CHAPITRE V

Combien sont-ils, attroupés, agglomérés, agglutinés autour de Riga ? Six, sept, peut-être huit. En tout cas, il paraît difficile de les compter à cause de leur rayonnement.

Un rayonnement électrique. Des étincelles courtes, une multitude d’étincelles crépitent autour d’eux sans arrêt, nimbent ces créatures d’une sorte de couronne de feu. Aussi, dans ce grésillement incessant, dans cet orage en réduction, les corps solides s’amalgament, se soudent, se confondent.

Sept, huit masses, identiques, de même taille, de même volume, comme si chez ces êtres les différences physiologiques n’existaient pas, comme si tout était rigoureusement uniforme, arithmétique, contrôlé, agencé de telle façon qu’aucune catégorie ne soit favorisée.

Des masses ovoïdes, bleutées, de la grosseur d’un gosse de six ans. À peu près. Elles émettent une certaine énergie, des électrons-volts, qui se traduit par des étincelles. Donc, des corps hautement réceptifs, ionisés, parcourus constamment par un courant électrique.

À n’en pas douter, il s’agit des Yos, ces fameux Yos constructeurs de Riga. La machine, matérialisée, montre un écran en couleur sur lequel s’animent divers personnages.

La scène représente l’intérieur d’un laboratoire de vivisection. Des créatures à type végétal se penchent sur Brice et ses compagnons, endormis, inconscients.

— Eh bien ! dit un des Yos dans sa langue, une sorte de murmure mélodieux comme le chant d’une guitare. Nous intervenons à temps. Les Abrix s’apprêtent à disséquer leurs prisonniers. Or, ce n’est pas ce que nous espérions.

— Non, Pan’Os. Mais nous connaissons le caractère des Abrix. Ils étudient tout ce qui leur tombe sous la main, se livrent toujours à un examen approfondi. C’est leur instinct qui les guide. Nous ne pouvons les blâmer.

Celui appelé Pan’Os se déplace en sautillant vers l’écran. Il désigne la chauve-souris étendue aux côtés des hommes.

— Le Fag est tombé dans le piège tendu par les Abrix, parce que les Solariens l’avaient déjà capturé. Avec une certaine maîtrise, j’en conviens. Ces bipèdes sont extrêmement courageux.

— Les Abrix domestiquent les ondes ? demande un autre Yos.

— Oui, répond Riga de sa voix monocorde. Cela explique pourquoi ils ont attiré vers le sol, avec autant de facilité, l’appareil piloté par les Solariens.

— Bon. Intervenons, décide Pan’Os qui paraît occuper un poste important dans la hiérarchie des masses ovoïdes.

Aussitôt, la machine émet une lumière rougeâtre. Elle illumine toute la caverne. Dans son cerveau électronique, des centaines d’opérations se déroulent à la même seconde. Elle calcule, coordonne, vérifie, exécute.

Par d’invisibles conduits, des radiations fulgurent, traversent des continents, s’abattent sur une région désolée, s’enfoncent à plusieurs mètres sous terre. Elles transportent des ordres précis que les cerveaux touchés exécuteront fidèlement.

Sur l’écran, la scène change subitement. Les créatures végétales relèvent leurs pistils, frappées de stupeur. Puis lentement, elles s’éloignent des couchettes, quittent le labo, disparaissent, guidées par Riga.

Le Fag et les Terriens reprennent connaissance. Ils se dressent sur leur séant, s’extirpent de leurs creusets. Leurs corps dégoulinent du liquide suspect qui les imbibait depuis des heures. Ils se demandent sûrement ce qui leur arrive, mais les ondes biopsychiques lancées par la machine dictent leur conduite.

Des faisceaux porteurs les véhiculent jusqu’à la sortie, au travers d’interminables couloirs. Bientôt, aspirés, refoulés, ils gravissent la longue et étroite cheminée verticale, franchissent le sas, prennent pied sur les bords de l’excavation.

En vitesse, Brice et ses compagnons regagnent l’hélicoptère. Le Fag volette jusqu’au filet qui a servi à sa capture et il s’agrippe dans les mailles, cette fois volontairement.

L’engin à pales décolle, fonce vers le continent des chauves-souris. Il dépose le Fag sur une plage sableuse. Riga sait que le grand oiseau rejoindra seul ses congénères, sur les plates-formes aériennes.

Puis les Américains font demi-tour, toujours psychoguidés. À plus de quatre mille mètres d’altitude, ils survolent le continent des Abrix, retrouvent enfin leur contrée. La centrale KW.22, les buildings…

Rien, chez Pan’Os, ne trahit une satisfaction. Les Yos ne possèdent pas de visage, n’extériorisent pas leurs sentiments. Ils restent froids, impassibles, pas plus satisfaits que mécontents.

