15.

Veules-les-Roses, le 27 janvier 2016

Michel Delamare, le maçon de Cany-Barville, est arrivé ce matin. C’est un type bedonnant d’une soixantaine d’années, flanqué d’un apprenti de vingt ans, timide et beau comme un dieu. Delamare a tout vérifié, du sol au plafond. Il a sondé les murs, poussé les meubles, inspecté les combles. Il y a passé presque la journée. Je le suivais pas à pas, comme un second apprenti, en plus empotée que le chippendale en bleu de travail. Plus ça allait, plus le sourire de Delamare s’élargissait.

— Vous cherchez quoi exactement, ma petite dame ? Si vous courez après un fantôme, c’est pas un maçon qu’il vous faut, c’est un exorciste.

 

Je suis partie chercher Anaïs vers 17 heures. Delamare était encore là, à explorer avec son apprenti les fondations de la maison. Malgré ses sarcasmes, il avait l’air de prendre son travail au sérieux. Il a laissé tomber vers 18 heures, en n’ayant découvert aucun passage secret dans la maison. Pas la moindre cachette, pas le moindre micro, pas la moindre caméra, même miniature. Delamare m’a facturé le tout trois cents euros.

— Vous voilà rassurée, ma p’tite dame, m’a-t-il glissé en fourrant le chèque dans sa poche.

L’apprenti a ramassé tous les outils pendant que Delamare sirotait la bière que je lui ai proposée par politesse, puis ils sont remontés dans leur camionnette.

Rassurée ?

Jamais je ne l’ai moins été. D’un instant à l’autre, je m’attends à entendre le téléphone déchirer le silence et la sinistre voix me narguer :

Coucou, ma chérie, cherche, cherche encore. Je suis là, je suis si près de toi.

 

Anaïs joue dans la cuisine.

— Regarde, regarde, maman.

Heureusement qu’il y a Anaïs pour me raccrocher à des lambeaux de réalité. Ma fille me tend un cahier.

— J’ai fait ça avec mamy Élise aujourd’hui.

Mes yeux se perdent dans les méandres de l’écriture ronde. L’émotion est trop forte, je fonds en larmes.

— C’est… C’est mamy qui a écrit ce poème ?

— NON ! fait Anaïs vexée. C’est elle qui a écrit, mais c’est moi qui ai tout inventé. Je te jure, maman.

— Je te crois, je te crois, ma chérie.

Les mots d’Anaïs chantent, tellement beaux, beaucoup trop beaux pour avoir été inventés par une petite fille de trois ans.

Dansez, petites vagues,

Toutes en rond

En vous voyant si joyeuses,

Nageons

Tournez, petits moulins,

Tous en rond

Puisque vous êtes si courageux,

Jouons

 

Cherchez maman, mamy,

Tournez en rond

Je suis trop bien cachée,

Pardon.

Je serre Anaïs entre mes bras. Dans mon esprit dévasté, fierté et incrédulité s’affrontent en une lutte schizophrène. Anaïs n’a pas pu composer seule ce poème. Pourquoi me mentir, alors ? Pourquoi ce nouveau mensonge, ce nouveau mystère ? Je repense à cette chanson qu’Anaïs ne cesse de fredonner.

Ce gai séjour m’enchante,

Foi d’Anaïs.

Que me dissimule-t-on ? Pour me cacher quel secret les habitants du village se sont-ils ligués ? Tous les habitants !

Je deviens folle.

*
*     *

Je borde Anaïs dans son lit.

— Il t’a plu, maman, mon poème ?

— C’est le plus beau du monde, ma chérie.

Ses yeux pétillent de joie. Comment pourrait-elle me jouer la comédie ?

— Je t’en écrirai un autre demain, maman.

— D’accord, mon ange.

Je l’embrasse sur la joue, inspire longuement, le timbre de ma voix tremble, comme si je me sentais coupable.

— Demain soir, ma puce, est-ce que tu voudras bien aller dormir chez Claire ? Tu pourras jouer avec Tom. Tu l’aimes bien, Tom, je crois ?