7.

De la terrasse, la vue est spectaculaire sur Toulouse, le canal du Midi, et au loin les Airbus qui décollent de Blagnac.

— Je vous l’accorde, argumente Stanislas en levant son verre vers Muguette et moi, on entend un peu les avions, mais je préfère ça aux collègues ingénieurs qui habitent à l’opposé de la ville et qui se cognent deux heures de bouchons pour traverser Toulouse et venir bosser.

Même si je suis d’une absolue mauvaise foi pour tout ce qui concerne mon gendre, je dois bien admettre que la maison est superbe, la terrasse de teck patinée, la piscine étincelante, le jardin tondu de frais. Un pavillon transformé en palais par la magie « du roi Merlin », comme le disait Pauline quand elle était petite, un palais sur lequel ma fille règne désormais en fée du logis.

Pauline a toujours adoré les fées ! Chaque soir où je ne rentrais pas trop tard, je lui racontais des histoires de fées, ou de gentilles sorcières. Pauline était une petite fille passionnée de tout, rêveuse, imaginative. Une élève douée et motivée. Bac littéraire. Licence de lettres modernes avec mention, puis spécialisation dans les métiers du livre, en master, à Toulouse. Comme s’il y avait besoin de descendre aussi loin de la Normandie pour dénicher une formation sans débouchés ! La suite s’est déroulée comme dans mes pires cauchemars.

Pauline est tombée amoureuse d’un élève ingénieur en aéronautique. Pauline n’est jamais remontée plus de trois jours à Touffreville-la-Corbeline, Pauline a arrêté ses études dès que Stanislas a été embauché, à la fin de son stage chez DGA Techniques aéronautiques, à Balma. Ils se sont endettés sur vingt-cinq ans pour acheter cette maison, sa terrasse, sa piscine, et la petite fée Pauline s’est transformée en fée Cuisine. Ils veulent un enfant, ça ne marche pas, pas encore, et pour tout vous avouer, j’en viens à espérer que ça ne marchera jamais. Je sens que c’est la dernière chance pour que Pauline puisse retrouver un jour sa liberté.

Non pas que Stan soit méchant (Stanislas déteste qu’on l’appelle Stan !).

Non pas que Pauline ne semble pas heureuse.

C’est juste que je ne lui avais pas imaginé une vie comme celle-ci.

 

— Tu les as encore, tes poupées ?

J’ai lancé la question l’air de rien, à l’apéritif, chacun devant son rosé pamplemousse et le bol d’olives au milieu.

Muguette me mitraille du regard. Une frappe chirurgicale façon Rafale.

— Mes poupées ? répète Pauline en écarquillant d’immenses yeux étonnés.

J’ai pourtant fait l’effort d’amener le sujet avec délicatesse. J’ai d’abord évoqué nos vacances dans les Cyclades, notre plus beau souvenir à deux, puis à quatre (Muguette soutient que nous avons conçu Pauline à Santorin, face à la caldeira, et avait insisté pour qu’on y revienne dix ans plus tard avec les enfants). Florian avait alors six ans et passait son temps à aligner des voitures censées monter dans le ferry. Pauline prenait un malin plaisir à couper la file, comme on perturbe un convoi de fourmis, en passant et repassant avec sa poussette-canne où s’entassaient ses quadruplées.

Et hop, j’enchaîne sur les poupées !

 

Si ma ruse grossière n’a pas trompé Muguette, elle a le mérite d’obliger Pauline à répondre sans trop se poser de questions.

— Je ne sais pas, fait-elle. Mes poupées sont restées chez vous, non ?

Je me souviens de Stan et de trois autres de ses copains à l’accent toulousain débarquant devant chez nous en fourgon un samedi matin pour cambrioler en moins d’une heure toute l’enfance de Pauline : meubles, livres, cahiers, jouets, habits.

Un hold-up sordide. Nous laissant juste le vide.

— Non, Pauline. Tu as tout pris.

Pauline se laisse le temps de la réflexion. Elle est toujours aussi jolie quand elle fronce les sourcils. Ce salaud de Stan est-il conscient de sa chance ? Se rend-il compte qu’il a attrapé dans son filet la plus belle fille du monde ?

— Pas tout, affirme Pauline. J’ai juste emporté ce qui était utile : le bureau, ma chaîne hi-fi, mes livres et mes cahiers de cours. Mais mes jouets, je suis certaine de ne pas les avoir descendus à Toulouse.

Impossible, Pauline !