— Très bien, Riga, approuve Pan’Os. Maintenant que tout est rentré dans l’ordre, tu vas nous montrer séparément les trois civilisations que tu as recréées sur Ustrula.

— Par laquelle je commence ? demande la machine.

— Par celle que tu voudras.

— Les Solariens. Ce sont mes préférés.

— Tiens, pourquoi ? Tu as des préférences ?

— Oui. Parce que Korski et Nadia Gordneff sont sympathiques. D’eux, émane une certaine douceur, que je ne retrouve pas chez les Abrix ou chez les Fags.

— Ne te laisse pas influencer, Riga. Nous t’avons construit justement pour que tu sois impartial.

— Soyez tranquille, Pan’Os. Je m’acquitterai de ma tâche.

Maintenant tout auréolée de mauve, la machine projette de nouvelles images sur l’écran. Elle commente :

— Civilisation solarienne. Indice d’intelligence M. 18. Type parfaitement adapté à la vie en surface.

Les Yos examinent à loisir les Humains agglutinés dans les buildings. Quand la scène se déplace vers la centrale nucléaire, Pan’Os intervient :

— C’est représentatif de leur civilisation ?

— Oui, explique Riga. Ils ont découvert le secret de l’atome et l’utilisent à des fins pacifiques.

Il rectifie :

— Enfin, après en avoir tiré des engins de destruction.

L’image passe au bathyscaphe 0-10, amarré au rivage :

— Et ça ? demande un Yos.

— Un appareil de plongée sous-marine avec lequel ils observent le fond des océans.

Sur l’écran, la scène change encore, saute sur l’astronef BX.14, dressé de toute sa puissante silhouette vers le ciel. La supermachine précise :

— Voilà la toute dernière invention spectaculaire des Solariens. Cet engin les emmènera vers les planètes de leur système. Plus tard, vers les étoiles.

Les créatures ovoïdes se concertent.

— Pas mal, estime l’une d’elles. Ces habitants de Sol III témoignent d’une intense activité scientifique dans les domaines les plus divers. Nous leur prédisons un brillant avenir.

— Ce que vous voyez, remarque Riga, ne constitue qu’un bref échantillon de leurs connaissances. J’aurais pu amener sur Ustrula une foule d’autres réalisations. Enfin, parmi toutes, j’ai trié, j’ai choisi.

— Bon, bon, acquiesce Pan’Os. Nous t’avions demandé un échantillonnage. Tu as parfaitement compris ce que nous recherchions. L’essentiel est de savoir comment vivent les Solariens… Tu veux nous montrer les Abrix ?

L’écran devient un moment noir, puis se rallume. Les images se succèdent, se ressemblent. Des couloirs nus, grisâtres, des sortes de longs tuyaux où évoluent les créatures végétales, portées par des faisceaux d’ondes. Des blockhaus, enfouis dans la terre, aux murs luminescents.

— Qu’as-tu trouvé sur Pyra II ?

La machine répond sans hésitation. Elle a fouillé le cosmos à la recherche de toutes les civilisations existantes. Bien peu l’ont intéressée, car, en fait, les êtres intelligents ne foisonnent pas.

— Une race semi-végétale, qui vit enfouie dans le sol, parce qu’elle ne supporte pas la lumière trop violente de son soleil, parce qu’elle fuit le bruit. Parce qu’elle a trouvé plus ingénieux de construire ses habitations dans les entrailles de sa planète. Là, tout comme pour les Fags, il m’a été plus facile de choisir les réalisations les plus représentatives de ces créatures. Leur souci unique est la domestication des ondes. Ils ont axé tous leurs efforts dans ce but. Ils s’intéressent aussi à la nature extérieure, au monde où ils vivent. Mais ils ne cherchent pas plus loin que leur planète.

— Et les Fags ?

D’autres vues défilent sur l’écran. Les plates-formes aériennes. Riga explique :

— Ils forment la communauté la plus simple, ne possèdent aucune ambition scientifique. La nature les a dotés de moyens volants et ils nichent dans des gîtes ultra-légers gonflés avec un gaz moins lourd que l’air atmosphérique. Ils m’ont donné le moins de mal pour déterminer ce qui chez eux était le plus représentatif de leur civilisation.

