16.
Veules-les-Roses, le 28 janvier 2016
Comme en contraste avec la crêperie de Claire, le restaurant les Galets fait salle comble. La meilleure table de Seine-Maritime, selon certains gourmets, fonctionne à plein, hiver comme été. Une jeune fille raide et maquillée récite d’une traite la composition du premier plat comme s’il s’agissait de vers de Victor Hugo lors d’un casting pour entrer à la Comédie-Française.
— Ravioles de neufchâtel au thym fleurs, pousses sauvages, huile de noisette.
Alexandre n’a pas fait les choses à moitié pour sa première invitation officielle. Une table aux Galets, en tête à tête. Je m’en veux un peu de laisser Anaïs seule chez Claire, même si je me doute que ma fille préfère sûrement les crêpes œuf-jambon au raffiné menu enfant à quinze euros que proposent les Galets.
Fidèle à son habitude, Alexandre fait la conversation pour deux. Depuis une demi-heure, Victor Hugo est l’unique sujet de discussion. Alexandre se penche vers moi, murmure plus qu’il ne parle, comme s’il craignait les oreilles indiscrètes des tables voisines ou les micros dissimulés dans les plantes vertes. Il échafaude toutes sortes d’hypothèses à propos du fameux manuscrit volé par Anaïs Aubert. En 1826, Hugo écrivait Cromwell, un drame injouable de six mille vers, dont seule la préface est restée célèbre : elle est considérée comme l’acte fondateur du romantisme ! Est-ce cela, le manuscrit volé ? Une autre préface à Cromwell ? De nouveaux vers qui s’ajoutent aux six mille autres ? Ou, pourquoi pas, un traité politique inédit rédigé par le fougueux jeune Hugo ? Contre la peine de mort. Pour l’union des pays européens. Contre la monarchie.
— Que sais-je ? s’emballe Alexandre, oubliant progressivement toute prudence.
J’écoute. Mes pensées se perdent. Je ne peux m’empêcher de me souvenir d’un autre repas, dans ce même restaurant, quelques tables plus loin, plus près de la mer. Avec Ruy.
Ruy était plus drôle. Ruy était plus beau. Ruy était…
— Ariane ?
— Foie gras de canard fermier poêlé et caramélisé sur toast de pain au levain de cidre, récite la fille.
Alexandre a enfin compris qu’il m’ennuie avec ses théories. Il change de registre. Enfin, pas tout à fait. Il me raconte comment, depuis vingt ans, il s’est introduit dans toutes les villas du village à la recherche du moindre indice ! Tous les prétextes étaient bons : cours de musique ou de tennis pour les petits, entretien des jardins, bricolage des meubles anciens, concert de piano ou d’accordéon pour les cérémonies. Il lui fallait être rusé… les estivants n’ouvrent pas facilement leur porte aux Veulais nés natifs. Deux mondes qui s’ignorent.
— Tomate grappe confite rôtie aux mendiants et brunoise de fruits frais.
Alexandre devient maintenant très drôle. Il détaille comment, selon les occasions, il est devenu l’amant des filles ou des mères, le confident des grands-mères, le bon copain des maris. Parfois tout cela sous le même toit. Une voix insidieuse me suggère qu’Alexandre possède le profil idéal pour être cet espion qui hante ma boutique. Son obsession, son goût des mystères, sa connaissance des secrets du village, ce voyeurisme jusque sous ma douche. Sauf que quelque chose ne colle pas. La voix au téléphone, pour commencer. Et surtout, je repense aux maçons qui se sont succédé chez moi, ce constat que je dois admettre, malgré les évidences : il est impossible que quelqu’un entre et se cache chez moi !
— On bouge ?
— Volontiers, Alexandre. C’était divin.
Avec Ruy, nous avions suivi tout le cours de la Veules, nous nous étions embrassés à chaque moulin, nous nous étions baignés nus, nous avions fait l’amour sur la plage déserte, puis à nouveau, sous la mansarde de la chambre ; au petit déjeuner sous la pergola, avant, après.
À l’instant, je n’ai qu’une envie. Me coucher.
— Un dernier verre, Ariane ?
Me coucher. Seule ou non.
Quelle importance ? Ma boutique n’est qu’à quelques pas, ma chambre à quelques marches, au-dessus.
Nous remontons la rue Victor-Hugo. Nous passons devant la crêperie de Claire. Les volets sont fermés, aucun trait de lumière ne filtre, tous sont déjà sans doute endormis. Je pense à Anaïs, forcément.
Trente mètres encore.
Nous nous arrêtons devant chez moi. Pendant que la clé s’introduit dans la serrure de la porte, je sens les lèvres d’Alexandre se poser sur ma nuque, sa main s’aventurer le long de ma taille.
J’entre. Alexandre se colle à moi.
— Tu n’allumes pas ? susurre-t-il dans mon cou.
— Non. Surtout pas.