CHAPITRE III

— Nadia…, Nadia…, balbutie Korski. Vous êtes là ?

— Oui, professeur. Je ne m’explique pas notre soudaine présence ici.

— Moi, non plus. Sans doute avons-nous été dévibrés, projetés comme des faisceaux. Avez-vous remarqué notre migraine, notre assoupissement ? Comme la fois précédente, en Ukraine.

Les lèvres de la jeune assistante s’entrouvrent, tremblantes. Naturellement, Korski ne les voit pas car une obscurité totale, épaisse, environne les deux humains.

— Dans quelle aventure sommes-nous entraînés ? dit-elle d’une voix inquiète.

— Ne craignez rien, Nadia. Je ne vous abandonne pas.

Il tâtonne, cherche, avance d’un pas hésitant. La voix de la jeune fille le guide. Au bout de quelques secondes, ses mains palpent le corps de l’assistante. Il pétrit un bras potelé, éprouve un sentiment de libération. Quelque chose qui ressemble à un soulagement, à un élan affectueux. Un père qui retrouverait son enfant…

Il presse les paumes de la camarade Gordneff, trente ans plus jeune que lui. Il devine ses grands yeux troublés par l’angoisse. Un moment, il avait cru être séparé à jamais de son assistante.

Cette nuit, ces ténèbres, ce silence, forment une ambiance alarmante, créent un suspense haletant. Les ventres, les gorges se nouent. Les peaux frissonnent, les cœurs battent à un rythme endiablé. Les poitrines s’oppressent. Un étrange malaise foudroie les organismes.

Ils sont seuls, immensément seuls, dans cette obscurité malsaine, au relent d’humidité, à l’atmosphère étouffante, comme celle d’un tombeau. Ils ne savent pas s’ils reverront le jour, leurs compagnons. Ils restent à la merci de l’imprévu, sans qu’ils puissent s’y soustraire.

Ils se tiennent les mains comme des gosses effrayés, surpris par la nuit au milieu des bois. Ils ouvrent leurs oreilles, ne perçoivent pas le moindre son. Le sol, sous leurs pieds, paraît solide, rocheux. Ils s’attendent à un événement exceptionnel.

Brusquement, une lumière s’allume, là, à quatre ou cinq mètres. D’abord pâlotte, ténue, elle s’amplifie très rapidement, devient aveuglante, meurtrit les paupières. Elle s’irradie puissamment d’un pôle invisible. La lueur, mauve, éclaire alors une grotte profonde, aux vastes dimensions. Nue, entièrement nue, sans le moindre indice de civilisation.

Nadia et Korski, blottis l’un près de l’autre, se figent avec anxiété. Des hypothèses de toutes sortes les assaillent, saugrenues. Ils s’imaginent déjà, disséqués, décortiqués. Ils rêvent tout haut, les sens tendus à l’extrême, au bord de la défaillance.

— Nadia…, chuchote le professeur. Ne remarques-tu rien ? Au centre du halo de lumière…

— Si. Une masse métallique. Une créature, vous croyez ?

— Non, sûrement pas. Ou bien, il s’agirait d’un être supralumineux. Ce qui me paraît improbable. Brice a parlé de chauves-souris. Pour l’instant, rien de comparable.

Leur étonnement s’accroît soudain dans des proportions énormes. Ils ne s’attendaient guère au phénomène. Or, une voix émerge du pôle de lumière. Une voix un peu monocorde, mais qui traduit le russe sans accent.

— Je vous ai amenés ici dans le but de m’informer de vos besoins. Parlez sans crainte.

Korski lâche les mains de son assistante. La lumière mauve inonde maintenant toute la grotte.

— Qui êtes-vous ?

— Une machine, construite par des êtres intelligents.

— Une machine ? Où sont vos créateurs ?

— Je ne réponds qu’à certaines questions. Je suis capable de bien des actions. Je suis, si vous voulez, un gigantesque cerveau, plusieurs machines en une seule. Je m’informe de vos besoins. Je vous écoute.

