CHAPITRE VI
Reg’So ressemble exactement à Pan’Os. Même structure moléculaire, même volume de masse. Un non-averti ne verrait aucune différence.
Le Yos se tient devant un appareillage complexe. Au-dessus de sa tête, suspendue à la voûte, pend une guirlande de grosses sphères, toutes identiques. Pour le moment, ces boules sont vides, mais des filaments les traversent. Comme des ampoules électriques.
Étrange laboratoire, en vérité. Les quatre murs reflètent une vie aquatique. C’est une vision de grands fonds marins, à trois dimensions. De fascinants poissons, des mollusques aux formes bizarres, évoluent derrière d’épaisses cloisons transparentes, apparemment en toute liberté et en tout cas avec une familiarité désinvolte.
Dans leur formidable cité sous-marine, Aquontas, les Yos observent l’univers sans qu’eux-mêmes puissent être décelés. Ils règnent en maîtres absolus et ils ont acquis dans les domaines scientifiques les plus divers, des résultats extraordinaires. La création de Riga a couronné leur civilisation. Riga, le supercerveau.
Enfouie à dix mille mètres, au fond d’une fosse dépressive, dans l’un des océans d’Ustrula, Aquontas reste avant tout la cité de la recherche. Pas une seule arme agressive n’y est entreposée. La puissante société des Yos aspire à la paix et n’a soif que de conquêtes scientifiques. Jamais un Yos n’a manifesté une ambition de suprématie, vis-à-vis d’une autre humanité.
En sautillant, Pan’Os entre dans le labo. Il reste indifférent au prodigieux spectacle de la vie sous-marine, grouillante, animée. Il sait que de graves responsabilités pèsent sur lui, qu’il assume de lourdes charges.
Il dirige Aquontas, l’unique Cité. Reg’So, son bras droit, l’aide dans sa tâche. À eux seuls, ils prennent les décisions importantes. Il est vrai que, depuis la naissance de Riga, les Yos se reposent entièrement sur leur machine. Certains se demandent même si ce n’est pas tout simplement Riga, le maître d’Aquontas.
— Ah ! Tu es là, Pan’Os, remarque Reg’So. Je t’attendais.
— Tout est prêt ?
— Oui. Tu n’as plus qu’à donner l’ordre à la machine.
Une ultime hésitation tiraille le premier magistrat.
— Ce qui m’ennuie, Reg’So, ce n’est pas le but que nous poursuivons. Notre objectif reste dans nos traditions. En outre, les Zürgs méritent notre attachement, pour les raisons que tu sais. Nous ne pouvons plus les abandonner davantage à leur sort maintenant que nous disposons des moyens pour en faire des créatures comme les autres.
— Alors, s’étonne Reg’So, qu’est-ce qui t’ennuie ?
— Pour les nécessités de notre programme, j’ai demandé à Riga qu’il matérialise sur Ustrula un échantillon des trois principales humanités du cosmos, celles qu’il jugeait supérieures aux autres. Choix difficile mais dont il s’est tiré avec habileté. Faisons-lui confiance. Nul doute, les Solariens, les Abrix et les Fags constituent les races les plus évoluées de l’univers.
— Loin derrière nous, glisse le second magistrat.
— Nous savons que nous occupons le premier rang. Nous en tirons une certaine fierté. Mais les Zürgs représentent le dernier échelon. En dessous d’eux, nous arrivons déjà au règne animal, végétal. Les Zürgs frôlent la zone intermédiaire entre l’intelligence raisonnée et l’instinct bestial. Il existe même des groupes primitifs mieux organisés qu’eux. La faute de cette non-évolution, de cette stagnation, et même de cette décadence, ne leur incombe pas. C’est pourquoi, vu nos antécédents, notre devoir est de les aider. Malheureusement, cette aide ne peut se concrétiser qu’aux dépens d’un groupuscule de créatures arrachées à leur monde d’origine, plongées brutalement dans des circonstances exceptionnelles.
Reg’So modère les regrets de son supérieur.
— Nous avons donné l’ordre à Riga d’atténuer au maximum le dépaysement de ces étrangers. La machine subvient à leurs besoins, veille scrupuleusement sur eux. Déjà, nous avons eu à intervenir afin d’éviter certains heurts, certains penchants trop morbides. Les Fags ne nous donneront aucun ennui. Mais Solariens et Abrix risquent de trouver des terrains de mésentente. C’est pourquoi Riga a donné à un représentant de chaque communauté, un moyen d’expression, de compréhension.
Il pivote vers son chef. Son corps ionisé crépite sans interruption.
