CHAPITRE II
Ils descendent. Ils descendent lentement à l’aide des rétro-fusées. Leur triple regard consterné cerne l’écran panoramique qui réfléchit des images insolites. Le sol d’une planète inconnue.
— Alors, Mervey ? raille Brice. Tu n’éprouves pas un petit choc au cœur ? Ça vaut la Lune, non ?
— Ne plaisante pas, Brice. Nous sommes plongés dans une aventure extraordinaire, qui dépasse notre pauvre imagination. Ce monde, ce monde nouveau, s’est substitué à notre satellite. Tu y comprends quelque chose ?
— Non, avoue le commandant, surveillant la descente de la BX.14. Je ne cherche pas. Je me casserais la tête. Or, ma tête, j’y tiens.
— Enfin…, soupire Skill. Tâchons de raisonner.
— Eh bien ! Raisonne, lance Jack Brice, désinvolte. Raisonne, mon pauvre vieux. Je t’écoute.
Mal à l’aise, le radionavigateur ne sait pas par quel bout commencer. En fait, il nage en pleine féerie, en plein surnaturel. Il tente une suggestion :
— Nous rêvons, voilà tout.
Il pousse soudain un cri de douleur. Quelqu’un l’a pincé. C’est Mervey, qui remarque :
— Ça, c’est du rêve ?
Skill se frotte le bras en maugréant. Sa peau lui cuit. Mervey n’y est pas allé de main morte. Ça signifie que tous trois sont bien éveillés.
— Les prélèvements…
— Quoi, les prélèvements ? répète le commandant.
— Les analyses extérieures, si vous préférez, précise le radionavigateur. Vous avez vu ? La planète est entourée d’oxygène, de vapeur d’eau, d’ozone, dans des proportions à peu près analogues à celles de la Terre. C’est pas bizarre ?
Brice ne s’émeut pas. Il cache son jeu. En réalité, intérieurement, il se fait de la bile. Mais, devant ses compagnons, il joue la petite comédie de l’indifférence blasée. Sa bouche esquisse une moue :
— Tout est bizarre. Tout. Nous foncions vers la Lune. Nous orbitions même autour d’elle. Et soudain… Pfff ! Plus de Lune. Plus rien. Ou plus exactement, un monde nouveau, apparemment habitable, mais pas forcément habité. Nuance.
— Alors, grommelle Mervey, nous avons reçu un coup sur la cafetière et nous raisonnons comme des dingues. Nous traversons une mauvaise passe.
— Dingues ou pas dingues, assure le commandant, montrant le panoramique, nous approchons de la surface de cet astre.
Tous trois examinent mieux le continent vers lequel ils descendent. Un continent battu par une mer calme, aux eaux bleutées. Un sol boisé par endroits, où serpentent des rivières. Bref, ça ressemble à un coin de Terre, quelque part dans la zone tempérée.
— Hé ! Regardez donc ! s’exclame soudain Skill.
Il montre une construction en forme de parallélépipède, dressée au bord d’un cours d’eau. Une forêt la sépare d’un long plateau rocheux. Cet édifice semble construit en béton. Sa masse compacte, sans fenêtre, donne une image insolite sur ce continent apparemment désertique.
— Vous savez pourquoi nous nous posons là plutôt qu’ailleurs ? La planète possède d’autres continents, remarque Brice.
Ses compagnons haussent les épaules. Ils ne s’interrogent pas sur leurs actes. Ils obéissent à une sorte d’instinct, qui les guide.
— Sais pas, avoue Skill. Sans doute parce que… parce que c’est comme ça !
— Facile, comme explication ! ironise le commandant. Je crois que nous avons été « aspirés » dans l’espace, amenés ici par une volonté supérieure à la nôtre. J’ignore pourquoi et comment.
— Des Extra-terrestres ? devine Mervey, l’œil dilaté.
— Possible, grogne Brice. Ou phénomène naturel. Le résultat, et les conséquences, sont les mêmes, quelle que soit l’origine de nos déboires. Pour les émotions, nous serons servis ! Ton cœur, Mervey, risque même de ne pas tenir le coup.
L’électronicien donne un démenti immédiat. Il se compose une attitude ferme, d’où s’exclut la panique. Il s’inonde même d’une bonne dose d’optimisme, qui paraît dépasser ses capacités. Il vit actuellement au-dessus de ses moyens.
— Ça change un peu de la routine, non ? Aux gars de la base, nous en aurons des histoires à raconter. Ils n’en croiront même pas leurs oreilles.
— Parce que tu t’imagines que, instantanément, la Lune va réapparaître devant nous ? Que ce qui nous arrive n’est qu’une aventure momentanée ?
— Ben, voyons, balbutie Mervey, convaincu.
— Tu te fourres le doigt dans l’œil, pauvre mec ! Je ne crois pas, moi, à un retour vers la Lune. Je vois, au contraire, des tas d’ennuis.
L’atterrissage accapare l’attention de Brice. Le ton de sa voix se charge d’inquiétude. Pour la première fois, ses vrais sentiments, ce qu’il ressent au fond de lui-même, s’extériorisent. Il devine les remous qu’il crée chez ses camarades. Devant leurs mines figées, leurs ventres tordus par l’angoisse, il éprouve une certaine pitié, exécute une machine arrière. Il regrette son pessimisme.
— Je parle, je parle…, grogne-t-il avec un sourire rigide. Mais je n’en sais rien. Je ne suis pas prophète. Ne prenez pas mes paroles à la lettre. Et ne faites pas ces gueules d’enterrement, bon Dieu !