La demande prend les deux Soviétiques de court. Korski hésite un moment, réfléchit. Leurs besoins sont immenses et ne seront sans doute jamais satisfaits.

— Des vivres. Oui, des vivres, pour tous ces hommes, ces femmes, que vous avez arrachés à leur planète. Et puis aussi de l’uranium 235.

— Pour votre centrale ?

— Oui, précisément. Sans électricité…

— Je sais, coupe la machine. Je connais votre civilisation. Je l’ai étudiée. L’électricité représente pour vous l’énergie numéro un. J’enregistre ce que vous réclamez. Rien de plus ?

— Vrai ! fait Nadia, sceptique. Vous nous obtiendrez des vivres, de l’uranium ? Comment vous les procurerez-vous ?

— Sur votre planète.

Les deux Russes se regardent avec inquiétude. Si ça continue, toute la Terre émigrera dans la constellation du Cygne. Lentement, rationnellement. Déjà, tout autour de la centrale nucléaire, des buildings ont « poussé » comme des champignons. Plusieurs buildings de vingt étages. En somme, des immeubles de moyenne importance. Leurs locataires se demandent encore s’ils ne rêvent pas. Ils ne comprennent pas ce qui leur arrive. C’est l’affolement, la panique. Korski a tenté de leur expliquer la chose. Ils l’ont cru, ou ils ne l’ont pas cru. Les avis se partagent. Cette situation crée une mauvaise ambiance.

Une route, macadamisée, mène de la centrale aux immeubles voisins, situés à moins d’un kilomètre. Quelques automobiles circulent, font la navette. Les buildings viennent de Canberra, en Australie.

Ce joli monde fait un drôle de remue-ménage. Les gosses chialent. Les femmes tournent en rond, et les hommes s’interrogent. Devant leur impuissance, ils sont anéantis. Tous leurs espoirs reposent sur Korski, parce que c’est un savant. Comme s’il était un dieu en personne !

Il ne voudrait pas décevoir tous ces pauvres gens. Au fond, ce qu’il voudrait, c’est que ces Australiens retrouvent un semblant d’unité, d’organisation, d’existence. Cela exige une structure administrative et Brice s’y emploie déjà, avec Mervey et Skill.

Ils ont établi un premier recensement. Près de mille personnes. Certes, c’est peu, mais la question du ravitaillement prime tout. Elle paraît essentielle, tellement essentielle que c’est elle, en premier, qui est venue à l’esprit de Korski quand la machine a demandé quels étaient les besoins des hommes.

— Je m’appelle Riga, confesse la machine. Je suis chargée d’étudier à fond toutes les civilisations de l’univers. Mon programme, comme vous le devinez, est immense, mais j’ai déjà résolu pas mal de problèmes.

— Riga…, dit Korski, sévère. Je ne vous en veux pas personnellement, car, en somme, vous exécutez un travail que l’on vous a commandé. Vous obéissez. Mais pourquoi nous avoir arrachés à la Terre ?

La lueur mauve de la machine s’atténue :

— Je ne peux pas répondre. Un jour, peut-être, les Yos vous expliqueront pourquoi ils attachent tant d’importance à certaines civilisations.

— Les Yos ? répète Nadia. Vos créateurs ?

— Oui, mes créateurs. J’en ai assez dit. D’autres problèmes réclament ma compétence. Jour et nuit, je travaille. Vous aurez ce que vous désirez. Le plus tôt possible.

Une foule de questions se presse sur les lèvres des Soviétiques. Ils savent qu’ils ont été choisis par Riga pour représenter les hommes et ce choix les honore. Des ambassadeurs, en somme. Mais la soif de savoir tourmente Korski et son assistante. Une soif intarissable. La fascinante machine construite par les Yos connaît probablement tous les problèmes universels. C’est une immense encyclopédie, un réservoir gigantesque de connaissances.