Pan’Os remercie le supercerveau, rassemble ses compagnons, et résume ses impressions :

— Nous amassons le maximum d’informations sur les civilisations du cosmos. Mieux. Nous avons sous nos yeux un échantillonnage parfait de ces intelligences. Car les Abrix, les Fags et les Solariens possèdent un élément commun. Un élément déterminant, qui a axé notre choix sur ces trois races pourtant de physiologie différente. Toutes trois vivent dans des atmosphères semblables, composées d’oxygène, d’azote, de vapeur d’eau. Sol III, Pyra II et Omn VII sont environnées d’une atmosphère analogue à celle d’Ustrula.

Pan’Os marque un point. Mais quelques Yos lancent des objections. L’un d’eux, par exemple, ne paraît pas enthousiaste. Il nourrit un certain scepticisme et les projets de ses supérieurs ne rallient pas son suffrage. Du moins apparemment.

— Nous avons décidé la mise en œuvre d’une tâche colossale, utopique. Riga ne résoudra pas tous les problèmes. Il existe des barrières, des obstacles psychologiques. Prenez les trois civilisations séparément. Elles raisonnent différemment, elles ne parlent pas la même langue.

Pan’Os semble sûr de lui. Il balaie les difficultés :

— Elles parleront bientôt le même langage. Elles se comprendront. Nous nous y emploierons.

— En admettant. Les dissensions subsisteront entre les Solariens, les Abrix et les Fags. Vous ne les empêcherez pas d’être méfiants les uns vis-à-vis des autres. Vous ne leur supprimerez pas d’un coup leur caractère propre, leur personnalité.

— Je sais. Notre tâche sera longue, rude, impitoyable. Nous tentons actuellement un essai sur des groupes réduits d’individus.

Le premier dirigeant des Yos se tourne vers la machine :

— Riga… Peux-tu poursuivre ton œuvre jusqu’au bout, jusqu’à sa conclusion heureuse ?

— Techniquement, oui.

— Comment ça, techniquement ?

— Je ne connais pas assez le tréfonds de ces créatures disparates, pétries d’instincts naturels. Même en fouillant leurs cerveaux, certains aspects de leur caractère m’échappent, me déroutent. Techniquement, ma mission est possible. Elle dépend de certains aléas psychologiques, de la réaction des intéressés.

— Bon, affirme Pan’Os nullement déçu. Réalise ton programme, tel que nous te l’avons tracé. Si des difficultés imprévues surgissent, fais-nous-en part immédiatement.

Les masses ovoïdes, une à une, quittent la caverne, escortées de leur halo électrisé. Riga reste seul. Alors son formidable cerveau entre en action. Il approfondit certaines informations, en étudie d’autres. Bref, une prodigieuse activité interne l’anime.

Il a déjà trouvé une solution. Conçu pour tout résoudre, il ne comprend pas certaines réticences, certaines inquiétudes, qui tourmentent une minorité de Yos. Non, il ne comprend pas. Pour une supermachine, c’est une épreuve extrêmement dure à surmonter.

***

Depuis deux minutes, Brice se demande ce qu’il fait, seul, à bord de la BX.14. Il s’interroge vainement. Ses méninges, sollicitées, ne trouvent aucune réponse.

Un premier événement l’assaille. Il sursaute. Un halo lumineux se dessine soudain devant lui. Il recule vivement, la bouche sèche, l’échine mouillée de sueur. Il sent dans son dos le dur contact du tableau de bord.

Ses yeux écarquillés observent le phénomène. Il n’y comprend goutte. Pourtant, l’explication se matérialise devant lui. Le halo s’agrandit, prend de l’expansion. La lumière se fige, se solidifie. Les corpuscules se soudent, s’amalgament, et de cette lueur légèrement verdâtre, à forte odeur d’ozone, émerge une masse compacte.

Une masse avec des contours de plus en plus précis. Un corps. Oui, un corps organique, celui d’une chauve-souris géante. Celle-là même que Brice avait capturée dans le filet.

L’Américain revient à peine de sa surprise qu’une seconde manifestation analogue se précise. Il s’attend à voir se matérialiser une deuxième chauve-souris. Non. Il se trompe. Il se trompe grossièrement. La forme solide qui surgit du néant ne s’apparente pas aux grands oiseaux. Pas du tout.

Le commandant reconnaît l’une des créatures végétales. Le pistil dressé, elle darde sa tête sphérique dans toutes les directions et Brice préfère cent fois les chauves-souris à ces cavernicoles stupéfiants. Question d’appréciation. Mais les Abrix laissent aux humains un trop mauvais souvenir.

Tous trois représentent des races, des civilisations différentes. Rien, apparemment, ne les unit. Si ce n’est la volonté de vivre, ou de survivre, par tous les moyens. Cet instinct de conservation qui anime tous les organismes vivants.