— Ne perdons plus de temps, Pan’Os.
Celui-ci acquiesce. Il joue une grosse partie. Il sait même que, parmi la société des Yos, il ne compte pas que des amis, mais des opposants. Chaque citoyen de la cité d’Aquontas ne conçoit pas le projet de Pan’Os sous le même angle. Certains l’approuvent. D’autres restent indifférents et enfin, une troisième catégorie se méfie de la future promotion des Zürgs. Une méfiance qui va jusqu’à la crainte.
Néanmoins, les deux magistrats suprêmes restent maîtres des destinées d’Aquontas. Interrogé sur les chances de succès, Riga a répondu par l’affirmative. À peu près quatre-vingt-dix-sept chances sur cent. Ce qui a naturellement donné confiance aux partisans de l’opération.
Pan’Os se met en rapport avec la machine, édifiée au centre de la cité :
— Riga, tu m’entends ?
— Oui, Pan’Os. Je vous écoute.
— Bien. Bascule les électrons dans les sphères du labo quinze.
Aussitôt, une terrifiante énergie se rue dans trois des boules, créant un orage magnétique. Au bout de cinq minutes, le crépitement, le claquement des longues étincelles multicolores, cesse. Le silence envahit le labo.
Là-haut, dans les trois sphères, des corps solides apparaissent. Surgis du néant, ou plutôt issus de masses électroniques informes, ils possèdent maintenant une silhouette, une physiologie d’organisme vivant.
Mieux. Ils ressemblent aux créatures qui circulent sur Ustrula. L’une des sphères contient un Solarien. La seconde, un Abrix. La troisième, un Fag.
Les boules s’abaissent jusqu’au sol, s’ouvrent comme la coquille d’un œuf, libérant leurs germes. Les trois créatures, animées, marchent vers les Yos s’immobilisent à un mètre de Pan’Os et de son compagnon. Riga suit tous leurs déplacements.
Celui qui possède l’apparence d’un Terrien demande :
— À quoi je ressemble ?
— À un Solarien, à ces créatures bipèdes que nous avons vues ensemble sur l’écran. Souvenez-vous, avant votre dématérialisation.
— Oui, je me souviens. Ceux du continent Quatre ?
— Oui, dit Reg’So. Nous vous avons donc donné l’apparence d’un Solarien. Il s’agit de vous incorporer à sa société. Maintenant que vous possédez un cerveau humain, votre adaptation sera facilitée.
— Bien, bien, opine le Zürg. Vous vous donnez beaucoup de mal pour nous.
— Vous en connaissez les raisons. Vous savez aussi que pour vous inculquer une civilisation, les circonstances nous obligent à agir de la sorte. Ne l’oubliez pas. Vous êtes des masses électroniques en perpétuel mouvement dans l’atmosphère d’Ustrula. Nous vous capterons. Nous modifierons vos structures biomoléculaires. Nous vous offrirons enfin le moyen de vous épanouir.
Pan’Os regarde cet être façonné à l’image d’un Terrien :
— Riga, ordonne-t-il. Projette le Zürg sur le continent Quatre.
Le pseudo-solarien perd très rapidement de sa consistance. Il disparaît, happé par le vide, le néant. À peu près au même moment, il se rematérialise à proximité d’un océan, sur une côte sableuse où est ancré le bathyscaphe 0-10.
Un écran de contrôle permet aux Yos de vérifier la réussite de leur expérience. Très rapidement, ils abandonnent le Zürg à lui-même. Puis ils reportent leur attention sur les deux autres créatures issues des sphères de transformation.
Deux Zürgs aussi. L’un d’eux rejoindra les chauves-souris sur le continent Trois. L’autre se mêlera aux Abrix, dans les entrailles du continent Deux.
Cette substitution complète, fait partie du plan des Yos. Méthodiquement, ils avancent dans leur tâche ingrate, parfois rebutante. Ils savent que leurs efforts ne seront pas payés de retour, que les Zürgs n’auront pour leurs bienfaiteurs aucune parole de remerciement.
Quand les deux Yos se retrouvent seuls, ils évoquent le monde futuriste d’Ustrula.
— Je sais, dit Pan’Os. Certains me reprochent mon attendrissement. Je crois avoir mis en œuvre quelque chose d’humain, de réaliste, qui réparera une injustice, une erreur de la nature. Nos liens avec les Zürgs sont trop étroits pour que nous renoncions à ce pitoyable problème.
— Tu penses qu’ils s’adapteront ? doute Reg’So.