La machine à tout faire, d’une obéissance absolue, d’une fidélité exemplaire. Quelque chose comme des milliers, des centaines de milliers de cerveaux agglomérés. Une masse de génie.

— Riga…, demande encore Nadia.

Mais elle sombre lentement dans un sommeil irrésistible tandis qu’un violent mal de tête l’envahit. Elle comprend que son corps se dévibre, que ses atomes, ses molécules se transforment en énergie pure, se dématérialisent sous l’effet de la machine.

Elle resurgit du néant, à proximité de la Centrale. Quelques secondes plus tard, Korski émerge à son tour du vide, et quand il peut enfin parler, sa voix tremble d’appréhension :

— C’est fou, Nadia…, fou, ce qui nous arrive.

Là-bas, les techniciens les ont aperçus. Ils accourent, s’informent, fébriles. Le professeur raconte ce qui s’est passé, mais, en fait, il ne sait pas grand-chose. Des informations fragmentaires, à peine croyables.

Brice, Mervey et Skill descendent d’une voiture de fabrication britannique. Ils annoncent une importante nouvelle :

— Nous avons exploré les environs. D’un pic, nous dominons la mer. Or, un bathyscaphe est ancré dans une rade. Sur la côte, un homme et une femme qui hésitent à s’aventurer à l’intérieur des terres, dit Brice.

— Oui, nous avons vu tout ça à la jumelle, confirme Skill. Il faut absolument que nous aidions ces malheureux. Ils avaient l’air désorientés.

— Bon, bon, acquiesce Korski. Occupez-vous-en. Moi, je file aux immeubles pour rassurer les Australiens. Riga nous a promis des vivres et de l’U.235.

— Riga ? sursaute Mervey.

Nouvelle explication de Nadia et du professeur. Brice se passe la main sur le front. Puis il se cogne le crâne à l’aide de son poing fermé. Les coups résonnent.

— Brice… Vous êtes fou ! remarque Nadia. Vous vous maltraitez.

— Ah ! Je voudrais être dingue. Tout ce que vous racontez, au sujet de cette machine, ressemble au récit d’un évadé d’un hôpital psychiatrique.

Korski se contracte, son front se plisse. Il se cabre.

— Vous n’y croyez pas ?

— Si, assure le commandant de la BX.14. Si, bien sûr. Depuis notre arrivée ici, sur cette satanée planète, plus rien ne nous étonne. Quelqu’un nous apprendrait que la Terre entière orbite maintenant dans la constellation du Cygne, que je ne m’étonnerais pas davantage.

— N’exagérez pas, Brice ! soupire Nadia.

L’Américain hausse les épaules.

— Voyez, tout est chambardé. Nous discutons amicalement avec des savants soviétiques, alors que vous savez très bien que nos systèmes politiques…

Devant le regard fulgurant de Korski, il se ravise, s’interrompt, tousse un bon coup. Pas la peine d’envenimer les choses. Certains arguments doivent être classés, laissés au vestiaire, mis en veilleuse.

— Bon, bon… Après tout, nous sommes tous des hommes, malgré notre différence de régime. Alors, ne nous mangeons pas le nez. Ces Yos, un jour, il faudra les dénicher… Vous avez parlé des chauves-souris à la machine ?

— Notre passage dans la caverne, explique le professeur, n’a duré que quelques minutes. Nous n’avons pas pu poser toutes les questions que nous espérions.

— Ouais ! grogne Brice. Rien ne prouve que l’antre de Riga se situe sur cette planète.

— Rien, évidemment, dit Korski. Mais je suppose que oui.

Les trois Américains remontent dans l’automobile. Le commandant passe sa tête par la vitre ouverte.

— O.K. Nous filons au bord de l’océan. Souhaitons que la machine exécute ses promesses, qu’une manne tombe du ciel sous l’aspect de nourriture. Si ça arrive, alors je croirai dur comme fer à l’existence de Riga.

Tandis que la voiture s’éloigne vers l’embryon de ville installé dans le coin par les soins des Yos, Nadia se tourne vers le professeur.

