10.
Tout devait donc se terminer un dimanche de mai.
Je suis assis sur la chaise de mon bureau, devant la fenêtre. Je ne distingue aucun soleil à l’horizon, juste un grand ciel gris, pas même un peu de vent pour faire trembler les feuilles du saule pleureur ou écarter la bruine qui perfore la surface de la petite mare sous ma fenêtre. Rien ! Rien qu’un pluvieux après-midi de mai. Un peu trop affreux pour ne pas s’en méfier.
Une pile de trente centimètres de journaux s’élève sur ma droite, alors qu’une dizaine de livres s’étalent sur ma gauche, ne laissant qu’une place minuscule sur le bureau pour y poser mon ordinateur portable.
Je dois en être à peu près là dans mes pensées, lorsque j’entends des pas dans l’escalier.
Muguette, forcément.
Elle porte un jean et un grand pull de laine. Je sens qu’elle est montée pour me guillotiner.
— Si tu comptais sortir, c’est raté !
Clac !
Qu’est-ce que je vous avais dit ?
S’il avait fait beau, un bon petit vingt degrés, je serais allé trouver Muguette avec un grand sourire en lui annonçant : C’est bon, j’ai bien avancé, ma chérie, on peut sortir, si tu veux.
Mais là…
— Tu as vu ce ciel gris, Gaby ?
Au-dessus de ma pile d’archives, j’attrape un journal, pas une photocopie, pas un vieil exemplaire jauni titrant sur un cadavre retrouvé pendu dans une grange.
Celui d’aujourd’hui.
Dimanche 20 mai 2018
Foire-à-tout de la Pentecôte
Stade municipal de Touffreville-la-Corbeline
9 heures-19 heures
Plus de 50 exposants
— C’est quand même pas ce petit crachin qui va nous arrêter, ma chérie ?
Muguette regarde avec inquiétude les gouttes kamikazes se fracasser sur la fenêtre de mon bureau. Elle joue magnifiquement la comédie, mais je décide de mettre fin à notre match d’improvisation. Évidemment, Muguette a compris où je veux en venir ! Depuis un an, je n’attends que ça, retourner au stade et me promener entre les stands. Avec un seul espoir : y croiser à nouveau la femme-coquelicot.
— Si cela peut te guérir de ton obsession ! ironise Muguette.
Je me braque.
— Mon obsession ? Cela fait des mois que je ne t’ai pas embêtée avec ça !
— Et que tu fais tes recherches en cachette… Je vis sur la même planète que toi, Gaby. Ta mère me parle, Pauline et Florian aussi. Tout comme les gens du village.
Démasqué !
Muguette a toujours été plus maligne que moi.
On enfile nos habits de pluie, on sort, on marche sur les trottoirs détrempés. Des parapluies convergent vers le stade comme une giclée de confettis.
Je reprends la conversation. Finalement libéré.
— D’accord, Muguette, j’ai continué de penser de temps en temps à cette histoire. Mais reconnais qu’elle a eu aussi du bon, cette enquête. C’est grâce à elle si je rends à nouveau visite à ma mère, si je suis allé voir avec Florian Caen-OM et le concert des Insus, si je suis descendu chez Pauline. Tout ce qu’on ne faisait plus…
Pour toute réponse, Muguette se contente d’un sourire que je renonce à interpréter. On arrive au stade. Visiblement, la pluie n’a pas dissuadé la foule. Entre les exposants abrités sous des bâches plastique et des tentes improvisées, des dizaines de promeneurs progressent dans la boue.
Les gens s’adaptent à tout, aux pires conditions météo. Je m’apprête à en tirer une nouvelle théorie lorsque mes pensées se bloquent net. Mes deux pieds semblent d’un coup pris dans un bloc de ciment frais.
La femme-coquelicot se tient là ! Trois stands devant nous. Sans robe cette fois, boudinée dans un pantalon de velours et voilée sous un imperméable vert à capuche, mais je n’ai aucun doute. C’est elle !
La terre détrempée du stade est un ciment à prise rapide. Je suis statufié de la tête aux pieds. Pendant toute cette année, j’avais fini par croire que cette femme n’existait pas, que je l’avais rêvée, et que de toutes les façons jamais je ne la retrouverais, à l’image d’une jolie fille qu’on n’ose pas aborder et qui disparaît pour toujours en vous laissant d’infinis regrets.
