CHAPITRE XII

Korski, Brice et Josiane Kervec avancent lentement vers le Point Zéro. Depuis le sas Trois, ils n’ont rencontré personne. Pas un Yos. Aquontas ressemble à un désert et il y règne un silence impressionnant.

Le 0-10 est descendu vers la Cité sans champ protecteur. Riga a donc pu détecter rapproche des Terriens et il a télécommandé l’ouverture du sas Trois.

Au Point Zéro, même impression de vide, d’abandon. Seule, la lueur mauve émanant de la machine signale la présence d’une vie, d’une manifestation d’intelligence. Quand les Solariens entrent, le cerveau s’inonde de lumière jaune. Il illumine tout son antre, découvre sa formidable structure, sa masse sans rouage, sans le moindre interrupteur, sans appareil de contrôle.

— Où est Pan’Os ? demande Brice.

— Je ne le contacte plus, dit la machine sans émotion. Je suppose qu’il s’est désintégré.

— Et Reg’So ?

— Lui aussi. Lui et beaucoup d’autres. Seuls, quelques Yos ont réussi à gagner le Point Sept. Ils s’y retranchent.

— Vous pouvez communiquer avec eux ?

— Oui, mais ils refusent de rejoindre le Point Zéro, car ils risquent la désintégration. Au Point Sept, une étanchéité parfaite les protège.

Korski feint l’ignorance. Son sourcil se fronce, son front se plisse. Il joue admirablement la stupéfaction :

— Que s’est-il passé ?

— Des masses chargées de particules négatives ont pénétré à l’intérieur d’Aquontas. Or, vous le savez, les Yos sont constitués d’ions positifs. Les pôles inverses s’étant attirés, les deux charges s’annihilent en se heurtant. C’est la désintégration.

— Vous n’avez rien pu faire ?

— Non. Tout s’est déroulé très vite. Le temps que je m’occupe de ce problème, il était déjà trop tard. D’ailleurs, je suis désarmé.

— Vous, un supercerveau ? s’étonne Josiane Kervec.

— Oui. J’ignore l’origine de ces masses à charges négatives. J’aurais pu certainement les capter, mais leur rapidité m’a devancé. D’autre part, il y avait un nombre égal de « négatifs » et de « positifs ». Ce qui témoigne d’une parfaite organisation et d’un plan prémédité.

Brice hoche la tête :

— Si je comprends bien, puisque certains Yos ont échappé à la désintégration, des masses à charges négatives subsistent, rôdent dans la Cité. Vous dites bien qu’il y en avait autant que des Yos ?

— Oui, oui, exactement, confirme la machine.

— Alors, ces masses en surplus… Où naviguent-elles ?

— Je les ai bloquées au Point 18. Des champs de force les immobilisent. Mais les trois quarts des Yos ont péri.

Korski soupire :

— Vous comprendrez bientôt, Riga. Nous vous expliquerons. En attendant, libérez les Yos du Point Sept. Il n’existe plus aucun danger.

— Dans l’immédiat, non, reconnaît le cerveau.

Il annonce aux survivants d’Aquontas la visite des Terriens. Mis en confiance, la lourde porte étanche du Point Sept s’ouvre. Une dizaine de Yos convergent vers le Point Zéro. Ils s’attroupent autour des Solariens.

Ceux-ci ne perdent pas leur sang-froid. Le professeur explique :

— Nous sommes responsables de ce qui arrive, avoue-t-il froidement. Ces masses sont en réalité des Zürgs à l’état embryonnaire, capturés dans l’atmosphère d’Ustrula. Nous avons transformé leur charge positive en charge négative. Le 0-10, équipé pour la circonstance, a servi au transport de ces entités fluidiques que nous avons libérées dans Aquontas lors de notre dernière visite.

Riga, réfractaire aux chocs émotionnels, demande :

— Je croyais que vous cessiez la lutte.

— Erreur. Nous préparions au contraire notre riposte. Votre faiblesse consiste justement en une absence totale de méfiance. Nous triomphons sur les sentiments, si vous voulez.