Brice comprend que le hasard n’est pas responsable de cette curieuse réunion, disparate, insolite. La main, la volonté de Riga dominent. C’est lui l’instigateur. Mais quel but poursuit-il ? Qu’attend-il de cette confrontation entre trois êtres qui parlent des dialectes différents ?

Quelque chose agresse le cerveau de l’Américain. Quelque chose d’imperceptible, d’insistant, qui s’infiltre dans sa pensée, s’y incruste puissamment jusqu’à ce que son attention soit attirée.

Une phrase revient dans son esprit comme un leitmotiv, rabâchée sans cesse, obsédante :

— Je m’appelle Gly.

Alors, un trait de lumière fulgure dans le crâne de Brice. Il devine. Il devine soudain qu’une des deux créatures figées devant lui, parle. Plus exactement, elle s’exprime par télépathie.

Le commandant s’impose un effort mental. Il amorce le dialogue. Sans que ses lèvres remuent, il pense plusieurs fois de suite à la même idée, s’obstine :

— Brice. Jack Brice. Je viens de la planète Terre.

— Moi de Omn VII, dit Gly.

Une troisième pensée s’interpose. Elle noie momentanément les deux autres.

— Je me nomme Mâ. Pyra II était mon monde d’origine.

Un horizon nouveau s’ouvre pour ces trois créatures qui brusquement se comprennent, échangent des impressions. Un horizon neuf. Pas forcément celui que chacune des trois parties imaginait.

— Alors, résume Brice, nous vivons tous la même extraordinaire aventure. Tous, nous avons été arrachés à notre monde. Ceci, par Riga, le supercerveau construit par les Yos. Vous avez rencontré les Yos ?

Mâ et Gly répondent par la négative. Ils expliquent qu’un de leurs représentants a comparu devant Riga car celui-ci s’informe de leurs besoins. Tout se passe comme si la machine voulait développer les trois civilisations sur la même planète.

Les Yos, pourtant, se sont bien gardés d’amalgamer les trois humanités. Chacune vit, ou plutôt survit, sur un continent différent, au-dedans de frontières précises. C’est une première constatation.

Émoustillé par sa puissance mentale de communication à distance, le commandant de la BX.14 profite au maximum de cette possibilité. Une possibilité qui peut, d’une seconde à l’autre, s’interrompre selon le bon plaisir de Riga.

— Juste avant votre bond, votre saut dans l’espace et le temps… N’aviez-vous pas éprouvé un certain malaise ? Une sorte d’assoupissement ?

— Si, approuvent ensemble le Fag et l’Abrix. Quand nous nous sommes éveillés, nous nous trouvions sur un monde inconnu, mais, détail insolite, dans un décor qui rappelait le nôtre, où rien n’était changé.

— C’est que, explique Brice, fort des déductions de Korski, notre décor aussi, ce qui nous environnait, a été également transplanté sur le monde des Yos par ondes électroniques.

— Par ondes ? sursaute Mâ. Nous pensions avoir domestiqué toutes les ondes. Toutes.

— Les Yos possèdent une civilisation qui dépasse les trois nôtres réunies, reconnaît l’Américain. Nous aussi, nous pensions avoir atteint un summum dans certaines réalisations scientifiques, nous pensions qu’il n’était pas possible d’aller plus loin. La preuve. La vitesse de la lumière ne constitue pas la vitesse absolue.

Sur ce terrain, seul Mâ peut suivre le Terrien. Gly, dépassé par ces propos, enregistre mais ne comprend pas. Pour lui, l’intérêt de la conversation décroît.

— La vitesse absolue est celle de la pensée, remarque l’Abrix. Le cerveau émet des ondes. Or, si nous pouvons actuellement capter la pensée d’autrui, et imposer la nôtre, c’est que notre potentiel énergétique a doublé, quadruplé ou centuplé. Je ne sais pas.

Brice résume à l’intention du Fag :

— Riga nous a donné le pouvoir de communiquer télépathiquement. Cette générosité de sa part dissimule sûrement quelque chose. Les Yos ne nous ont pas arrachés à nos mondes respectifs uniquement pour cette rencontre mémorable, j’en conviens, mais qui aurait mis en œuvre d’énormes moyens pour un résultat minime.

— Alors, qu’espèrent ceux qui ont réalisé cette prouesse ? demande Gly.

— Nous ne le savons pas, soupire l’Américain. Notre représentant auprès de Riga a vraiment tenté d’interroger la machine à ce sujet. En pure perte.

Mâ s’intéresse soudain au décor qui l’entoure. Dressé sur ses racines, il agite violemment son pistil, observe les divers accessoires qui peuplent la cabine de la BX.14. Une foule d’objets inconnus pour un Abrix. Des tas de nouveautés.