Depuis que j’ai mis un nom probable sur cette inconnue, Sylvie Tonneville, tout en me révélant incapable de remonter sa piste, j’avais eu l’intuition que cette femme se cachait. Un peu comme si j’avais découvert par hasard un subterfuge dont j’ignorais tout, témoin imprévu d’une machination complexe, et qu’alors, la comploteuse avait escamoté toutes les traces avant de filer.
Je me trompais, depuis le début ! Sylvie Tonneville se tient là devant moi !
Naturelle. Affable. À parler aux passants. À plaisanter.
Sans se cacher.
À mes côtés, figée dans le même bain de boue, Muguette ne dit rien. Nous sommes à trente mètres du stand, mais je distingue parfaitement la table devant la femme. Je ne reconnais aucun des objets que j’ai vus il y a un an. Ni voitures, ni figurines, ni poupées, ni disques, ni cheval à bascule. Rien qui puisse donner envie à un enfant.
Je me libère de la gadoue et j’avance, essayant de distinguer entre les gouttes les articles vendus cette année par la mystérieuse femme. Il y a moins de choix. La marchandise, peu volumineuse, tient sur un quart de planche.
Je m’avance encore.
Enfin, je vois.
Si Muguette ne m’avait pas retenu par le bras, sans doute aurais-je glissé dans le ruisseau de terre gorgée d’eau qui s’écoule sous nos pieds.
Sans prononcer un mot, Muguette me pousse à continuer, à m’approcher. Je ressens ce geste comme une invitation étrange à me perdre dans une nouvelle idée fixe. Un instant, j’ai même l’impression que l’exposante à imperméable vert, la supposée Sylvie Tonneville, sourit à Muguette, et même (à moins que ce ne soit l’effet d’une goutte glissant de sa capuche dégoulinante), qu’elle lui adresse un clin d’œil.
Je fais un pas supplémentaire. Les organisateurs ont versé de la sciure devant les stands, on glisse moins devant les exposants.
Pourquoi Muguette serre-t-elle ma main si fort ?
Sur la table, au milieu de quelques bibelots que je ne reconnais pas, trônent un topoguide usé, celui du GR 30 de la chaîne des Puys et des lacs d’Auvergne, qui semble corné exactement comme celui qu’on traînait dans notre sac à dos avec Muguette il y a plus de vingt ans ; deux masques de Venise, un Pierrot et une Colombine, identiques à ceux que nous avions rappportés de notre voyage de noces et qui longtemps décorèrent la cheminée ; un vieux programme d’opéras-bouffes d’Offenbach, La Belle Hélène, Orphée aux enfers et La Vie parisienne, de lointaines représentations auxquelles j’ai le vague souvenir d’avoir assisté ; une pile de cartes postales, la première représente Santorin, je jurerais l’avoir postée hier de Fira, au-dessus de la caldeira, et qu’au dos sont encore gravés les Je t’aime et les cœurs que Muguette et moi y avions entrelacés.
Sa main, sous la pluie battante, me serre plus fort encore.
Commentaire de Muguette
Tu as raison, mon chéri. Ton obsession a du bon. Je n’imaginais pas à quel point.
J’ai cherché tous les moyens possibles pour te sortir de ta tanière, pour que tu renoues le contact avec tes enfants et ta maman. Je n’ai pas trouvé de meilleure solution que d’utiliser ta passion. Ton goût pour les mystères. Le reste, pour une fille aussi maligne et bonne comédienne que moi, avec la complicité de ma vieille copine Sylvie, fut un jeu d’enfant.
Visiblement Gaby, tu as adoré le tome I de Vie de grenier !
J’espère que le tome II te plaira autant.
Mémorise bien chaque indice, n’en oublie aucun, surtout. Je crois que je vais adorer ta nouvelle enquête, mon enquêteur passionnel.
Que tu me supplies de retourner voir des opérettes, tous les deux, rien que tous les deux.
Que tu complotes pour m’emmener randonner en Auvergne.
Que tu me fasses la surprise de me réserver un train de nuit pour Venise.
Que tu murmures en m’embrassant un matin :
Repartons comme au premier jour, repartons nous aimer à Santorin.