— Quel but poursuivez-vous ? s’inquiète un Yos.

— L’écartement de Pan’Os du pouvoir. Nous avons réussi. Alk’Ki est prêt à remplacer votre ancien premier magistrat.

— Alk’Ki ?

— Oui. Sur nos conseils, il a quitté précipitamment Aquontas avec un groupe de fidèles, échappant ainsi à la destruction. Ce que nous voulons, ce n’est pas l’anéantissement de votre Cité, mais notre retour sur notre planète.

Korski s’adresse plus spécialement à la dizaine de Yos, survivants du massacre :

— Consentiriez-vous à obéir à Alk’Ki ?

— Oui, s’il est élu à la majorité.

— Il le sera, affirme Brice. Il est entouré d’une douzaine de fidèles. Même si vous votiez tous contre lui, il obtiendrait quand même la majorité.

L’Américain tend un doigt accusateur vers la machine. Il lance une sorte de défi à ce bloc d’intelligence. Son visage trahit une volonté farouche :

— Un conseil, Riga. Ne tentez rien contre nous. Là-haut, sur le continent Quatre, Nadia et Craw ont capturé d’autres Zürgs et ont inversé leurs charges. S’il nous arrivait quelque chose, je ne donnerais pas cher de la peau d’Alk’Ki et de ses compagnons. D’autant qu’ils se trouvent dans une annexe de la centrale, isolés par un champ protecteur.

Un soupçon traverse soudain l’esprit de Josiane Kervec :

— Et Kssu ?

— Il s’est aussi désintégré, apprend Riga. Vous avez devant vous les seuls survivants de la Cité.

Brice tire Korski à l’écart :

— Est-ce qu’on libère les Zürgs amenés à bord du 0-10 ?

— Je n’en vois pas la nécessité. Certes, ces Yos rescapés se désintégreraient, mais l’essentiel consiste en ce qu’ils changent de politique à notre égard. Or, je fais entièrement confiance à Alk’Ki.

— Hum ! Hum ! grommelle l’Américain.

— Comment, Brice, vous vous méfiez de Alk’Ki ?

— Nous verrons à l’usage, dit prudemment le commandant. De toute façon, je crois que les Yos ont pris une sale secousse, leur sécurité reposant entièrement sur Riga. Ça prouve au moins qu’une machine, même ultra-perfectionnée, n’est pas infaillible, qu’elle peut être prise en défaut par moins intelligent qu’elle.

Les Terriens, venus constater l’efficacité de leur riposte, quittent Aquontas et remontent en surface. Un immense espoir les secoue. Ils ont frappé fort, au cœur même de la Cité. Ils ont acquis des résultats surprenants. Ces Zürgs, qu’ils exècrent, parce qu’ils sont à l’origine de leurs misères, deviennent brusquement les auxiliaires de leur victoire.

Korski exigera qu’Alk’Ki, lorsque celui-ci sera maître d’Aquontas, ramène Jell, Drake, Ganet et les autres, sur le continent Un. En effet, la situation doit se décanter, se clarifier, avant de réincorporer ces malheureux dans la communauté terrienne. Encore privés de mémoire et de volonté, ils nécessitent une réadaptation progressive. D’ailleurs, leur présence sur le continent Quatre serait incompatible avec celle des Zürgs biomutés. Les ressemblances créeraient des confusions désastreuses.

Brice, Josiane et Korski rejoignent Alk’Ki dans l’annexe de la centrale. Ils annoncent la mort de Pan’Os, de Reg’So, de Kssu…

— Nous avons réglé votre sort, Alk’Ki, explique le professeur. Vous serez élu à la tête d’Aquontas. Une dizaine d’opposants, partisans de l’ancien premier magistrat, subsistent dans la Cité. Ils s’étaient réfugiés au Point Sept. Or, vous obtiendrez au moins deux voix de majorité, puisque vos propres amis sont plus nombreux.