— Ils possèdent maintenant un autre cerveau, une enveloppe charnelle. Ils s’adapteront. L’ennuyeux, c’est qu’ils n’aient pas su choisir le mode de civilisation qui leur conviendrait. Pour eux, tout demeure vague, flou, irréel. D’autre part, Reg’So, tu n’ignores rien de mon super-projet.
— Là encore, des dissensions divisent notre Société. Finalement, ce sera les Zürgs, et eux seuls, qui en profiteront.
— D’accord, Reg’So. Mais songe que si nous pouvions faire cohabiter trois civilisations différentes, si nous parvenions à les amalgamer dans une seule et même communauté, nous aurions réalisé notre désir. La création d’une supercivilisation, dont nous serions les organisateurs, les promoteurs, les guides. Quelle fierté pour nos savants !
Le second magistrat d’Aquontas ne partage peut-être pas le point de vue de son supérieur. Certes, lorsque il fut question d’aider les Zürgs, de pallier certaines défaillances naturelles, Reg’So montra son enthousiasme. Mais le projet de supercivilisation ne l’a jamais emballé.
Il en montre les inconvénients :
— La superrace risque de devenir prépondérante. Y songes-tu ?
— Oui. Nous la contrôlerons sans arrêt. Nous contrôlerons surtout son évolution. Enfin, ne perd pas de vue que cette superrace sera composée de Zürgs.
— Justement. Hissés à un échelon auquel ils ne croyaient plus, ils risquent de rattraper le temps perdu. Cette cohabitation sur une même planète me donne un certain vertige.
— Allons, Reg’So, tu ne vas pas m’abandonner ?
— Non, parce que je suis ton ami. C’est pour ça que je ne voudrais pas que tu commettes des bêtises, que ta noble générosité t’emporte trop loin.
— Rassure-toi. Nous n’en sommes encore pas là. Notre problème actuel se borne à donner aux Zürgs la civilisation que la nature leur a refusée.
Sur son ordre, Riga envoie des images sur un écran. Elles montrent trois cellules différentes où se morfondent un Abrix, un Fag et un Solarien. Tous trois, l’air absorbé, se demandent ce qui leur arrive. Ils ont été une nouvelle fois arrachés à leur milieu, jetés dans un coin de la cité d’Aquontas.
— Que ferons-nous d’eux ? demande Reg’So. Ils semblent perdus, dépassés par les événements.
— Peut-être les renverrons-nous sur leur monde d’origine. Mais avant, je dois être sûr que les Zürgs s’adapteront à leur nouvelle forme biologique. Cette substitution était nécessaire. D’autres substitutions analogues suivront. Autant qu’il faudra. Autant qu’il y aura de Zürgs.
— Nous n’avons même pas pu tous les recenser, remarque Reg’So. Nous ignorons leur nombre véritable.
Riga appelle ses maîtres :
— Je contrôle les trois Zürgs. Ils se comportent comme les créatures avec lesquelles ils s’apparentent. Lentement, nous atteignons notre objectif. Quand vous le voudrez, j’opérerai d’autres substitutions.
— Tiens-nous au courant, Riga, des progrès accomplis par les Zürgs biomutés. Nous ne procéderons à d’autres échanges que si notre première expérience marque un succès certain.
Les deux Yos quittent le fascinant labo 15. Ils empruntent des couloirs aux murs également transparents. Les extraordinaires habitants d’Ustrula vivent en communauté permanente avec la faune sous-marine. Comme s’ils avaient voulu s’immerger sans barrière dans les profondeurs océaniques.
Toujours, ils ont triché avec la réalité.
***
— Stop ! Stop ! crie Josiane Kervec, l’œil fixé au hublot. Je crois que nous traversons un banc de plancton. Quelle profondeur ?
— Deux cents mètres, dit Thierry Jell.
Comme le bathyscaphe poursuit sa descente, la jeune fille s’étonne :
— Eh bien ! Thierry, tu es dans la lune ? Je t’ai demandé de stopper.
— Ah ! Oui, je… Excuse-moi.
Il obéit enfin. Le navire océanographique se stabilise. À travers les hublots, les deux jeunes gens découvrent une sorte de vase en suspension. Ils savent qu’il s’agit d’un immense agglomérat, d’un ramassis de milliards et de milliards de micro-organismes.
Josie effectue quelques prélèvements :
— Korski nous a confié une mission. Nous la mènerons à bon terme. Songe que nous devrons rester sur cette planète pendant des générations et des générations. Il faudra absolument que la mer nous nourrisse.
