CHAPITRE IX

Caché derrière le mur de l’annexe 3, autour de la Centrale KW.22, Brice observe le terre-plein cimenté qui sert de piste d’envol aux hélicoptères.

Trois engins, en parfait état de marche, s’alignent entre les bâtiments. Tous de même type, de même modèle. Cet accroissement d’effectifs, les Terriens le doivent à Riga. Or, ni Nadia, ni Korski, n’ont été informés, prévenus. Un matin, deux autres hélicos avaient rejoint le premier.

Ce besoin ne s’en faisait pas sentir. C’est pourquoi Brice a trouvé la chose bizarre. Il a effectué sa petite enquête et il a découvert au moins un homme, sinon plusieurs, extrêmement satisfait : John Ganet.

Enfin, quand il dit Ganet, il se comprend. Il s’agit d’un Zürg. À la colonie, personne ne l’ignore. Ce qui inquiète les Terriens, les vrais, c’est que leur nombre se restreint. Ils étaient un millier. Ils ne subsistent plus que la moitié. Ce chiffre diminuera encore. Ils le savent.

Aussi, ils se serrent les coudes. Ils ne peuvent pas empêcher Riga d’accomplir sa tâche. Un jour, ils s’y attendent, ils se réveilleront quelque part dans Aquontas. Peut-être alors regagneront-ils leur planète, l’Australie, la Russie, ou l’Amérique.

Ils espèrent. Ils espèrent tous fermement. Tous ceux des buildings. Les autres, ceux de la centrale, se montrent beaucoup moins optimistes. Brice leur a fait comprendre que leur total remplacement par les Zürgs exigerait une bonne génération. En conséquence, comme ils seraient les derniers sur la liste, parce qu’il fallait des cadres pour former les Zürgs, ils n’avaient pas besoin de s’attendre à partir de sitôt. Ils avaient le temps de préparer leurs bagages. Ils seraient même trop vieux pour un tel voyage !

Brice est sûr que les protégés des Yos ont partie liée avec Riga. Mais il se demande pourquoi ces nouveaux hélicoptères. D’autant que Ganet et Jell, enfin les faux, ont appris à piloter. Ils ne se débrouillent pas trop mal. Juste assez pour ne pas se casser la gueule à l’atterrissage ou au décollage.

Mervey et Skill rejoignent leur compagnon.

— Alors ? demande l’électronicien. Ils sont partis ?

— Pas encore. Mais ils mijotent ça. C’est ta faute, Skill.

— Hein ? proteste le radionavigateur.

— Oui. C’est toi qui leur as appris à piloter.

— Moi, moi… Bien sûr ! Mais les ordres venaient de Korski. Tu m’as toujours dit qu’il fallait obéir au professeur. Est-ce que je pouvais faire autrement ? Est-ce que je me doutais…

Brice hausse les épaules :

— Tu te doutais de quoi ?

— Parbleu… Que… que Ganet et Jell. Pas les vrais, bien sûr. Je ne croyais pas qu’ils utiliseraient les hélicos aussi fréquemment. Ils ne se gênent pas. Tu leur as demandé pourquoi ?

— Oui, grogne le commandant. Ils prétextent des vols d’entraînement et de perfection. Or, ils restent absents longtemps. Parfois plusieurs jours. Vous comprenez, ça paraît louche. D’accord avec Korski, j’ai décidé de tirer ça au clair.

Mervey hasarde un œil fouineur vers le terre-plein. Il aperçoit les pseudo-Ganet et Jell en train de monter dans l’hélico n° 2. La turbine rugit, les pales brassent l’air. Puis l’engin décolle, survole la centrale et ses annexes. Il disparaît vers l’océan.

Brice se précipite vers l’un des deux autres appareils. Il s’installe aux commandes :

— Grouillez-vous. Je ne voudrais pas qu’ils nous faussent compagnie.