Le futur maître de la Cité s’exprime par le truchement de son traducteur linguistique. La mort des trois quarts de ses congénères ne le touche pas. Il reste impassible. Ni joie, ni regret. C’est un symbole d’indifférence.

— Je réorganiserai Aquontas.

— Vous nous promettez le retour sur notre planète ? insiste Josiane.

— Quand tous les Zürgs se seront adaptés.

— Comment ? bondit Brice. Vous poursuivriez le plan de Pan’Os ?

Le Yos ne marque aucun étonnement :

— Je n’ai jamais combattu le plan de mon prédécesseur, dans son ensemble. Je l’approuvais. Je n’étais pas d’accord sur ses modalités d’application. Pan’Os voulait brûler les étapes. Moi, je préconisais une lente, une très lente substitution, un remplacement progressif des communautés par les Zürgs, une meilleure éducation de ceux-ci. Je m’opposais, par contre, à cette idée de fusion des trois communautés.

Brice grince des dents. Des lueurs de colère fulgurent dans son regard et il tâte nerveusement le pistolet au napalm qui gonfle sa ceinture. Sans que personne ne puisse intervenir, il pourrait calciner Alk’Ki.

Nadia, très perspicace, devine les pensées noires du commandant. Elle se précipite vers lui, le raisonne :

— Jack… Vous ne croyez pas qu’il y a assez de cadavres comme ça ? Vous oubliez trop facilement que les Yos, ou les Zürgs, sont des créatures vivantes. Peut-être pas de chair, comme nous, mais des êtres organisés.

— La leçon ! grommelle l’Américain. Pour ce qu’elle vaut ! Toutes ces saloperies… électroniques sont acharnées à notre perte. Et vous parlez de sentiments humanitaires ! Laissez-moi rigoler.

Tranquillement, avec un calme exaspérant, les Yos s’intègrent à leurs scaphandres. Enfermés dans ceux-ci, ils ressemblent à de grosses chrysalides. Ils s’apprêtent à regagner Aquontas.

Korski retient le nouveau maître de la Cité sous-marine :

— Une minute, Alk’Ki. Au cours de conversations, soit avec Pan’Os, soit avec Riga, j’ai cru comprendre que, entre les Zürgs et vous, existaient certains… liens. Ce qui explique votre obstination à doter les cohabitants d’Ustrula d’une civilisation décente. Est-ce que je me trompe ?

— Non, répond Alk’Ki. Autrefois, en des temps lointains que vous appelleriez la Préhistoire, les Yos et les Zürgs ne formaient qu’une seule communauté. Nous vivions dans l’atmosphère de la planète sous la forme actuelle, primitive, des Zürgs. Or, un phénomène que nous n’expliquons toujours pas, s’est produit. La moitié de notre communauté effectua une biomutation. Elle se traduisit par des modifications cellulaires, métaboliques. Nos corps perdirent leur transparence, devinrent visibles, tandis que notre cerveau subissait, lui aussi, des transformations importantes. Notre intelligence s’accrut dans des proportions énormes. Nous prîmes conscience du lieu environnant.

Le professeur, fébrile, imagine la vie d’Ustrula, des milliers et des milliers d’années auparavant. Une dissociation complète entre deux clans. Une cassure, une fragmentation irréversible.

— L’autre moitié, soupire Korski, devinant le drame biologique, est restée telle qu’elle était aux premiers âges. Elle n’a pas évolué.

— Exact, opine le nouveau premier magistrat. Nous, partie intelligente et organisée, nous sommes devenus les Yos, tandis que nous donnions le nom de Zürgs à nos frères inférieurs, mais nos frères tout de même, avec qui nous communiquions par la pensée. Nous leur promîmes que, dès que nous aurions atteint un stade technique suffisant, nous nous occuperions de leur sort. Ainsi naquit le plan de Pan’Os. Nous nous sommes jurés de faire des Zürgs une communauté civilisée. Dans l’impossibilité de leur donner une intelligence propre, donc l’accès à leur propre civilisation, nous dûmes jouer la carte d’une intégration extraplanétaire.

