14.
Veules-les-Roses, le 26 janvier 2016
J’ouvre l’annuaire, les Pages jaunes, je ferme les yeux, mon doigt descend puis s’arrête.
Je me fie au plus pur des hasards.
Je lis.
Michel Delamare. Artisan maçon à Cany-Barville.
Je téléphone.
Bien entendu, ce Michel Delamare n’a pas tout compris à ce que je désirais, mais je m’en fiche, l’essentiel est là, il passera demain rue Victor-Hugo procéder à une inspection générale des murs, du sol, du grenier. Dans la foulée, j’ai également téléphoné à Martineau, pour lui dire de ne pas venir demain. Lui non plus n’a pas tout compris. Il a bougonné, comme d’habitude, en prétendant qu’il n’aurait jamais terminé à temps ma boutique.
*
* *
Je dîne avec Claire à la Marine. Nous sommes seules toutes les deux dans sa crêperie. Il n’y a pas le bonnet d’un client à l’horizon ! Claire, tout comme moi, essaye de tenir l’hiver comme elle peut et attend les week-ends de mai avec impatience. Claire élève seule un garçon de quatre ans, Tom ; le garçon est même resté en garde chez Élise, l’année dernière, avant d’entrer en maternelle.
Pendant que nous mangeons, Anaïs et Tom jouent ensemble, à genoux devant une caisse de Lego. Dans son restaurant, Claire a aménagé un coin détente un peu comme la salle d’attente d’un médecin : des jeux dans une caisse, des revues sur une table basse, des livres dans une petite bibliothèque.
Je déguste une crêpe Saint-Jacques, poireaux, sauce dieppoise. Les crêpes de Claire, à la pleine saison, je ne sais pas ce qu’elles valent, mais hors saison… un pur délice ! Moi qui ne bois jamais, je vide d’un trait mon troisième bol de cidre.
C’est alors que je raconte tout à Claire. Comme cela, sans raison précise. La fatigue, sans doute, la solitude, la frousse. J’ai tout déballé. La lettre de Mélingue, le secret d’Anaïs Aubert, l’obsession d’Alexandre, les coups de téléphone anonymes, les chansons d’Anaïs… Adèle.
Claire me regarde longuement, comme un psy examine un patient hors norme, elle se pince les lèvres, puis elle me répond d’une traite :
— Pour le reste, j’en sais rien. Pour tout te dire, je suis un peu larguée en ce qui concerne tes histoires de manuscrit de Victor Hugo, de pièces de théâtre de Mlle Anaïs, de revenants qui traversent les murs équipés de leur portable. Mais par contre, pour Alexandre, je peux juste te dire un truc : fais gaffe !
Son conseil me surprend.
— Claire, tu veux dire quoi exactement ?
Claire rougit. Rosit, plutôt. Claire est assez mignonne, un peu boulotte, avec de grands yeux clairs, des taches de rousseur qui éclaboussent ses joues et des cheveux bouclés et épais qui lui font une tête toute ronde. Une bonne bouille, comme on dit ici. Elle tousse, descend à son tour son bol de cidre, et se lance :
— Tu sais, Ariane, ma petite histoire de mère célibataire est beaucoup moins romantique que celle de ton Ruy envolé à l’autre bout du monde. Le père de Tom, pas besoin de balise Argos pour le localiser. Il fait les quarts à la centrale nucléaire de Paluel et gagne assez de fric pour retaper son clos-masure à Blosseville, à moins de dix bornes d’ici, tout en versant des pensions alimentaires à deux autres pommes de mon calibre.
Nous rions toutes les deux. Le bouchon d’une seconde bouteille de cidre saute. Nos deux bols s’entrechoquent.
À la santé des salauds !
J’ai de la suite dans les idées :
— Et pour Alexandre ? Ils sous-entendaient quoi, tes conseils ?
— Qu’est-ce que tu préfères comme adjectif ? Dragueur ? Baratineur ? Parasite ? Je n’étais pas au courant qu’il était aussi dingue avec cette histoire d’actrice et de bouquin de Victor Hugo, mais cela ne m’étonne pas plus que ça.
Une dernière noix de Saint-Jacques. Arrosée.
Je savoure. Un brin garce.
— Tu te l’es fait ?
Claire me répond d’un sourire gêné, des centaines de jolies taches roses picorent sa peau.
J’enfonce le clou.
— Je suis sûre que si !
Claire la joue timide. J’insiste :
— Je ne suis pas jalouse, Claire, je me fous de ce type.
— Une seule fois, il y a une éternité. Tom n’avait pas un an. Mais je sais ce que je dis, Ariane. Méfie-toi de lui.
Nous rions à nouveau. Je me lève, la démarche un peu hésitante. Cela fait des années que je n’ai pas bu une goutte d’alcool. Je m’avance vers Anaïs et Tom. Ils ont étalé des Lego partout, des revues aussi, quelques livres.
Mon regard se fige soudain.
Le livre !
Impossible de ne pas reconnaître Les Promeneurs de Veules.
Sans réfléchir, je me penche, j’attrape le fascicule et je tourne les pages avec fébrilité.
Page 42. La photographie du banquet de Victor Hugo. Celle qu’on me cache depuis mon arrivée.
Rien !
Il n’y a pas de page 42… Juste une feuille déchirée à la place.
Le restaurant bascule autour de moi. Quand cette folie s’arrêtera-t-elle ?
Je me retourne vers Claire et je crie :
— Pourquoi ? Pourquoi est-elle déchirée, cette page ?
Anaïs et Tom me regardent bizarrement. Claire, occupée à ranger les couverts, hausse les épaules :
— Aucune idée, c’est un vieux livre.
Je ne me calme pas :
— Justement, qu’est-ce qu’il fait ici, ce livre, dans ta crêperie ?
Claire me répond sèchement, énervée maintenant par mes délires :
— Je ne sais pas. Dans le village, tout le monde l’a quelque part chez lui, ce livre, sur une étagère ou ailleurs.