Mervey et Skill grimpent dans le cockpit. L’essence ne manque pas, car Riga fait pousser les réservoirs comme des champignons. Évidemment, sur la Terre, ils doivent s’interroger sur la disparition subite de leurs cuves. Le problème soulève sûrement des polémiques, délie les langues. Les experts s’arrachent les cheveux, calculent, supputent, imaginent, et finalement, devant la complexité du phénomène, ils renoncent. Une belle panique, en perspective !

Dire que s’il pouvait communiquer avec eux, Brice leur expliquerait la vérité. Il ressent son isolement. Dix années de lumière. Seul, Riga pourrait…

Enfin ! Pour le moment, le commandant s’oriente lui aussi vers l’océan qu’il ne tarde pas du reste à survoler. Sous leurs pieds, à dix mille mètres, Aquontas…

Mervey sourcille, devine la pensée de son chef d’équipage :

— Hé ! Tu n’imagines quand même pas que, avec l’hélico, ils vont rejoindre Pan’Os sous les eaux !

— Non, non. Ils se rendent plus loin. Beaucoup plus loin. Ils doivent traverser l’océan.

Skill tend la main vers un point de l’horizon. Une minuscule tâche sombre sur le bleu du ciel.

— Les voilà !

Brice réduit sa vitesse. Il ne tient pas spécialement à ce que Ganet et Jell sachent qu’ils sont poursuivis. Il suit l’hélico n° 2 à bonne distance, juste pour ne pas le perdre de vue.

Au bout de deux heures, une terre apparaît, au relief tourmenté. Des montagnes coupées de précipices. Des forêts escaladant les pentes. Skill se repère. C’est sa spécialité. Il a déjà survolé Ustrula à bord de la BX.14, établi une carte sommaire qu’il tire d’ailleurs de sa poche, déplie. La planète se divise en quatre continents, séparés par des mers.

Trois de ces continents sont maintenant habités par les Terriens, les Abrix et les Fags. Le Quatrième reste vierge, du moins apparemment. Son survol n’a donné lieu à aucune découverte particulière.

En réalité, pour les Yos, il s’agit du continent Un. Là-bas, l’hélico des Zürgs perd régulièrement de l’altitude. Bientôt, il disparaît derrière une crête rocheuse.

Brice franchit à son tour la barrière montagneuse. Ses yeux se portent vers le sol, repèrent une profonde vallée où coule une rivière aux eaux limpides. Tout autour, beaucoup de verdure. Des arbres.

Mervey pousse le commandant du coude. Son index plonge vers la vallée :

— Ils ont atterri.

— J’ai vu, grogne Brice. Imitons-les. J’espère qu’ils ne nous auront pas repérés.

Une drôle d’idée traverse soudain le cerveau de l’électronicien. Il y avait songé plus tôt, mais ce n’était pas le bon moment pour l’exprimer. Maintenant, il n’hésite pas :

— Ganet, Jell… Enfin, ces Zürgs. On pourrait s’en débarrasser.

Il montre le revolver qu’il a emporté. Son regard distille des lueurs de meurtre et son chef d’équipage l’apostrophe :

— Tu es cinglé ?

— Si nous liquidions tous les Zürgs, maintenant que nous les décelons facilement, nous prouverions aux Yos que notre intention n’est pas d’accepter des produits de remplacement. Pour qui nous prennent-ils ces types d’Aquontas ?

— Pour des gens moins civilisés qu’eux, dit Skill. Ils ne se trompent pas. Nous ne leur arrivons pas à la cheville.

— C’est pour ça, s’emporte Mervey, que nous devrions renoncer à la lutte ?

— Nous ne renonçons pas, explique Brice. Mais nous jouerons sur un autre terrain que celui de la violence. Notre seul espoir réside précisément à faciliter l’adaptation des Zürgs dans notre société.

— Tu crois donc aux paroles de Pan’Os. Tu crois qu’une fois remplacé ici par un Zürg, Riga te renverra sur la Terre !

Le commandant réduit la turbine. Le bruit décroît et l’hélico s’abaisse lentement. Il prend contact avec le sol à plus d’un kilomètre du point d’atterrissage de l’engin n° 2.