Brice croise ses bras sur la poitrine. Depuis le début des confidences du Yos, il se promet de poser une question. Et il la pose, certain qu’il se fait ainsi l’interprète de tous ses compagnons :

— Vous aviez une civilisation toute trouvée pour les Zürgs. La vôtre. Pourquoi avoir cherché dans le cosmos des difficultés que vous auriez pu éviter ?

Alk’Ki n’élude pas la délicate réponse :

— Interrogé sur les conséquences d’une telle éventualité, Riga n’a pas caché son inquiétude. Tôt ou tard, nous risquions d’être supplantés par nos propres frères. La machine nous conseilla de choisir pour eux une civilisation moins développée que la nôtre et que nous pourrions facilement contrôler. C’est ainsi que nous nous tournâmes vers la Terre, Pyra II et Omn VII. Ultérieurement, nous aurions choisi la communauté où les Zürgs auraient été le mieux susceptibles de s’adapter.

Les dix Yos quittent l’annexe de la Centrale, prennent leur essor comme un vol de cigognes ou d’hirondelles migratrices. Ils montent d’abord à la verticale avant de s’éloigner vers l’océan. Leurs silhouettes s’amenuisent, disparaissent.

Brice ricane, tête levée :

— Hé ! Hé ! Riga voyait juste. Kssu l’a prouvé. Certains Zürgs nourrissent des idées de domination.

Il se tourne vers Korski et Nadia :

— Franchement, vous croyez qu’Alk’Ki nous facilitera les choses ?

Le professeur et son assistante répondent par un haussement d’épaules. L’avenir, s’il s’éclaircit, reste quand même préoccupant, incertain. Les Terriens sont même loin, très loin de se douter du dénouement. Les événements marchent vers une issue imprévisible.

***

L’hélico approche du continent Un. Déjà, la langue de terre apparaît au loin, noyée dans une légère brume.

— Gly m’apprend des drôles de nouvelles ! commente Brice.

Il sourit, évoquant la lourde et moche silhouette du Fag, son corps disgracieux :

— Brave Gly ! Un ami, lui. Un vrai. Fidèle comme pas un. J’en mettrais ma main au feu, mais il se ferait tuer pour moi. C’est pas sublime, ça, de la part d’une créature qui ne vous ressemble pas ?

— Si, si, marmonne Mervey. Si j’en crois ton emballement pour cette chauve-souris, tu n’échangerais pas son amitié contre la nôtre.

Brice ne paraît pas fâché de tirer dans les pattes de l’électronicien. Il ne se gêne pas. Mervey a parfois besoin d’une bonne leçon.

— Hé ! Hé ! Ça ne se compare pas. En tout cas, Gly fait ça d’une façon spontanée, totalement désintéressée.

Skill sent que le ton monte entre ses deux compagnons. Il sert de médiateur, car il a horreur des engueulades :

— Quand vous aurez fini, tous les deux, on pourra passer aux choses sérieuses !

Ils arrivent au-dessus du continent Un. Immédiatement, ils aperçoivent Gly et Soh qui tournoient au-dessus de la vallée jadis occupée par les troglodytes. Un sombre pressentiment assaille les Américains.

Les deux Fags se portent à la rencontre de l’hélicoptère. La pensée de Gly s’insinue dans le cerveau de Brice :

— Ils sont là. Plus loin, les Abrix. Et encore plus loin, nos propres congénères.

Très vite, les Terriens repèrent leurs camarades dans la vallée. Ils ont l’impression, même la certitude, que leur hélicoptère ne passe pas inaperçu. En bas, les hommes, les femmes, lèvent la tête vers l’engin, font des signes.

— Quelque chose a changé dans leur comportement, note Skill. En mieux ou en plus mal… Ça, c’est une autre paire de manches !