Je me contente de secouer la tête pour éviter de contredire ma petite chérie devant son mari, mais je suis sûr de moi. Les poupées ne sont pas dans la maison. J’ai tout fouillé. J’ai retrouvé quelques vieux jouets, un tableau d’école, une table à langer, mais aucune poupée !

— Vous n’avez pas eu une inondation ? lance brusquement Pauline.

Merde ! L’inondation ! Elle a raison ! À la fin de l’hiver 2014, on a découvert une fuite au grenier. Une tuile envolée. Certains cartons ont été touchés, on a dû jeter tout ce qui était moisi. Je tente de faire remonter des souvenirs plus précis. Impossible…

Je continue de secouer la tête, de haut en bas cette fois.

— Si.

Ça semble amuser Muguette. Si elle croit que je vais abandonner aussi facilement la partie. Puisque Pauline a une aussi bonne mémoire, elle va pouvoir la travailler !

— Tu te souviens d’elles ?

Je ménage un court suspense, puis je sors une photo de mon sac bandoulière accroché à la chaise.

Quatre poupées alignées. Une noire, une blanche, une rousse, une chauve.

J’ai cru que Muguette allait me jeter le rosé pamplemousse à la figure, ou le ravier d’olives. Après le regard Rafale, ma femme semble hésiter entre l’option Canadair et l’option Bombardier. Je profite de son indécision pour faire glisser le cliché entre les doigts de Pauline. Ma fée feu follette devenue femme au foyer attrape d’abord avec indifférence la photo tendue vers elle, puis d’un coup, son visage s’éclaire.

Un éclair.

Qui me foudroie.

Je me rends compte en une fraction de seconde que tout ce que j’ai vécu, attendu, perdu, ne vaut que pour cet instant-là. Pour cette émotion pure.

Ma fille devenue femme, devenue sérieuse, devenue sexy, devenue certaine de ce à quoi elle a renoncé pour se contenter de ce qu’elle a obtenu, ma Pauline, le temps d’une photographie, est redevenue une petite fille, avec tous les rêves de l’enfance qui remontent à la surface, une petite fille sans complexes, sans garçon à séduire, sans le poids de deux mille ans de condition féminine à porter… Juste une petite fille qui croit dur comme fer que la réalité peut se transformer comme de la pâte à modeler.

Que ses quatre poupées sont vivantes et uniques au monde.

Le doigt de Pauline passe successivement sur les quatre bambins de plastique.

— Charlotte. Laura… Imani et Kelly.

Je repousse une idée sournoise.

Tu les as abandonnées. Comme tu as abandonné ton papa.

— Tu les as retrouvées ! explose Pauline enjouée. Tu les as amenées ?

Mon cœur bat aussi vite que les paupières de Pauline.

Stan regarde sa femme comme si elle était folle.

Faudra t’y faire, mon grand, derrière ta fée du logis domestiquée, il y a une fée rêveuse que tu n’apprivoiseras jamais !

Porté par l’euphorie (je tiens ma preuve ! Pauline a formellement reconnu la photo de ses poupées), je m’apprête à raconter toute l’histoire, la foire-à-tout, la femme à la robe coquelicot, la somme des coïncidences, les disques, les voitures, les jeux, le cheval à bascule… quand Muguette m’explose le tibia sous la table.

Façon Redoutable.

*
*     *

— Tu es venu à Toulouse rien que pour ça ! Pas pour voir ta fille. Pas pour voir ton gendre. Uniquement parce que tu es obsédé par cette histoire débile !

Muguette est assise sur le lit et ne décolère pas. Quand Muguette est dans cet état, mieux vaut se cacher sous un parapluie et laisser tomber l’averse.

— Chut ! fais-je. Ils vont entendre.

— M’en fiche !

Muguette se lève et marche autour des valises dans la chambre d’amis (ce crétin de Stanislas a insisté sur ce mot au moins cinq fois : Chérie, on va installer tes parents dans une chambre d’amis ! Ah bon, on ne fait déjà plus partie de la famille ?).

— Est-ce que tu te rends compte ? hurle Muguette. Tu t’es foutu de moi depuis le début. Ta seule motivation pour descendre jusqu’à Toulouse, c’était ton délire ! Une histoire de poupées ! Des poupées qu’on a dû balancer à la poubelle il y a des années.

J’attends sagement que la tempête baisse d’intensité, le temps que Muguette continue de tourner en rond, puis inspecte la chambre, déballe les valises, aborde tous les sujets, la maison qui est d’une luminosité incroyable, Stanislas qui est un garçon adorable, leur petit couple formidable.

Je préfère encore m’excuser que d’entendre ça !