— Comprends, Mervey. Nous avons absolument besoin de Riga pour le voyage de retour. Ce n’est pas avec la BX.14 que tu t’en tireras. Notre intérêt consiste donc à aider la machine, au maximum.

— Je vois. Pan’Os t’a convaincu. Pourquoi ne lui as-tu pas demandé de te rapatrier ? Tu aurais presque droit à un régime prioritaire, vu ta bonne volonté.

— Je refuserais, dit Brice, raidi. Je ne partirais que le dernier. Je me mets entièrement au service de la communauté. Au fond, sur la Terre, personne ne m’attend.

— Moi non plus je ne suis pas marié et personne ne m’attend, marmonne l’électronicien. Hormis mes vieux parents. Or, malgré ça, je retournerais volontiers aux États-Unis. Tu joues les commandants qui ne quittent qu’en dernier leur navire, quand celui-là coule. C’est généreux de ta part, mais parfaitement inutile.

Ils avancent sous les arbres. Un sol légèrement spongieux étouffe le bruit de leurs pas. Puis ils parviennent près de l’hélico n° 2. Mervey veut se précipiter, mais Brice le retient par le bras :

— Pas de bêtise, hein ! Tu voudrais saboter l’engin pour que Ganet et Jell soient cloués définitivement ici.

— Tu devines ma pensée ? C’est vrai, Riga t’a octroyé des facultés de perception extrasensorielle.

— Non, je n’ai pas eu besoin d’utiliser ce don. Je te connais, Mervey. Je te connais même bien. Ta haine pour les Zürgs se lit sur ton visage.

Brusquement, Skill tire ses deux amis par la manche :

— Hé ! Vos gueules… Il y a du monde.

Ils se camouflent derrière les arbres. Des voix retentissent et trois silhouettes surgissent. Elles marchent vers l’hélicoptère. Les Américains reconnaissent deux d’entre elles. Ganet et Jell, autrement dit Kssu et Quas.

Ceux-ci montent à bord de l’appareil tandis que le troisième individu reste au sol. Le cockpit se ferme. Aux commandes, Kssu met en route la turbine. L’hélico se soulève lentement, tournoie un moment au-dessus de la vallée, puis met le cap vers la mer. Nul doute, il rejoint la centrale KW.22.

— Notre engin, soupire Skill. J’espère qu’ils ne l’ont pas repéré.

— Impossible, dit Brice. Nous l’avons camouflé sous les arbres. Mais ce type-là…

Il tend la main vers l’homme qui fait demi-tour, après avoir longuement observé le départ des Zürgs.

— Vous le reconnaissez ?

— Non, avoue Mervey. À sa gueule, on dirait un Australien. Que fabrique-t-il ici ?

— On va le lui demander, grommelle le commandant. Je n’ai pas l’habitude que quelque chose échappe à ma vigilance. Or, j’ai la conviction qu’il se manigance de drôles d’événements sur ce continent désert. Des événements qu’on cherche à nous cacher.

Ils sortent du couvert des arbres.

— Holà ! appelle Brice dans sa langue.

L’Australien, à trente mètres, se retourne.

Il semble surpris en apercevant les Américains, mais il ne fuit pas. Au contraire, il s’arrête, reste muet, l’œil hagard. Comme quelqu’un d’abruti.

— Qui êtes-vous ? questionne le commandant.

L’autre parle avec difficulté. Les sons ne sortent pas volontiers de sa bouche. Pourtant, Brice ne croit pas à une simulation. Enfin, une voix un peu rauque prononce :

— Je ne sais pas.

— Hein ? Vous vous foutez de notre figure. Vous n’habitiez pas les buildings ?

Comme l’autre ne répond pas et affiche une mine ahurie, le chef d’équipage de la BX.14 s’emporte :

— Vous me reconnaissez ? Je suis Jack Brice, le pilote de l’astronef lunaire.

