CHAPITRE PREMIER
Mervey appuie sur un bouton. Ce simple geste déclenche deux conséquences différentes. D’abord, un déclic à peine audible. Quelque chose de ténu, d’habituel, de routinier. Puis sur le panoramique, la boule lunaire apparaît, crève l’écran de sa luminosité intense. Une boule gonflée à bloc, à la surface torturée et craquelée de fissures. Une vision routinière, aussi, pour l’équipage de l’astronef BX.14.
N’empêche. Mervey ressent un choc au creux de l’estomac. Un petit coup d’émotion qui l’électrise, s’infiltre dans toutes les fibres de son corps, le transforme momentanément en statue.
— Quelle gueule tu fais ! raille Brice, le commandant. On dirait que tu n’as jamais vu la Lune.
— Je sais, soupire l’électronicien. Chaque fois, c’est pareil. Je ne peux pas m’y soustraire. Pourtant, j’ignore à quel nombre de voyages j’en suis. Je ne les ai pas comptés. Mais ça doit orbiter autour d’une vingtaine. Je devrais m’habituer.
— Le satellite te fascine, sourit Skill. Mon pauvre vieux ! Tu n’aurais jamais dû t’engager dans la compagnie de ravitaillement.
— Tu es trop sentimental ! ajoute Jack Brice. Si ça continue, tu chialeras l’un de ces jours, comme un gamin.
Mervey hausse les épaules. Il se secoue, s’extirpe de sa torpeur. Il détourne son regard de l’écran et s’intéresse aux instruments de bord. Des tableaux, partout, couplés électroniquement. Un cerveau dirige l’astronef. Le technicien, malgré cette complexité apparente, nage avec aisance dans ces circuits. Il décèle les pannes, les répare. Un type calé, malgré son caractère émotif.
Les trois hommes forment une équipe homogène, soudée. Doublement soudée. Tous trois, chacun dans leur spécialité, apportent leurs solides connaissances. Puis une amitié indissoluble les lie. Ça compte. Ça compte terriblement dans un travail d’équipe.
Skill, penché sur un micro, prend contact avec la base lunaire. Sa main gauche farfouille des touches. Un peu comme un accordéoniste tripote son piano à bretelles. Avec dextérité.
— Allô, Ozem 21 ? Ici fusée ravitailleuse BX.14. Amorçons rotation circumlunaire.
Une voix nasille, lointaine :
— Ici Ozem 21. Tour de contrôle. Vous avons repérés au radar. Chute de météorites en cours. Attendez en orbite, réacteurs coupés.
— O.K., grogne le radionavigateur. Rappelez-moi quand la pluie sera terminée.
Il coupe la communication, se relève en soupirant :
— Nous débarquons en plein bombardement. Pas de chance.
— Bah ! dit Brice. Patientons. Nous n’usons pas un gramme de carburant. J’ai éteint les tuyères.
Ils imaginent la base. Quelques constructions étanches, creusées dans le sol qui ressemble à un morceau de gruyère. Une poignée de savants, de scientifiques. Des cinglés, estime Brice. Car il faut être vraiment dingue pour vivre là-bas en permanence, comme des taupes, avec pour seul contact avec la Terre des communications-radio bourrées de friture.
Les Russes l’ont compris. Leur base n’a duré que quelques mois, juste pour prouver qu’ils étaient capables d’égaler les Américains. Seulement, eux ont agi intelligemment. Ils n’ont pas insisté et ont rapatrié leur personnel. Rentabilité zéro. Plutôt une ruine pour un budget d’État. L’entretien d’une base lunaire exige des sommes énormes d’argent pour une contrepartie médiocre. Question de prestige, voilà tout.
La BX.14 apporte du carburant pour les installations de chauffage, de ventilation, de purification. Des containers pleins. Le transport coûte chaque fois une petite fortune au kilomètre. Ça paraît même idiot d’engager des frais pareils.
Enfin ! La question relève du gouvernement. Pas des intéressés. Le progrès, c’est joli, mais ça se paye.
