Minuit plus sept heures

Cilian est le premier réveillé. À égalité avec le soleil. Match nul. Il ouvre sa tente pile au moment où les premiers rayons se faufilent entre les filaos. Il contourne le grand barbecue froid, les casseroles de cari, pose ses pieds entre les bouteilles de rhum, enjambe Guibert et Kephren qui dorment à même le sable (le réveillon du jour de l’An s’est achevé très tard dans la nuit), et attrape sur la table basse le masque et le tuba de Fafane, son grand frère.

Cilian habite à Dos d’Âne, dans les Hauts, sur le rebord du cirque de Mafate. Le lagon, il n’y va pas plus de trois fois par an, une ou deux fois en car, avec l’école ou le centre aéré, et le 31 décembre… quand il ne pleut pas !

La plupart de ses copains se foutent bien de l’océan, un truc pour Zoreilles1, un truc à requins, mais lui non. Dans la chambre de la case qu’il partage avec Kephren, Fafane et Guibert, ils ont un mur chacun. Guibert a accroché un poster de Jackson Richardson, Kephren celui de Dimitri Payet, Fafane celui de Valérie Bègue, mais Cilian a choisi de punaiser une affiche des poissons du lagon, achetée à l’aquarium de Saint-Gilles !

Un pied, deux pieds dans l’eau.

Le masque est un peu trop grand.

Pas grave. Les balistes tournent déjà autour de ses orteils. Le lagon de l’Ermitage est un aquarium dans lequel on peut sauter à pieds joints.

Cilian brasse doucement pour suivre la nageoire jaune fluo d’un chirurgien, de longues minutes, puis se dirige vers les branches en forme de chou-fleur d’un grand corail ; des dizaines de minuscules poissons-demoiselles bleus hésitent à l’attaquer pour défendre leur récif, puis s’enfuient. Quelques gouttes de pluie crèvent la surface du lagon.

Avec son masque, flottant en position d’étoile de mer, Cilian a l’impression d’être au cœur des abysses, au-dessus de la plus grande faille océanique, découvrant chaque détail d’une vie sous-marine secrète… alors qu’il n’y a même pas un mètre de profondeur ! S’il se relevait, l’eau lui arriverait à peine au nombril.

Il progresse le plus lentement possible, pour éviter que les poissons-clowns ne se cachent entre les tentacules translucides d’une anémone.

Comment les copains peuvent-ils se foutre d’un tel trésor ?

De temps en temps, Cilian découvre au fond du lagon des restes de lanternes chinoises, lancées la veille de la plage, à minuit pile, et retombées à quelques mètres ; des vœux pas tout à fait ratés, mais qui n’iront pas loin, qui n’ont pas vraiment décollé, auxquels on croit un peu, puis plouf.

Cilian s’éloigne petit à petit de la plage, il suit maintenant les rayures d’un chirurgien-bagnard qui s’évade vers le large. Il y a un peu plus d’eau, mais Cilian a toujours pied. Il avance prudemment pour ne pas se griffer au corail rouge sang.

C’est là que Cilian le voit.

Pile au-dessous de lui. Comme un miroir.

Allongé comme lui.

Un Cafre2, comme lui.

Sa première réaction, c’est de croire qu’il dort. Comme tout le monde sur la plage. Il a trop bu, s’est couché trop tard, alors il est tombé, il s’est endormi sur place. Sauf que le Cafre était dans le lagon.

Un baliste-Picasso nage au-dessus de l’homme, se faufile entre les cheveux noirs couleur d’oursin, s’attarde sur les fins poils du torse musclé, longe un bras replié, descend encore et survole le nombril, avant de changer brusquement de direction pour contourner l’obstacle.

Le manche d’un couteau. Planté dans le cœur.

La seconde réaction de Cilian est d’avoir l’impression de se noyer même s’il a pied, de se relever en paniquant, de se déchirer la plante des pieds sur le corail ; c’est de hurler à en réveiller toute la plage.

— Y a un type mort dans le lagon !