— Non, je…, je ne me souviens de rien.

L’Australien passe une main égarée sur son front. On devine qu’il s’impose un effort mental immense, au-dessus de ses moyens. Il renonce très vite :

— Non, n’insistez pas. Je vous assure que je ne me rappelle de rien.

Mervey s’impatiente :

— Vous avez accompagné deux hommes, enfin deux créatures qui leur ressemblent, jusqu’à leur hélicoptère. Ceux-là, vous les avez déjà vus ?

— Oui, plusieurs fois.

— Vous savez qui ils sont ?

— Des gens comme nous.

— Non, des Zürgs, mon vieux ! Réveillez-vous. Il semble que vous êtes en plein cirage.

Brice mène l’électronicien à l’écart.

— Laisse-le tranquille. Nous n’en tirerons rien. Il a perdu la boule. J’ignore dans quelles circonstances. En tout cas, je me demande si en vérité, il s’agit bien d’un homme ou d’un Zürg.

Soudain, les trois Américains se trouvent entourés par un groupe d’hommes et de femmes. Au moins une trentaine. Ils sont l’objet de la curiosité générale et Skill fronce le sourcil. Le cercle, autour de lui ne paraît pas menaçant :

— Ah ! Ça… Qu’est-ce que vous foutez là, tous ? Comment êtes-vous venus ici ?

L’étonnement de l’équipage de la BX.14 croît très rapidement. Le premier, Mervey bondit, comme si un serpent l’avait piqué. Le sang se retire de ses veines. Il pâlit affreusement et un tremblement convulsif agite son corps.

— Est-ce que je suis dingue, ou quoi ?

Brice se précipite, inquiet :

— Ça ne va pas, Mervey ?

— Si, si… Vous avez vu ?

Il tend la main vers le groupe des humains agglutinés devant eux. Alors, ses deux compagnons comprennent la raison de son trouble. Eux aussi, d’un coup, ne semblent plus dans leur assiette.

***

Brice se précipite vers l’un des hommes, immobile au-devant des autres. Il lui prend les mains, les serre. Sa voix s’étrangle :

— Thierry ! Dites-moi quelque chose, mon vieux. Ne restez pas là comme un pantin !

En vain. Jell ne bouge pas, ne sourcille pas. Pourtant si. À un moment, son front se plisse légèrement. Pas longtemps. Deux ou trois secondes. Il cherche à se rappeler. Comme il ne se souvient pas, il soupire tristement :

— Que nous voulez-vous ?

— La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, c’était à Aquontas. Josiane était avec moi. Josiane Kervec… Ça vous dit quelque chose !

— Non, dit le Français, sincère.

Un certain découragement accable Brice :

— Vous vous nommez Thierry Jell… Le 0-10. Ça ne vous rappelle rien ? Faites un effort, mon vieux !

Parmi ces hommes, ces femmes, les Américains reconnaissent certains visages. Des Australiens. Tous des Australiens. Ceux des buildings de Canberra. Leur attitude, leur complet abrutissement, prouvent qu’ils ont perdu non seulement la mémoire, mais aussi une partie de leur volonté. Ils réagissent mollement.

Le commandant renonce :

— En tout cas, voilà une nouvelle surprise. D’après les Yos, ces gens-là auraient dû regagner la Terre. Que font-ils ici ?

— Demande-le leur donc ! ironise Mervey.

Brice hausse les épaules. L’électronicien ne lui pardonne pas son absence de lutte à outrance contre les Zürgs. C’est un violent, un impulsif. Pourtant, il s’est fait à l’idée de collaboration entre Russes et Américains.

Skill s’adresse à cette foule silencieuse :

— Vous vivez tous ici, dans cette vallée ?

Jell désigne le flanc des montagnes percé de grottes :

— Oui. Nous ignorons où nous sommes.

— Sur Ustrula, une planète de la constellation du Cygne.

La nouvelle n’accable pas davantage les Australiens. Ils l’acceptent avec passivité, indifférence. On devine qu’ils s’en moquent royalement, qu’ils vivent au-dessus de ces considérations.