Comme son compagnon reste muet, elle tourne vers lui un regard étonné :
— Thierry… Tu m’entends ?
— Oui, oui. Ne crie pas si fort.
— Je ne sais pas, mais depuis le début de notre plongée, tu parais bizarre, rêveur, distant. Tu penses à autre chose. À quoi ?
— À rien, Josie, à rien, je t’assure ! proteste-t-il. Tu te fais des idées. Seulement tout est nouveau pour moi.
— Je comprends. Tu t’adaptes mal à notre changement d’existence. Je ne t’en veux pas.
Elle s’approche de lui, se penche, l’embrasse avec affection. Comme une sœur embrasse un frère. Ou mieux. Comme…
— Je t’aime bien, Thierry.
— Moi aussi, soupire-t-il.
Elle se secoue, s’arrache à son moment d’abandon. Elle rougit :
— Alors, ce plancton ?
— Tu as fait les prélèvements ?
— Oui. Nous continuons la descente ? Les sondages affirment que nous nous trouvons au-dessus d’une fosse de plus de dix mille mètres. Comme celle du Planet au large de Mindanao.
Une intense émotion la traverse, la bouleverse pendant quelques secondes. Elle frémit longuement, joint ses mains en signe de prière :
— Tu y croirais si… Oh ! non, ce serait impossible.
— Quoi donc ?
— Si nous étions revenus dans le Pacifique !
Il hausse les épaules et reste impassible :
— Tu es folle. Ton imagination t’entraîne trop loin.
— Tu as raison. Je rêve.
Thierry emplit les ballasts et le bathyscaphe poursuit sa descente. Les faisceaux jaunes des projecteurs balaient la nuit sous-marine. Une vision offre un éclatant démenti aux espoirs de la jeune fille. Un protozoaire géant, aux pseudopodes violets, passe dans le champ de lumière.
— Et ça, Josie ? Tu le trouves dans le Pacifique ?
L’énorme cellule se réfugie dans une zone d’ombre. La déception accable la jeune océanaute. Des larmes bordent ses cils :
— J’ai…, j’ai fait un rapprochement inadmissible.
Puis quelque chose attire à nouveau son attention. Quelque chose qui, cette fois, ne traverse pas son champ de vision. Elle s’empresse auprès d’appareils détecteurs. Le 0-10 est équipé des instruments les plus modernes et rien n’échappe à sa vigilance.
Josiane Kervec désigne une aiguille qui court sur un cadran. Son regard se dilate, comme s’il enregistrait un phénomène extraordinaire.
— Nous captons une source d’énergie terrifiante. De l’ordre de plusieurs millions d’électrons-volts. Tu entends, Thierry ? Des millions d’électrons-volts !
Il ne réagit pas. Ou plutôt, avec mollesse, indifférence. Il observe sans passion les appareils détecteurs :
— Sous l’océan ? C’est impensable. Les capteurs sont peut-être détraqués.
Elle crispe ses poings de rage. Ses traits se figent. Elle ne s’explique pas la soudaine apathie de son compagnon. Elle voudrait le secouer, le replonger dans la réalité. Son comportement la déroute et l’inquiète un peu.
Son sourcil se fronce :
— Tu te sens bien, Thierry ? Vraiment bien ?
— Oui, pourquoi ?
— Parce que tu ne m’écoutes pas. Parce que les événements te semblent indifférents. D’habitude, tu te passionnais davantage pour tes recherches.
Il soupire, navré :
— Je te l’ai dit. Nous sommes plongés dans des circonstances exceptionnelles. J’ai perdu mon battant, mon courage.
— Et moi, Thierry, tu crois que je ne souffre pas de cette situation ? Tu crois que j’obéis aux ordres de Korski avec gaieté de cœur ? J’obéis parce que je sens que je travaille pour notre communauté, pour le bien de tous. Songe à l’utilité de notre mission. Secoue-toi, je t’en prie !
Elle scrute l’indicateur de niveau. Moins quatre mille mètres. À mesure que le bathyscaphe descend, l’énergie captée augmente, comme si elle provenait du fond de l’océan lui-même.
— Que traduit ce pôle d’énergie ? Une activité naturelle, ou…, artificielle, mécanique, c’est-à-dire engendrée par une intelligence ?
— Tu penses aux Yos, à leur civilisation ? lance Jell d’une voix éteinte.
— Oui. Pourquoi ne vivraient-ils pas au fond des océans ? Quand nous avons décidé de visiter cette fosse, au large de notre continent, nous étions loin de songer à cette découverte.