L’équipage de la BX.14, cet équipage rôdé et conscient de ses responsabilités, ignore évidemment que ce voyage ne sera pas un voyage comme les autres. Loin de là. Ils ignorent, les pauvres, qu’ils abordent le seuil d’une aventure fantastique. Que, dans quelques minutes, dans quelques secondes même…
Skill passe la main sur son front. Une migraine atroce le tenaille.
— Vous n’avez pas mal à la tête, vous ?
Il interroge ses compagnons, s’attend à une réponse négative. Stupeur. Mervey et Brice ressentent les mêmes symptômes. Un carcan broie leur crâne. Ça devient intolérable.
— Va chercher l’aspirine, suggère le commandant.
Skill acquiesce. Il espère que le remède classique les soulagera tous. Peut-être devrait-il consulter le toubib de la base et lui demander ce qu’il en pense. Bah ! La chute des météorites terminée, ils se poseront sur la Lune. Une attente de quelques minutes.
Le radionavigateur revient avec les cachets qu’ils avalent sans eau. Le produit suractivé ne semble pas radical. La migraine persiste.
— La drogue ne vaut rien ! clame Mervey.
Il grimace, parce que la douleur s’irradie dans sa tête, jusque dans ses membres. Ça devient inquiétant. Une torpeur insidieuse le terrasse. Il s’assoit sur un siège, les jambes coupées, les yeux affreusement pesants.
Affolé, Brice consulte la pression barométrique, la teneur en oxygène et en vapeur d’eau. Chiffres normaux. Température de vingt degrés centigrades. Rien ne cloche dans le dispositif de climatisation.
À leur tour, Skill et Brice s’affalent sur un siège. Leur poids dans le crâne s’accentue. Ils se sentent lourds, mais lourds ! Comme des sacs de plomb. Le moindre geste exige d’eux un effort surhumain.
Ils s’abandonnent. Leurs paupières se ferment. Ils sombrent dans un sommeil insolite, bizarre.
***
Le premier, Brice se réveille. Il constate deux choses, à moitié rassurantes. Ses compagnons dorment à côté de lui et son propre mal de tête a disparu. Comme par enchantement. Or, Brice se méfie comme la peste des enchantements. C’est un type réaliste. Les mirages, il n’aime pas ça. Pas ça du tout. Il préfère la vérité en face. Le danger ne l’effraie pas.
Il se lève, en titubant, contrôle les appareils. O.K. Tout fonctionne. Il se rappelle sa migraine. Alors il consulte le chrono. Il en déduit qu’il a dormi dix minutes. Pas davantage. En somme, un simple assoupissement. Mais lourd de conséquences comme il va bientôt s’en rendre compte.
Il secoue ses camarades :
— Hé ! Les gars… Fini le roupillon !
Mervey et Skill ouvrent les yeux, grognent.
Ils émergent d’une brume. Cerveau et idées embrouillés. Drôle de coup de pompe ! Ils n’avaient jamais éprouvé ça au cours des voyages précédents. Un mal de l’espace.
Mervey se remue, les jambes encore molles :
— Qu’est-ce qu’on a eu ?
— Un coup de pompe, je vous dis ! ricane Skill.
— Dix minutes, pas plus, précise Brice.
Le radionavigateur s’étire. Il se dirige vers le microphone, regarde le haut-parleur muet. Il s’étonne :
— Ozem 21 devrait nous appeler. Qu’est-ce qu’ils fichent ?
— Les météorites pleuvent toujours, sûrement, explique Mervey. C’est ton avis, Brice ?
— Oui, acquiesce le commandant. Cette fichue poussière, si on la rencontrait, percerait notre coque. Pas de blague, hein ? Je préfère attendre en orbite, à une distance convenable. Je dirige un astronef. Pas une passoire.
Ils rient, tous les trois. Ils ne savent pas encore la vérité. Sinon, ils n’auraient plus envie de rire, de plaisanter. Ils seraient figés, pétrifiés, plongés dans l’irréel. Cœurs fous, tempes battantes. Souffle coupé. Au bord de la défaillance nerveuse.