— C’est vous, habitants de la Terre, qui avez construit cet engin ?

— Nos savants, commente Brice avec fierté. Nous voguions vers notre satellite, la Lune, lorsque notre voyage a été interrompu par Riga.

— Alors, cet engin peut aller d’une planète à une autre ? s’extasie Gly.

— Oui. Mais nous ne pourrions pas, par exemple, rejoindre notre monde situé à dix années de lumière. Parce qu’il faudrait d’abord échapper à l’attraction du soleil qui éclaire la planète des Yos. Ensuite, le voyage durerait des générations et des générations. C’est impensable.

La déception frappe Mâ et Gly. Ils pensaient déjà que les Terriens pourraient les ramener chez eux. Or, les Abrix et les Fags ignorent tout, ou presque, des lois de la gravitation universelle. Les distances astronomiques ne signifient rien pour eux. Ils n’établissent aucune comparaison avec leurs propres mesures. Aussi, Brice n’insiste pas.

Mais une idée le taraude.

— Si vous voulez, propose-t-il, je vous emmène autour de la planète des Yos. Pour la première fois de votre existence, vous volerez dans l’espace. C’est toujours un moment d’intense émotion.

Mâ et Gly acceptent. Ils acceptent sans trop réfléchir, par défi, ou par amusement. Avec l’arrière-pensée que les Terriens pourraient les sortir de l’ornière où ils s’embourbent, s’enlisent. Ils jugent Brice comme plus intelligent qu’eux-mêmes. Mais s’ils croient au miracle d’une technique plus avancée que la leur, leur déception n’en sera que plus amère, plus cuisante.

Quand la BX.14, rugissante, s’élève sur sa colonne de flammes, le Fag et l’Abrix éprouvent une sorte de vertige. Sur le panoramique, ils observent les images à leur façon. Ils voient la planète se rapetisser et la panique les envahit. Ils s’agitent.

L’Américain les calme comme il peut. Ce qu’il désire, c’est impressionner ces créatures, prendre sur eux le meilleur ascendant possible. Mais, tout dépend de Riga. Il le sait et il s’en inquiète. Pour le moment, la machine ne réagit pas.

Au fond de leurs orifices, les multiples yeux de Mâ scrutent la rotondité du monde sur lequel cohabitent maintenant trois humanités différentes.

— Vous pouvez quelque chose contre les Yos ?

Brice hausse les épaules.

— La situation nouvelle nous a surpris et nous n’avons pas encore réfléchi à nos moyens de défense. Mais si nous parvenons à nous unir…

— Vous songez à une union entre nos communautés ? s’étonne Gly.

— Non, pas une union de chair, d’esprit. Mais une unité d’action. Parlez-en entre vous. Malgré nos différences organiques, un seul désir nous anime. Celui de retrouver le monde où nous vivions. Axons nos efforts en vertu de ce pôle commun.

— Comment ? Comment pouvons-nous lutter ? demande Mâ.

Le commandant de la BX.14 s’engage dans une voie difficile. Il le sait. Mais il sait aussi que pour lutter contre Riga, il lui faudra le concours de tous.

— Pénétrez-vous de cette idée. Il faut que la machine nous réintègre sur la Terre, sur Pyra II, sur Omn VII. Ne comptons pas sur nos moyens. Ils sont disproportionnés avec la réalité.

Il plante les jalons d’une future collaboration entre les trois civilisations. Mais quelque chose surnage au-dessus de ce projet, comme une menace. Quelque chose de primordial.

— Si Riga nous ôte la possibilité de nous comprendre ? suggère Mâ. Y songez-vous ?

— Oui, j’y songe, dit sombrement Brice. J’y songe terriblement. Si nous ne pouvions plus nous exprimer par la pensée, notre association deviendrait utopique. J’en informerai Korski. Il luttera d’influence contre la machine. Il la persuadera de nous laisser, à tous les trois, cette faculté de télépathie, si précieuse.

La BX.14 revenue au sol, après trois révolutions autour d’Ustrula, l’Américain devine qu’il a conquis l’estime de Mâ et de Gly. Il s’en félicite. Mais il n’a déjà plus le temps de converser avec ses compagnons. Ceux-ci se dématérialisent, s’évanouissent dans le néant, en dégageant une odeur d’ozone.

Brice reste seul dans l’astronef. Il se frotte les yeux et il se demande au fond s’il n’a pas rêvé, s’il a réellement capté la pensée d’un Fag ou d’un Abrix. Pourtant, dans son cerveau enfiévré, subsistent des bribes de scènes hallucinantes.