Les Américains atterrissent au milieu d’une foule passablement excitée, survolée par les deux chauves-souris géantes. Jell, Drake et Ganet sont au premier rang. Thierry paraît le plus furieux :

— Enfin, vous arrivez ! J’ai cru que vous nous laisseriez tomber comme des vieilles chaussettes ! reproche-t-il.

Brice s’extirpe difficilement du cockpit et se fraie un sillage dans l’attroupement. Il joue même des coudes :

— Laissez-moi donc passer ! grommelle-t-il.

Il explique, plus calmement :

— Gly m’a prévenu. Nous nous sommes mis en route aussitôt… Il y a longtemps que vous êtes de retour sur le continent Un ?

— Cette nuit, précise une femme australienne. Par la volonté d’Alk’Ki. Oh ! Il nous a fait la leçon avant notre départ d’Aquontas. Très joli son petit speech, au travers de son traducteur linguistique.

Des cris de protestation montent de cette foule surchauffée. Des poings se tendent. Des menaces fusent à l’adresse des Yos. Visiblement, le mécontentement règne.

Brice, rejoint par Mervey et Skill, lève les bras et réclame le calme. Le silence revient, haché par quelques murmures de mauvaise humeur.

— Je constate qu’Alk’Ki a fait un geste à votre intention. Il a lâché du lest. Nous vous avions quittés dans un drôle d’état. Vous aviez perdu la boule, la mémoire, la notion du temps. Vous étiez privés de votre volonté. Croyez-moi, vous nous aviez occasionné une drôle d’impression. Vous étiez comme un troupeau égaré… Maintenant, nous vous retrouvons dans une forme intellectuelle parfaite.

— Sans doute, reconnaît Jell. Alk’Ki nous a rendu notre mémoire, notre conscience. Mais ce que vous ignorez, c’est qu’il a décidé que nous ferions souche sur le continent Un, cela au lieu de nous renvoyer sur la Terre !

La nouvelle ébranle Brice, Mervey et Skill. Ils ne s’y attendaient guère. Cette ligne de conduite équivaut à une véritable trahison de la part d’Alk’Ki. D’ailleurs, les Yos ont déjà montré qu’ils ne sont pas toujours de parole.

Indigné, le commandant crispe les poings. Une nouvelle épreuve de force risque de s’engager entre les Terriens et les derniers habitants d’Aquontas, solidement enracinés à dix mille mètres au fond de l’océan.

— Qu’espère donc le nouveau maître de la cité sous-marine ?

— Il s’obstine à faire des Zürgs des créatures civilisées, explique Drake. Il ne nous a pas caché ses intentions. Il poursuit le plan de son prédécesseur, mais avec certains allégements, notamment à notre égard. Il nous accorde une revanche sur les Zürgs, sur Kssu en particulier.

— Comment ça ? sourcille Skill.

— Il nous engage donc à faire souche sur le continent Un. Riga subviendra à tous nos besoins. Il amènera de la Terre des habitations, des vivres, des machines, bref, tout ce qu’il faudra pour notre implantation définitive.

— Cette revanche sur les Zürgs…

— J’y arrive, dit Drake. Nous exercerons notre contrôle sur les créatures biomutées. En somme, Alk’Ki désire que nous nous implantions sur le continent Un tout en supervisant les Zürgs qui continueront à développer notre propre civilisation sur le continent Quatre, cette civilisation artificielle qu’il appelle « oméga ».

— Oméga…, répète Brice. C’est bien quelque chose d’artificiel dont il s’agit. Les Zürgs ne possèdent rien à eux. Ils bâtissent sur des idées qui ne leur appartiennent pas… Et pour les Abrix, les Fags ?

— Même destin que le nôtre, précise Ganet. Ils superviseront aussi l’édification de leur propre civilisation.

— Ça ne se passera pas comme ça ! gronde le commandant.

Les cris, les vociférations reprennent. Des mouvements de foule se produisent et les trois Américains se trouvent bousculés. Ils regagnent non sans difficulté leur hélicoptère.

Une préoccupation assaille Brice. Il pense à ces centaines d’hommes, de femmes, livrés à eux-mêmes sur un continent désertique :

— Les rations alimentaires… Elles sont toujours dans les grottes ?