— Je vais quand même les appeler, décide Skill, soucieux du silence de la base.
Il manipule ses boutons avec maestria. Un champion. Un peu le roi des ondes.
— Ozem 21 ? Allô, la tour ? Ici BX.14.
Il insiste, mais personne ne répond. Il n’accroche pas le moindre son. Sa déception dégénère vite en inquiétude.
— Nous voilà chouettes, coupés de la base. Un drôle de sport nous attend pour atterrir.
Brice ne s’affole pas si vite.
— Il existe certainement une explication à cette panne. Je l’attends. Tu es spécialiste en radio, non ?
Skill vérifie certains organes. Un sifflement strident jaillit du haut-parleur, écorche les oreilles.
— Les batteries sont chargées à bloc. La panne ne vient pas de l’énergie. Je crois plutôt que c’est Ozem 21 qui débloque à plein tube.
— Ozem 21 ? répète Mervey, cou tendu.
— Ça t’impressionne ? Moi pas. Toute mécanique n’est pas infaillible. La preuve.
Brice fait claquer ses doigts. Le dépit burine son visage sec, osseux :
— Je croyais à un voyage sans ennuis techniques, soupire-t-il.
Musclé, malgré sa maigreur. Un regard perçant. Il prend ses responsabilités et décide quand même l’atterrissage. Il calcule les coordonnées, mais quelque chose cloche très rapidement. Les machines refusent de fonctionner.
— Tout est détraqué, grommelle-t-il. Même les calculatrices. Nous voilà dans de beaux draps. Insiste, Skill. Il faut avoir Ozem 21. Sinon, il faudra se poser à l’aveuglette, avec les risques que cela comporte. Or, la BX.14 est bourrée de carburant. Des tonnes et des tonnes.
Mervey se glisse vers le panoramique. Il maîtrise son émotion idiote, chaque fois qu’il aperçoit la Lune à quatre ou cinq mille kilomètres. Spectacle prodigieux, symbole de la conquête de l’espace par l’homme.
Le déclic du bouton. L’écran s’inonde de lumière et Mervey pousse un cri. Un hurlement de surprise.
— Regardez donc ! hoquette-t-il, l’index pointé vers le panoramique.
Ses compagnons tournent la tête. Eux aussi s’exclament. Puis ils se pincent mutuellement. Ils se trémoussent, se débattent dans l’imprévu, le prodigieux. C’est…, c’est tout simplement incompréhensible !
La Lune… La Lune qu’ils voyaient généralement habillée de jaune, au sol crevé de cirques, de montagnes noirâtres, de failles impressionnantes. Tout ça recouvert d’une poussière impalpable, cendreuse. Oui, maintenant, ils l’aperçoivent sous un angle totalement différent.
Un aspect verdâtre. Des continents, des mers. De l’eau, beaucoup d’eau. Une végétation dense. Des arbres, des forêts. La Lune, ça ? Plutôt la sœur de la Terre, du moins quelque chose qui lui ressemble.
Brice se martèle le front :
— Je suis dingue, ou quoi ?
— Nous sommes tous comme toi, Brice, souligne Skill.
— La Lune, clame Mervey. Elle a fichu le camp ! Ou bien elle s’est transformée. Ces continents ne sont mêmes pas ceux de la Terre.
Le commandant respire bruyamment. Il apaise son excitation et n’y parvient pas tout à fait. Ses mains tremblent. Il possède sûrement des muscles d’acier, des nerfs à toute épreuve. Mais ce qu’il découvre brusquement le plonge dans un bain de désarroi. Il ne nage pas. Il coule à pic, malgré ses efforts désespérés. Les événements le dépassent.
Il se raidit. Tout son visage se crispe.