— Au fond, Brice est un réaliste. Il ne croit pas aux tours de magie. Son caractère montre un homme décisif, hardi, qui se dépensera sans compter pour sortir de là.

— En somme, ma chère, vous mettez de la pommade sur le dos de cet Américain. Je pensais que vous détestiez tout ce qui venait d’un régime capitaliste.

Nadia rougit.

— Vous savez, les régimes passent, les hommes demeurent. Hors de la Terre, nos conceptions du monde sont dépassées. Vous ne trouvez pas ?

— Tout à fait de votre avis, opine Korski.

Ils se dirigent à leur tour vers les immeubles qui dessinent leurs masses géométriques sur l’horizon sans nuages. À mesure qu’ils avancent, que les habitations grossissent, ils éprouvent une sorte d’apaisement. Ne marchent-ils pas vers quelque chose de terrestre, quelque chose qui leur rappelle leur planète ?

***

Riga, l’extraordinaire machine conçue par les Yos, tient parole. Les hommes, pendant leur sommeil, sont l’objet d’une étude attentive. Ils ne s’en rendent pas compte. Leur décor, leur décor habituel, celui auquel maintenant ils se familiarisent, se modifie.

La centrale KW.22 s’agrandit. Des annexes surgissent du sol. Des bâtiments plus petits, abritant différents services indispensables au bon fonctionnement de l’ensemble, placent Korski et son équipe dans une meilleure situation. Des stocks d’U.235 sont entreposés dans des silos plombés.

Un vaste dépôt de rations alimentaires destinées à l’armée U.S. s’aligne maintenant à côté des immeubles. Des vivres, en perspective, pour plusieurs mois. Les hommes s’en réjouissent et ils en oublient presque leur sort. Ils jouent les colons, implantés de force sur une autre planète.

Ils s’organisent, se structurent. Les bonnes volontés ne manquent pas. Partout, Korski et Nadia s’attirent la sympathie, endossent une lourde part de responsabilité. Leur position, leur culture scientifique, les hissent au sommet de l’échelle. Personne ne conteste leur compétence dans certains domaines. Chacun les écoute avec attention. À eux deux, ils forment l’âme, le cœur de la colonie. Ils donnent les impulsions nécessaires, les directives. Ils supervisent les initiatives.

Les Américains s’accommodent de ce genre d’existence. Néanmoins, ils bénéficient d’un régime assoupli, qui ne heurte pas leur susceptibilité. Ils ont accepté d’être le bras droit de Korski. Ils s’occupent surtout de la sécurité. Thierry Jell et Josiane Kervec adhèrent aussi à cette équipe administrative. Ils sont surtout chargés d’étudier les possibles ressources alimentaires de l’océan, car les rations de l’armée s’épuiseront et les Yos ne les renouvelleront peut-être pas. Alors, il convient de prévoir un avenir à long terme, à très long terme. Un avenir qui s’étendra sur plusieurs générations.

À l’heure où le savant soviétique et son assistante réorganisent la petite colonie terrienne, à l’heure où les Australiens apaisent lentement leurs inquiétudes, un hélicoptère survole l’océan.

C’est un engin rapide, l’un des plus modernes de la flotte américaine. D’une extrême maniabilité, il peut transporter facilement cinq ou six personnes. Il s’agit donc d’un appareil léger, destiné à des missions d’observation ou de sauvetage actionné par un réacteur.

— Vous pensez que Korski a raison ? demande Skill.

Aux commandes, Brice sourcille.

— Raison pourquoi ?

— Quand il affirme que les Yos utilisent une méthode de laser accéléré, ou peut-être même une force mue par la pensée, pour véhiculer la matière inerte ou vivante.

Mervey hausse les épaules.

— Korski est un enlumineur. Il s’enflamme rapidement au contact de toute prouesse scientifique. Il extrapole.