— Je suis désolé, Muguette. C’est venu comme ça, dans la conversation, on parlait de la Grèce, des vacances, des jouets d’enfants…

Peine perdue. Muguette me connaît trop bien pour mordre à l’hameçon de ma pitoyable demande de pardon. Faute d’autres arguments, je décide de me jeter à l’eau.

— Tout de même, Muguette, tu as remarqué le regard de notre fille ? Tu as vu ses yeux s’allumer quand elle a tenu entre ses doigts la photographie de ses poupées ? Tu ne peux pas nier ça. Son sourire valait tous les tests ADN du monde. Pauline les a reconnues !

— T’es un malade, Gaby. T’es un très grand malade !

*
*     *

Le lendemain, en nous rendant au petit déjeuner, nous passons devant la chambre du futur bébé. Une chambre aux murs blancs, quasi vide à l’exception d’un matelas, de cartons, d’un ordinateur antique et d’une imprimante périmée.

Une salle d’attente. La chambre du bébé tant espéré.

Au milieu de la pièce, comme laissé en semi-liberté, un cheval à bascule patiente.

Muguette n’allait pas le rater ! Elle me tire par la main.

— Regarde, Gaby… le cheval ! Le cheval que ta mère a offert à Pauline pour sa naissance. Il est là !

Stupéfait, je détaille la petite selle rouge, la crinière de zèbre, les quatre sabots argentés. Je parviens difficilement à articuler ma question.

— Tu ne m’avais pas dit qu’il était démonté, dans le garage, en pièces détachées ?

— Eh bien, exulte Muguette, Pauline l’a récupéré, remonté, repeint. Ou je me suis trompée. Mais ce n’est pas ça le plus important. Le plus important, mon chéri, c’est que si le cheval à bascule attend bien sagement dans cette pièce, un jouet en exemplaire unique, comme tu me l’as si bien rappelé, c’est donc que ce n’était pas lui qui était sur l’étal de ta fameuse foire-à-tout !

OK, Muguette, tu gagnes une manche.

Du moins en apparence.

Parce qu’à observer plus en détail le petit cheval toulousain, je ne suis pas du tout convaincu qu’il soit celui de Pauline. Dans mon souvenir, la selle du cheval à bascule est plus claire, les sabots d’argent moins brillants, les oreilles plus longues. Des petits détails que je t’épargne, Muguette, mais qui suffisent à me convaincre que le cheval à bascule exposé à la foire-à-tout de Touffreville est bien celui de ma fille… et celui dans cette chambre un imposteur !

 

Le petit déjeuner traîne comme une parenthèse enchantée. Stan est parti faire voler ses avions à Balma et nous récupérons notre fille pour nous tout seuls. Il règne un délicieux bazar dans la maison, Pauline semble libérée.

Je jubile. Je retrouve enfin ma petite fée, vive, drôle, joyeuse, à prendre l’accent occitan pour imiter sa boulangère, à faire pleuvoir une pluie de miettes dans la cuisine en enfonçant des tranches trop épaisses dans le grille-pain, à jongler avec trois oranges avant de les presser, à éclater de rire parce que le pain grillé était carbonisé.

Comment ai-je pu laisser passer plus de cinq mois sans voir Pauline ? À l’instant, je me jure qu’on reviendra souvent, très souvent. Et pas seulement pour cette histoire de poupées… et pas seulement pour notre future petite-fille (car ce sera une fille, j’en suis persuadé).

On reste là tous les trois à profiter du soleil du matin. Je me retiens, je vous jure que je me suis retenu tout le petit déjeuner.

Puis je vide mon café, je recule ma chaise pour être hors de portée des ballerines de Muguette, je détourne le regard, pour le noyer dans le canal du Midi, et je lance à Pauline :

— Et le cheval à bascule dans la future chambre du bébé ? Il ressemble beaucoup à celui que tu avais à ta naissance. Tu l’as trouvé où ?

Pauline me répond avec un grand sourire café au lait :

— C’est mamy qui me l’a donné !

Commentaire de Muguette

Puisque tu ne me laisses pas beaucoup de place, Gaby, je ne vais me concentrer que sur quelques points précis. D’abord, je te trouve très injuste avec Stanislas, mon chéri. Très touchant avec Pauline, mais bêtement buté avec ton gendre. Je crains pourtant que tu ne doives t’habituer à lui.

Concernant la description de la colère de ta Redoutable, même pour les besoins de péripéties de ton récit, elle est un peu exagérée, tu ne trouves pas ?

Mais surtout, tu te trompes sur un point essentiel, mon Gaby. Quand notre Pauline aura accouché, ne te fais aucune illusion, c’est un petit garçon que nous bercerons !