— Raisonnons froidement, avec notre cervelle humaine. Rien n’est inexplicable. Nous avons passé l’âge de croire au père Noël ou aux contes de fées. Ne serions-nous pas sous l’effet d’une illusion d’optique collective ? Ça arrive. C’est déjà arrivé. Un mirage, en somme. Ça expliquerait aussi notre migraine brusque, notre assoupissement.
Rageur, Skill tripote ses appareils.
— Ozem 21… Ozem 21 ! Bon Dieu, répondez !
Il essuie son front mouillé d’une sueur froide. L’inquiétude le gagne, ronge ses tripes, mord dans son cerveau. Il gémit :
— Ils nous plaquent tous ! Tous, sans exception. Même la Terre ne répond pas.
— Eux aussi ? soupire Mervey, blême.
— Oui. Nous voilà livrés à nous-mêmes. Alors, Brice, tu crois toujours à ton hallucination collective ?
— C’est que… heu !…, hésite le commandant, passablement ennuyé.
— Nous perdons les pédales, pas vrai ? Nous voyons une autre planète au lieu de la Lune. Et la radio est détraquée. C’est pas une illusion, ça.
— Qu’est-ce qu’on risque de se poser, décide Mervey.
Le commandant sursaute. Il n’aurait jamais envisagé une telle action. Cela le suffoque un peu. Sa voix s’étouffe :
— Tu es fou, Mervey ? Honnêtement, tu voudrais te poser sur quelque chose qui n’existe pas ?
— C’est toi qui soutiens qu’il s’agit d’un mirage. Cette planète est peut-être palpable. Si nous réussissons à nous poser, alors nous aurons acquis une certitude. Et nous ne serions pas aussi dingues que nous le supposons.
Brice se tourne vers le radionavigateur et sollicite son avis :
— Et toi, Skill, tu es d’accord ?
— D’accord pour sortir de cette impasse, oui. Perdons de l’altitude. Si l’altimètre marche, alors ça signifiera que ce mirage n’en est pas un, que cette planète existe, que nous avons été projetés loin du système solaire.
— Hein ? sursaute le commandant. Tu débloques, mon pauvre vieux !
— Vas-y, Brice, vas-y. Qu’est-ce que tu attends. Tu as la trouille ?
Mis au pied du mur, le commandant hésite encore une seconde, puis il se décide. Il remet les réacteurs en marche, modifie l’orbite de la fusée. Les yeux rivés sur l’altimètre, il halète :
— L’aiguille bouge ! Les échos-radar heurtent une surface solide.
Les trois hommes d’équipage se regardent avec anxiété. L’aventure prend une tournure nouvelle. Une simple migraine dégénère en odyssée fantastique. Mais ils sont bien obligés d’accepter l’incroyable réalité.
Ils descendent lentement vers ce monde inconnu, surgi brutalement dans leur dimension. Là, où normalement, ils auraient dû rencontrer le satellite de la Terre.
***
Les projecteurs fouillent, refouillent le fond de l’océan. Ils chassent l’ombre, l’obscurité, la rejettent au loin comme quelque chose d’inutile. Ils creusent des sillons jaunes dans le sable dans cette sorte de limon végétal qui recouvre le sol.
Invisible, mais présente, la vie grouille, s’anime, fascinante. La lumière violente incommode cette faune différente de celle de la surface, qui fuit, s’éloigne, puis revient, attirée par ce pôle brillant, comme un papillon est attiré par une lampe.
Des poissons aux couleurs, aux formes inhabituelles. Des variétés de mollusques, de cœlentérés, d’infusoires. Des végétaux étranges déploient leurs branches fragiles. Des micro-organismes en suspension dans l’eau noire, des animalcules. Petits, très petits, visibles au travers de verres grossissants.
Pour Thierry Jell et Josiane Kervec, tous deux membres de la Société océanographique française, une plongée habituelle. Ils en ont effectué d’autres, beaucoup d’autres, dans cette même fosse du Planet, au large de Mindanao, où se trouvent les plus grands fonds marins. Moins dix-mille mètres, et plus.
