait dans la mer jusqu’à l’infini. Un petit rayon de soleil me donne envie de libérer de ma casquette mes cheveux blonds, que le fort vent d’ouest s’empressera de décoiffer. Se tourner vers le vent suffit pour comprendre pourquoi les plus belles villas sont bâties sur le versant ouest de la falaise. Protégées !
Les autres furent construites ensuite, là où il restait de la place.
Le vent fait claquer les quatre drapeaux en haut de leur hampe. La balançoire du parc de jeux désert bouge toute seule, comme si un invisible fantôme d’enfant s’y amusait.
L’homme sort de l’eau dans une combinaison noir, rouge et vert fluo. Ruisselant.
L’homme, c’est Alexandre.
Alexandre n’est plus très jeune. La bonne quarantaine, je dirais. Mais lorsqu’il s’est extrait de sa seconde peau de néoprène pour offrir ses pectoraux à la bise glaciale, je n’ai pas pu m’empêcher de laisser traîner le regard. La fermeture Éclair s’est ouverte jusqu’au bas du ventre, laissant deviner une petite touffe de poils blanchis juste ce qu’il faut. L’effet était savamment maîtrisé par Alexandre, je l’ai compris par la suite.
Alexandre s’avance pieds nus sur les galets avec une décontraction qui, croyez-moi, nécessite des années d’entraînement. Même pas, d’ailleurs. Qui nécessite d’être né ici, tout simplement. Chez les Veulais, il existe sans doute une évolution darwinienne du durcissement de la plante des pieds. Alexandre laisse sur place sa planche à voile rouge, décorée d’un casque de Viking couleur or, semblant se foutre de la houle. Il ébouriffe ses cheveux et me lance un beau sourire.
— Vous êtes Ariane ? L’artiste ? La belle-fille d’Élise et Angelo ?
Devant mes yeux stupéfaits dans l’ombre de ma casquette de velours, mes mains gantées frigorifiées, ce type quasi nu qui sort de l’eau glacée continue :
— Vous vous demandez comment je vous connais ? Ce n’est pas difficile, on ne parle que de vous dans le village. Vous pensez. La jolie Parisienne, celle qui a mis le grappin sur Ruy.
— Ah…
Il rit, se hisse sur la digue à la force des bras. Il se tient à moins de trois mètres de moi. Ses pieds laissent des traces mouillées sur le bois exotique de l’estacade.
— On prend même les paris dans votre dos. Tiendra, tiendra pas, la Parisienne. Passera l’hiver, passera l’été, passera Noël…
Je ris à mon tour. Il me plaît bien, ce dragueur surgi du fond de l’onde. Je réplique :
— Et vous, vous pensez quoi ?
Six pas mouillés sur les planches de bois. Son torse dégouline presque sur mes bottes. J’ai le nez dans les poils blancs de sa poitrine.
— Qu’ils ont sacrément raison, quand ils racontent que la Parisienne est jolie !
Et toc !
Je ris. Je ne me souviens pas de la dernière fois où un homme a cherché à me séduire. Regardée, oui mon Dieu, à la Défense, mille fois par jour. Observée, évaluée, touchée, par des milliers de silhouettes pressées et anonymes. Mais abordée, en revanche…
Alexandre m’a proposé un café, au Victor Hugo, l’immense et moche restaurant au-dessus de la plage. J’ai regardé ma montre. Je devais aller chercher Anaïs quinze minutes plus tard, à deux pas. J’ai eu vingt minutes de retard. Pour la première fois !
Ce n’est pas qu’Alexandre me plaise, oh non. Vingt ans de trop, le bellâtre. Trop dragueur, également, trop démonstratif. À peu près tout l’inverse du garçon dont je pourrais tomber amoureuse. Mais Alexandre est un agréable compagnon de, disons… de conversation. J’ai volontairement préféré le mot « conversation » à celui de « dialogue », parce que côté drague, Alexandre n’a pas vraiment appris à laisser parler les filles et à faire semblant de les écouter. Alexandre est veulais, de naissance, de sang… jusqu’à la voûte plantaire ! Sa femme travaille au pôle de développement touristique de Dieppe. Lui combine les métiers de moniteur de voile l’été et de musicien le week-end. Il loue ses services pour les estivants qui se marient dans leur villa, qui baptisent le petit, communient le grand. Il entretient aussi les jardins, pousse la tondeuse à la place des vacanciers, taille les roses. Les temps sont durs pour les fils du vent. Il me dévore de ses pupilles bleu ciel sans cesser de parler. Il semble beaucoup s’amuser. Beaucoup inventer aussi. Je ne le crois que sur une chose, qui crève les yeux. Il connaît Veules, son histoire et ses habitants, comme sa poche. Celle dans laquelle il n’a pas la langue.