Pour la première fois depuis le début de la plongée, Jell manifeste une certaine inquiétude. Cela se traduit par un front rembruni, une altération dans l’éclat du regard.
— Josie… Nous devrions remonter.
— Comment ? Tu voudrais ne pas approfondir les choses ? Alors que nous frôlons peut-être la vérité, que nous sommes sur la voie de savoir enfin pourquoi et comment nous avons quitté la Terre !
— Un pressentiment me dit que nous ne parviendrons pas au fond de la fosse.
— Un pressentiment ? Comme si, depuis notre arrivée ici, tu pouvais avoir des pressentiments.
Elle fait allusion à son apathie, à son découragement, à son abandon. Elle hausse les épaules, s’excite pour deux. Sa volonté est admirable, mais la contagion n’atteint pas le jeune homme, hélas !
— Six mille ! exulte-t-elle.
Maintenant, elle se moque de la faune bizarre, insolite, qui tournoie dans la lumière des projecteurs. Le spectacle sous-marin ne l’intéresse plus. Figée devant les appareils détecteurs, elle surveille la descente puisque, apparemment, Thierry n’est d’aucune utilité.
À mesure qu’elle approche du fond, sa nervosité s’accroît. Elle pétrit le vide, poings crispés. Ses ongles lui rentrent dans la paume de ses mains. Tout un tremblement émotif agite son corps. L’anxiété aussi, une formidable anxiété, noue sa gorge.
Elle s’attend à une découverte sensationnelle. Elle ne sait pas quoi avec précision. Une machine. Peut-être Riga. Ou les Yos.
— Thierry ! Thierry ! halète-t-elle, se jetant dans les bras de son camarade. J’ai peur…, peur. Tu comprends ?
Il semble empoté avec ses mains. Il caresse maladroitement les épaules, puis les cheveux de la jeune fille.
— Je t’avais dit que nous devrions remonter. Pourquoi insistes-tu ?
Elle l’observe avec des yeux bouleversés. Soudain, elle s’arrache de ses bras, recule vivement. Son cœur cogne dans sa poitrine. Son sein se soulève précipitamment.
— Thierry ! hurle-t-elle.
— Enfin, Josiane, qu’est-ce qui te prend ?
— Je ne sais pas. Une impression. Tu parais changé. D’abord, dans ton comportement. Puis ta voix… Lasse, fatiguée, un peu rauque. Sans cette inflexion particulière qui faisait son charme, sa particularité. Et puis aussi ton regard.
Il s’inquiète :
— Quoi, mon regard ?
— Il est vague, fixe. Tu n’as peut-être pas changé physiologiquement. Mais tu te comportes comme quelqu’un qui serait sous l’effet d’un psycho-guidage. Ton cerveau ne t’appartiendrait plus.
— Tu es folle ! proteste-t-il. Tu te fais des idées.
Il essaie vainement d’améliorer son état. Il n’y parvient pas. Il garde cette voix trop monocorde, ces yeux rêveurs, cette absence de dynamisme.
— Je n’y comprends rien, Josie. Il me semble que je vis quelque chose de nouveau, que je me retrouve dans un autre personnage. C’est une impression terrible, à la fois angoissante et voluptueuse.
La gorge de plus en plus sèche, Josiane Kervec recule jusqu’au fond de la cabine. Elle met le plus de distance possible entre elle et son compagnon. Comme si, d’un coup, Thierry était un pestiféré, un monstre. Alors qu’il ne paraît que douceur et indifférence.
Elle veut encore contrôler les appareils quand une atroce migraine lui tord la tête. Elle pousse une sorte de gémissement. Ce mal… ce mal insupportable. Elle s’en souvient. C’était au cours de leur remontée, dans la fosse du Planet. Oui, exactement les mêmes symptômes.
Alors, un fol espoir l’envahit. Elle rit, nerveusement. Un rire strident, inexplicable. Une sorte de spasme qui la plie en deux, la courbe, la torture aussi.
Elle se jette sur une couchette. Des larmes inondent son regard :
— Oh ! Thierry… Si c’était vrai… Si nous retrouvions notre planète, si le cauchemar prenait fin…
En même temps que sa migraine s’atténue, elle plonge dans un assoupissement progressif, dans l’inconscience. Elle perd la notion du lieu, du temps.
Jell jette sur sa compagne un regard très triste. Lui aussi éprouve à peu près le même phénomène. Il sait, il savait, qu’ils n’atteindraient jamais le fond de l’océan, où s’emmagasine toute l’énergie nécessaire à la vie, à l’activité d’Aquontas.