— Josie…, dit Jell avec familiarité. Achève ton prélèvement. Puis nous remonterons.
— Déjà ?
— Oui, déjà. Voilà plus de trois heures que nous avons atteint le fond. Profondeur : dix mille quatre cents mètres. Je sais. C’est passionnant. Terriblement passionnant. Mais là-haut, ils s’inquiéteraient.
La jeune fille, à l’aide de bras mécaniques articulés, fouille le sol limoneux. Avec précaution, d’infinies précautions. Tout geste brusque prend des proportions énormes, ruine de longues minutes d’attente, de patience. Le dépôt subocéanique, constitué de débris végétaux, animaux et minéraux, se soulève avec une incroyable facilité, noie la visibilité, demeure un temps infini en suspension et se dépose très, très lentement. Dans ce cas, les projecteurs, malgré leur puissance, ne traversent plus ce brouillard opaque, dense, impénétrable.
Le bras mécanique rentre doucement dans son alvéole. Josiane soupire :
— C’est vrai. Là-haut, à bord du Filigras, ils se feraient des cheveux blancs.
— Parée, Josie ?
— Oui, tu peux y aller.
Thierry Jell sourit. Il vide les ballasts et la remontée commence, progressive, par paliers successifs. Neuf mille mètres. Huit mille. Un système de décompression automatique assure la sécurité des océanautes. Le bathyscaphe 0-10 est équipé des derniers perfectionnements et un moteur auxiliaire atomique lui procure même une certaine autonomie de navigation en surface. Sans le secours du Filigras, qui l’escorte, il pourrait regagner la côte.
— Sept mille, annonce Thierry.
Son métier le passionne. À trente ans, il prouve que la mer l’attire. Il cherche, cherche, avec hargne, obstination. Il sait que les océans constituent des réservoirs inépuisables de richesses. En protéines, en plancton, en algues. De quoi nourrir toute l’humanité pendant des siècles. Et puis aussi des réservoirs de richesses naturelles. Animaux, végétaux. Quelque chose de fascinant, qu’une vie humaine ne suffit pas à découvrir. Les mers sont trop vastes pour la poignée d’hommes qui s’y intéresse.
— Six mille cinq cents.
Josiane Kervec, un peu plus jeune que Thierry. Une rare femme océanaute. Une passion aussi. Celle de la mer, mais de la mer vue d’en dessous. Pas celle des plages, des baignades, du soleil, des teints bronzés. La passion des eaux noires, ténébreuses, d’une vie aquatique qui préludait peut-être à celle de l’humanité. Recherches immenses, sur une échelle gigantesque. Des secrets, des siècles de secrets enfouis à des profondeurs jusqu’à ces derniers temps hors de portée des hommes.
— Six mille.
Soudain, Thierry pousse un gémissement. Il pâlit. Son sang se retire de ses veines. Il titube, s’assied, respiration haletante. Josie pense aussitôt au système de décompression, défaillant. Un contrôle la rassure. Non. Tout fonctionne de ce côté.
— Ça ne va pas, Thierry ?
— Une migraine… Une migraine brusque, qui me broie les tempes.
Elle se tient la tête elle aussi, éprouve les mêmes symptômes, inexplicables.
— Bizarre, dit-elle, soupçonneuse. Je n’avais jamais eu de céphalée. Du moins pas quelque chose d’aussi intense.
Elle tombe sur la couchette de la cabine exiguë, s’allonge, place une main en abat-jour devant ses yeux :
— La lumière me gêne. Tu veux éteindre, Thierry ?
Il obéit. La cabine plonge dans l’obscurité totale, hormis une veilleuse bleue au plafond. Un impressionnant silence écrase le bathyscaphe.
— Peu efficace, ton truc, souligne le jeune homme. J’ai toujours aussi mal au crâne. Et toi ?
— Moi aussi. Attends, ça passera. Dommage que nous ne puissions prendre contact avec le Filigras.