Brice veut approfondir les choses. Il prend conscience du drame atroce, inhumain, qui frappe ces individus. Tous ont été « soutirés » par Riga pour qu’ils cèdent leur place à un Zürg. Pratiquement, depuis plus ou moins de temps, ils avaient quitté la communauté terrienne, vivaient en vase clos à Aquontas.

Le commandant se penche vers ses compagnons :

— Jell possédait encore toute sa raison quand je l’ai rencontré dans la Cité sous-marine. Il avait parfaitement reconnu Josiane, lui avait parlé. Oh ! Trois ou quatre mots. Que lui est-il arrivé depuis ?

— Tu ne comprends pas ? gouaille Mervey, toujours aussi acariâtre. Facile. Les Yos lui ont piqué sa mémoire, son intelligence. Ils l’ont transformé en une créature abâtardie, docile… Tu veux que je te dise ma pensée ? Le fond de ma pensée ? Nous finirons tous comme Thierry Jell. Et les Zürgs, triomphants, nous traiteront comme des animaux domestiques. C’est ça que tu cherches, Brice ?

Drôle. Mervey lui éclaire sa lanterne. Le commandant n’évoquait pas cette hypothèse. Il songeait plutôt que ces hommes et ces femmes se trouvaient là en « transit », provisoirement. La venue de Kssu et de Quas donne évidemment une autre ampleur au problème.

Les trois Américains visitent les grottes. Leurs habitants ne s’y opposent pas. Ils vivent là, attroupés, dans des conditions d’hygiène épouvantables, sans eau, sans électricité. Des lits de feuilles sèches. Pas un seul ustensile de ménage. Rien. Le dénuement complet.

Pourtant, ils ne se plaignent pas. Ils s’organisent tant bien que mal. Plutôt mal que bien. Ils sont une trentaine par grotte. Or, des cavernes, il en existe des dizaines et des dizaines. La montagne est trouée comme un gruyère.

Skill découvre un stock important de rations alimentaires. Le mot « U.S. Army » prouve l’origine. Les troglodytes doivent sûrement à Riga cette générosité. Ils sont nourris, parqués ici comme un troupeau.

À quoi les destine-t-on ? En vain, Brice interroge ces malheureux. Oui, des malheureux, malgré leur apparence encore humaine. Ils glissent vers la décadence, l’avilissement. Ils retournent aux temps primitifs.

Mervey note que John Ganet, le vrai, fait partie de la troupe. Une troupe nombreuse, fragmentée en groupuscules. Au total, cinq cents individus. Ça veut dire que cinq cents Zürgs habitent maintenant le continent Quatre, se mêlent aux Terriens. Ils deviennent envahissants. Dans quelque temps, ils seront plus nombreux que les hommes eux-mêmes. La majorité changera de camp. Alors, que se passera-t-il ?

Brice devine l’urgence de la situation. La peur le reprend. La peur qu’un Zürg le supplante. Ça viendra un jour, irrémédiablement. Peut-être aujourd’hui, ou demain.

Il faut agir avant qu’il ne soit trop tard. Mais agir intelligemment. Pas comme Mervey qui préconise une politique de violence contre les Zürgs.

Un détail chiffonne pourtant le commandant :

— Je ne comprends pas pourquoi Riga nous a laissés venir ici. Ça couve quelque chose.

— Bah ! soupire Skill. Ne te casse donc pas la tête. Ce qui doit arriver arrivera. Fatalement. Nous ne sommes pas de taille à lutter contre les Yos. À tout moment, ils peuvent nous arracher à notre milieu ambiant, précipiter nos atomes dans n’importe quel coin de l’univers.

Soucieux, le chef d’équipage se caresse le menton :

— Cette incertitude prend à la gorge.

— Skill a raison, grogne Mervey. Ne te casse pas les méninges. D’ailleurs, Riga t’a refilé le moyen de communiquer avec Mâ et Gly. Vous serez sûrement les trois derniers à être remplacés. Il y aura belle lurette que Skill et moi nous aurons rejoint ce…, ce troupeau discipliné.