— Il doit avoir raison, affirme Brice. Oui, oui, je le crois sincèrement. Au cours d’une entrevue avec la machine, il a obtenu notre hélicoptère dans un délai surprenant. Moins de quarante-huit heures. Or, la lumière met dix ans pour parcourir la distance qui nous sépare de la Terre ! Je vous le rappelle.

L’argument de poids fléchit le scepticisme de l’électronicien, et même de Skill.

— Bon, bon, reconnaît Mervey. Je ne discute plus. Je vois que tu acceptes d’emblée toutes les explications de Korski. Un jour, très proche, tu feras collusion avec lui. Comme il est plus intelligent que toi, il t’absorbera. Déjà, il prend un certain ascendant sur toi, sur nous.

Le commandant tressaille. Il n’aime guère ces jalousies, ces petites ambitions personnelles qui trahissent seulement un peu de vanité, d’amour-propre. Il a décidé une bonne fois pour toutes que, devant des circonstances exceptionnelles, les barrières de régimes s’effondraient. Qu’il y avait des hommes, des hommes seuls, luttant côte à côte pour une cause commune.

— Sans Korski, remarque Brice, nous n’aurions pas d’électricité, et peut-être pas cet hélicoptère. Il a su admirablement se débrouiller auprès de Riga.

— Vas-y, grommelle Mervey. Tresse-lui des lauriers. S’il n’y avait pas eu Korski, c’est toi que la machine aurait choisi pour représenter la colonie.

— C’est fini ces discussions un peu terre à terre ? fulmine Skill. Pour ma part, je préfère encore un bon Russe à un mauvais Américain.

Mervey, se sentant lâché par ses camarades, s’enrobe dans un mutisme farouche ; il n’en démord pas de ses idées, de sa conception du monde. Même hors de la Terre, il estime que la coexistence pacifique n’est pas pour aujourd’hui, qu’un capitaliste et un socialiste ne s’entendront jamais sur certains problèmes.

L’hélicoptère, à plus de cinq cents kilomètres à l’heure, poussé par sa turbine, approche du continent où habitent les chauves-souris. L’équipage de la BX.14 se charge d’une mission extrêmement délicate mais que Brice a exposée comme indispensable. Aussi, Korski a donné le feu vert, ce qui signifie qu’il tient compte des suggestions des Américains.

Brice pilote admirablement. C’est pourquoi il a déclaré qu’un appareil de ce type sera très utile. Riga, la supermachine, a donné satisfaction aux hommes en « dévibrant » un hélico sur une base U.S., et en véhiculant ses vibrations jusqu’ici. Un tour de force qui dénote une civilisation au summum de la science.

— Les voilà ! Les voilà ! crie soudain Skill.

À travers le cockpit, il désigne les habitations aériennes des chauves-souris. Toujours à la même place. Une force inconnue les maintient en permanence à une altitude invariable.

Brice tournoie autour des plates-formes. Il distingue mieux les grands oiseaux, ailes repliées, dans les alvéoles de leurs refuges. Il semble que les créatures volantes observent les hommes avec inquiétude. Elles ne manifestent aucune agressivité, se pelotonnent au contraire davantage sous leurs dômes translucides, espérant une protection efficace en leurs parois.

Recroquevillés, tassés dans les alvéoles qui leur servent de nids, ces êtres étranges affichent une passivité désespérante. Mervey, sorti de son mutisme, remarque :

— Vous les croyez capables d’avoir construit Riga, le supercerveau ? Non, mais regardez-les… Des poules mouillées ! Ils n’osent même pas sortir de leur coquille en verre. Si nous voulons en capturer un, il faudra nous poser sur l’une des plates-formes.

— Pas question, refuse Brice. Nous ignorons quels moyens de défense ces créatures disposent. Ne nous fions pas à des apparences trompeuses… Skill, lâche le filet !

Le radionavigateur ouvre des yeux ronds.

— Tu veux embarquer la plate-forme entière ?

— Idiot ! glousse le commandant. Elle pèse sûrement des tonnes. Tu n’aperçois rien, sur ta droite ?