— Pas encore, ça viendra. Déjà, ils doivent nous repérer grâce au sonar. Mais les ondes-radio… Tu sais bien qu’elles ne traversent pas l’eau !
Il imite Josiane, s’étend sur la seconde couchette. Sa céphalée s’accentue au point qu’il gémit encore, douloureusement. Ses paupières s’alourdissent. Il devine son état.
— Un sommeil irrésistible m’abrutit, m’assomme…
Il balbutie des paroles inintelligibles puis se tait. Il dort. Il dort profondément. Sa collègue n’échappe pas au phénomène. Ils gisent tous les deux dans l’inconscience totale.
En surface, l’équipage du Filigras ignore le drame qui se passe six mille mètres sous ses pieds. Il attend en vain la remontée du bathyscaphe 0-10. Un quart d’heure, vingt minutes, une heure…
Le retard augmente. Jamais Thierry Jell et Josiane Kervec n’ont dépassé le temps convenu à la plongée. Deux heures, trois heures. À bord du bateau d’escorte, l’inquiétude s’accroît. Déjà, les pessimistes assurent que le bathyscaphe ne remontera jamais plus.
***
À tâtons, Josie cherche le commutateur. Elle le trouve. Brusquement, la cabine s’inonde de clarté. Alors, la jeune fille halète, pâle. Son cœur cogne dans sa poitrine. Amorphe, abattu, Thierry sommeille encore. Il respire, c’est l’essentiel. Il respire régulièrement. Un moment, elle avait eu peur que…
La lumière éveille Jell. Il cligne des yeux, aperçoit sa camarade penchée sur lui. Il se dresse d’un bond.
— Josie… Que s’est-il passé ?
Elle hausse les épaules.
— Nous avons dormi une dizaine de minutes.
— Ce…, ce malaise. À quoi l’attribuer ? La fatigue ?
L’absence d’une réponse valable augmente l’incertitude. Pris d’un soupçon, Jell contemple les appareils. Le bathyscaphe navigue toujours à six mille mètres de profondeur. Or, pendant leur sommeil, ils auraient dû remonter et presque atteindre la surface. C’est inexplicable.
— Durant dix minutes, tout s’est arrêté, Josie. Tout, tu comprends ? Notre conscience, notre lucidité. Même le 0-10 a stoppé sa marche ascendante. Comme si…
— Comme si ? insiste Josiane Kervec devant l’hésitation de son compagnon.
Il mûrit une idée tellement grotesque qu’il la garde pour lui. Josie se moquerait. Aussi, il grogne quelque chose d’inintelligible, éclaire les projecteurs latéraux. Les faisceaux lumineux mordent les eaux noires, déchirent les ténèbres glauques.
Les deux océanautes collent leurs yeux aux hublots. Ils poussent le même cri strident, le même cri de stupeur. Ils connaissent bien, très bien, la faune sous-marine de ces profondeurs. Or, ils n’ont jamais observé de tels spécimens.
Végétaux ? Animaux ? Un amalgame des deux ? Sûrement. Des créatures affolantes, déroutantes par leurs formes, leurs couleurs, leurs dimensions. Des genres de protozoaires géants, aux pseudopodes violets.
La remontée vers la surface se poursuit mais, tels des hippocampes, les amibes monstrueuses suivent le bathyscaphe, hypnotisées sans doute par les projecteurs.
Mille… cinq cents mètres. Deux cents. Brutalement, les eaux s’entrouvrent. Le 0-10 émerge, dégoulinant d’eau. Les océanautes scrutent la mer déserte, désespérément vide.
Jell agrippe le radio-téléphone. Sa voix se casse :
— Le Filigras ? Allô ! vous m’entendez ?
Un détail attire l’attention de Josiane Kervec, en poste derrière un hublot. Elle s’exclame :
— Une terre, au large !
— Mindanao ? grogne Thierry, cessant ses appels inutiles.
Il est loin, très loin de la vérité. Il ne comprend pas encore qu’il a changé de planète, qu’une force inconnue l’a arraché à la Terre. Pourtant…