Il désigne les troglodytes, apparemment désœuvrés, et ajoute :

— À ta place, Brice, je demanderai à Ganet ce qu’il en pense. Enfin, pas celui d’ici. L’autre, le Zürg.

— Pour obtenir un refus ? Non. Je ne m’abaisserai pas devant cette créature. Je lui extorquerai la vérité autrement. Nous ne le perdrons pas de vue et nous saurons ce qu’il mijote.

— Si les Yos nous en laissent le temps ! glisse l’électronicien.

Le commandant hausse les épaules :

— Les gars, il me vient une idée. Mais, d’abord, filons chez les Fags.

— Tu ne peux pas contacter Gly par télépathie ?

— Si. Mais Gly ne possède qu’une paire d’ailes. Ça ne vaut pas un bon hélico.

Les trois hommes retournent vers leur appareil, bien camouflé sous les arbres. Ils notent que personne ne les a suivis. Ils ont abandonné Jell et ses compagnons sans un mot de réconfort.

Ils sont écœurés par ce qu’ils ont vu. Des hommes, des femmes du XXe siècle brusquement replongés à l’époque de la préhistoire. Une chute vertigineuse. Une décadence totale.

L’hélicoptère quitte le continent Un, franchit l’océan, puis le territoire des Abrix. Enfin, il parvient chez les chauves-souris. Dans les habitations aériennes, la moitié des Fags ont été remplacés par des Zürgs. Des Zürgs qui ressemblent naturellement aux grands oiseaux.

Une conversation télépathique s’échange entre Brice et Gly. Celui-ci approuve. Il repart avec les Terriens en direction du continent Un. Il emmène un congénère, Soh. Les deux Fags effectuent le voyage, accrochés au filet déployé sous l’hélicoptère.

Bien avant d’atteindre le rivage, les deux chiroptères géants abandonnent les Américains. À grands coups d’ailes, ils volent vers le continent, disparaissent à l’horizon. Par télépathie, Gly apprend à Brice qu’il plafonne au-dessus de la vallée des troglodytes, qu’il aperçoit en effet ces derniers.

Un sourire de satisfaction tiraille la bouche du commandant. Il ne répond pas aux questions de ses camarades. Il s’entoure de mystère et prend des airs de conspirateur.

Revenu à la centrale KW.22, Brice alerte Korski et Nadia. Il leur parle du continent Un.

— Alors, s’épouvante Nadia, visage crispé, les Yos n’ont pas tenu parole ?

— Non, dit sèchement le chef d’équipage de la BX.14. Les Zürgs exercent sur eux une influence pernicieuse. Pan’Os a délibérément choisi d’aider les Zürgs. Il désire la lutte. Il l’aura.

— Mais comment ? soupire Korski. Nos effectifs s’amenuisent. Les Zürgs nous envahissent lentement.

L’Américain développe son plan. Les Russes l’écoutent avec attention, hochent plusieurs fois la tête. À la fin, ils semblent convaincus.

— Bien, bien, opine le professeur. C’est peut-être notre seule chance, en effet. Je vais donner des ordres en conséquence.

Restée seule avec Brice, Nadia rougit :

— Commandant… Je vous admire beaucoup. À la colonie, vous êtes l’un des rares hommes qui manifestaient une telle volonté. Les autres… Ne leur en voulez pas, ne les accablez pas. Dépassés par les événements, ils acceptent leur sort avec cette idée fixe qu’ils n’en sortiront pas.

Il cherche la main de la jeune fille, la trouve, la serre très fort dans la sienne. Leurs deux regards se rencontrent. Pour la première fois, Brice découvre que Nadia possède des yeux merveilleux.

— Est-ce que nous réussirons, Jack ?

— Je n’en sais rien, dit-il, passionné. Mais nous lutterons jusqu’à la limite de nos forces.