— Oui, apprend Jell. Nous ne sommes pas condamnés à mourir de faim immédiatement. Mais…

Il tient solidement le bras du commandant. Son regard se charge d’inquiétude. Thierry parle au nom de tous ses compagnons :

— Vous retournez à la centrale. Mais nous… Quel sort nous attend ?

— Patientez. Nous reviendrons. Je suis sûr que nous vous apporterons de meilleures nouvelles. De toute façon, quoi qu’il arrive, nous ne vous abandonnerons jamais.

Jell prend soudain une voix émue :

— Josiane, lorsque vous la reverrez… Dites-lui que…

Brice tapote l’épaule du Français. Son visage se déride :

— O.K., boy… Je lui dirai que vous l’attendez avec impatience. Je vous promets. Vous la reverrez bientôt.

Il met la turbine en route. Un hurlement lugubre déchire l’air et le cercle humain s’écarte. Puis les pales du rotor tournent et l’hélicoptère décolle lentement. Des mains se tendent, s’agitent.

Le commandant scrute ces figures graves, inquiètes. Il les comprend. Aussi, lorsqu’il a pris une certaine altitude, il soupire :

— Tout recommence, les gars. Tout. Par la faute de ce stupide Alk’Ki. Je le croyais notre ami.

— Après le coup fourré de Pan’Os, au moment de la capture de Kssu, grommelle Mervey, je n’accordais plus guère confiance aux Yos. Ces œufs électroniques se ressemblent tellement qu’ils finissent par avoir les mêmes idées. Pan’Os, Reg’So, Alk’Ki… Je les mets tous dans le même sac. Un qui va être déçu, c’est Korski. Il plaçait tout son espoir dans le nouveau maître d’Aquontas.

Gly et Soh rejoignent l’hélicoptère à mille mètres d’altitude. Brice entre en communication télépathique avec le Fag, lui explique brièvement ce qui se passe et lui conseille de rester sur le continent Un.

Puis les Terriens s’éloignent, accroissent leur vitesse. Ils ne redoutent pas une action de Riga contre eux, car ils savent maintenant que la machine ne sait pas discerner les bons et les mauvais sentiments chez les Solariens.

— Alors, que va-t-on faire ? demande sombrement Skill. Accepter passivement les nouvelles décisions d’Alk’Ki ?

— C’est Korski qui décidera, dit Brice. Mais je pense que la lutte contre les Yos doit reprendre, jusqu’à l’élimination complète des habitants d’Aquontas.

Mervey hoche la tête. Sous eux, défile l’océan :

— Je croyais que le professeur voulait détruire tous les Zürgs hantant l’atmosphère d’Ustrula. En lâchant d’autres Zürgs à charges négatives, c’est facile.

— Korski s’en fout de ces créatures ! Il s’en fout complètement. Et il a raison. Mieux vaut garder les charges négatives pour les Yos. Tu ne crois pas ?

— Si, approuve l’électronicien. Mais une fois que tous les habitants d’Aquontas seront rayés de la carte, qui est-ce qui nous ramènera sur la Terre ?

Brice lève les bras au ciel :

— Riga, voyons ! Il sera bien obligé de nous obéir puisque nous serons devenus ses nouveaux maîtres.

Un regret taraude Mervey :

— Dommage, ensuite, d’abandonner cette merveilleuse mécanique. Je m’imagine, à la tête de la Cité, avec le supercerveau pour auxiliaire. Nous obtiendrions tout ce que nous voudrions. Des coqs en pâte, quoi !

Skill hausse les épaules :

— Tu resteras si tu veux, et nous t’enverrons des cartes postales. Et puis, de temps en temps, nous viendrons passer des vacances chez toi, sous la mer…

Ces propos détendent l’atmosphère et amènent des sourires sur les lèvres des trois Américains. Ils rêvent, tout haut, comme des enfants. Ils ont raison. Car ce temps-là ne dure pas.