Skill sonde le vide dans la direction indiquée :

— Si. Une chauve-souris évolue assez loin de nous et notre présence l’empêche d’approcher de son habitation.

— Bien. Appliquons le plan prévu. Prêts, les gars ?

— Parés, acquiescent Mervey et Skill.

Brice accélère. Sous l’hélicoptère, le grand filet à mailles assez larges se déploie presque à l’horizontale. Le commandant effectue une première manœuvre. La chauve-souris devine sûrement les intentions des hommes, car elle s’éloigne d’un vol lourd, pesant.

L’engin terrestre la rattrape, passe au-dessus d’elle en hurlant. Brice coupe brusquement les gaz et le filet retombe à la verticale. Dans son mouvement, il fauche la créature au passage. Les ailes membraneuses s’empêtrent dans les larges mailles.

— Ça y est ! hurle Mervey.

— Bon, dit le pilote. Grouillez-vous, maintenant. Vous avez les cordes ?

— Oui, assure Skill. On y va.

Comme des singes, Mervey et Skill descendent par la trappe. Leurs mains agrippent le haut du filet. Comme ils ont répété l’opération plusieurs fois, ils sont rôdés. D’ailleurs, cette gymnastique dans les airs, à six cents mètres d’altitude, ne les effraie pas. Utilisant les mailles comme les barreaux d’une échelle, ils se rapprochent de leur proie captive de la vaste toile d’araignée.

La chauve-souris se débat en vain. Inutilement. Elle pousse des cris plaintifs ressemblant à des lamentations humaines. Son regard expressif contemple les deux Terriens qui se glissent vers elle, et la terreur emplit ses deux yeux globuleux.

Le premier, l’électronicien happe l’extrémité d’une aile de l’énorme oiseau. Sous sa paume, il palpe une peau rugueuse, garnie de poils ras. Il éprouve un certain dégoût. La chaleur de ce corps velu se communique au sien. Dominant sa répulsion, il tire une corde de sa poche, ligature l’aile aux mailles du filet. De l’autre côté, Skill effectue la même manœuvre. En plusieurs endroits, la chauve-souris se trouve ainsi immobilisée par des liens. Certaine de son impuissance, elle ne se débat plus, fixe son regard quasi humain sur les Terriens. Son abdomen annelé se soulève très rapidement, indice d’une respiration haletante.

— Mervey ! Mervey ! hurle Skill. Tu entends ?

— Oui, comme toi. Tu crois que…

— J’en suis sûr, elle parle !

Des sons, des sons informes, inintelligibles, des sortes de borborygmes, filtrent à travers une bouche édentée. Peut-être un langage, mais en tout cas incompréhensible, intraduisible.

Les deux compagnons de Brice remontent vivement auprès de lui. Ils transpirent à grosses gouttes et une terrible émotion colle leur langue dans leur bouche.

— Splendide, les gars, félicite le commandant, surveillant les plates-formes aériennes. Du travail d’artiste.

Mervey s’affale sur un siège, vidé de son énergie.

— Je n’en ferais pas tous les jours des missions comme ça. Si c’est vraiment un Yos, Riga ne tardera pas à manifester son mécontentement.

Brice hausse les épaules. La satisfaction se lit sur son visage. Il s’éloigne lentement de la zone habitée par les chauves-souris et il constate que pas un des grands oiseaux ne le poursuit. Pourtant, tous les habitants des plates-formes ont assisté à l’enlèvement de leur congénère.

Il jette un coup d’œil par la trappe restée ouverte. Il aperçoit la créature, ailes en croix sur le filet, résignée. Non, il n’aurait pas cru à autant de facilité.

— Korski va en faire une tête quand nous allons lui ramener ça ! jubile-t-il.

Le pauvre Brice, tout à son exaltation, oublie seulement une chose. C’est qu’il n’arrivera pas jusqu’à son point de retour. Quelqu’un le guette sur son passage. Quelqu’un qui n’est pas forcément Riga, le supercerveau des Yos.