Le cerveau électronique pose l’astronef correctement, sur un socle rocheux. Les tuyères des rétro-fusées crachent leurs derniers grammes d’énergie puis s’éteignent en gémissant. Le silence envahit alors la BX.14, dressée comme un symbole vers le ciel.
L’ouverture du sas se passe sans incident. Pas besoin de combinaison spatiale. Un air pur, presque trop pur même, agresse les poumons. Les premiers pas des hommes marquent une certaine hésitation.
Brice tâte le revolver qu’il a glissé dans sa ceinture.
— La construction que nous avons aperçue est peut-être habitée. Comme nous ignorons par qui…
Il prend des précautions, se faufile en tête sous les arbres. Les frondaisons épaisses étouffent les bruits, forment écran aux rayons du soleil. Un soleil jaune, comme celui de la Terre.
Les pas s’enfoncent dans un humus épais, odorant. Les arbres, d’essences inconnues, se dressent à plus de vingt mètres de hauteur. Clairsemée, la forêt offre un passage facile.
Brice ne perd pas le sens de l’orientation. Il marche vite, très vite. Derrière lui, ses camarades halètent. Ils courent tous vers une nouvelle surprise. De taille.
Ils sortent du bois, aperçoivent l’édifice au bord d’une rivière aux eaux claires. Ils sursautent. Doublement. D’abord, parce que ce genre de construction, en y regardant de plus près, ne leur paraît pas inconnu. Ils ont déjà vu ça quelque part.
Ensuite…
C’est la surprise numéro un. Elle tombe à un moment où personne ne l’attend et elle stupéfie les trois Américains descendus de la BX.14. Mieux. Elle les cloue sur place !
Des silhouettes s’agitent autour de l’imposant parallélépipède en béton. Des silhouettes à quatre membres qui ressemblent comme deux gouttes d’eau aux hommes. L’analogie s’accentue même encore si l’on remarque les vêtements de ces créatures, qui s’habillent comme… les Terrestres ! Coïncidence, ou bien…
— On y va ? décide Brice.
— Moi, je commence à croire que je suis dans un asile de fous ! soupire Skill.
— Il faut en avoir le cœur net, grogne Mervey.
Ils s’élancent vers l’édifice, se montrent en pleine lumière, en pleine zone découverte, hardiment, avec inconscience. Là-bas, à trois cents mètres, les créatures bipèdes les découvrent brusquement et éprouvent soudain, apparemment, les mêmes sentiments que les Américains. La surprise stoppe tous leurs gestes.
Ils s’agitent, parlent tous ensemble, désignent les nouveaux venus. Ils sont une demi-douzaine, peut-être sept ou huit. Le premier moment de stupeur passé, ils se précipitent tous d’un bloc vers Brice et ses compagnons.
Devant cette ruée, le commandant dégaine son revolver. Une voix vrille à ses oreilles :
— Hé ! Ne tirez pas !
L’homme qui parle, paraît aimable. Il tend la main, se présente :
— Professeur Nicholas Korski. Vous êtes américain ?
Un moment paralysée, la langue de Brice se détend :
— Oui. Comment le savez-vous ?
— Votre uniforme, vos insignes. Nous avons aperçu votre fusée.
Des Russes. Le comble ! Des Russes sur cette fichue planète où l’équipage de la BX.14 ne comptait trouver personne. Ça mérite une explication, non ?
— Vous parlez notre langue ? demande Mervey.
— Oui.
Korski désigne une femme jeune, brune, avec de grands yeux et des lèvres épaisses. Elle possède quelque chose d’asiatique, malgré sa peau blanche.
— Mon assistante, Nadia Gordneff.
Il se tourne vers les autres hommes qui l’accompagnent.
— Des techniciens. Je dirige la centrale nucléaire que vous apercevez derrière vous.
— Cette bâtisse de béton ? lance Skill.
Ils parlent tous à la fois, racontent leur propre aventure. À quelque chose près, leur odyssée semble similaire. Ce qui arrive est extraordinaire, inexplicable.
Korski et son équipe s’occupaient de la centrale nucléaire KW.22, en Ukraine. Ils s’affairaient dans le bloc B.4, celui du réacteur, quand, soudain, ils furent pris d’une migraine intense. Très rapidement, ils perdirent connaissance. Quand ils se réveillèrent, ils se trouvaient sur une planète inconnue.
— La centrale, et tout ce qu’elle contenait, explique le professeur, matériel et techniciens, paraît avoir été arrachée à la Terre, véhiculée dans l’espace, recréée ici pour des besoins que nous ignorons.
Mervey se frotte les yeux :
— Vous en avez vu beaucoup des piles atomiques qui se baladent dans l’espace ?
Korski hausse les épaules. D’un niveau intellectuel très élevé, il envisage les événements sous l’angle scientifique, exclusivement.
— Je me comprends, précise-t-il. La matière inerte, comme la matière vivante, peuvent se transporter à des distances plus ou moins considérables. Il suffit de transformer les atomes et les molécules en vibrations, de les relayer ensuite par ondes électroniques, comme le laser, par exemple…
— Tout simplement ! glousse Brice, sceptique. C’est un tour de force que nos savants n’ont pas encore réalisé, tout au moins à ma connaissance.
— Nos savants, oui. Mais ceux d’une autre planète ?
Une nouvelle bombe explose. Elle jette la perturbation dans le regard des Américains. Depuis quelques heures, ils reçoivent des coups très durs pour leur système nerveux. Des agressions violentes, des « stress » susceptibles d’opérer des dégâts dans la texture de leurs neurones. En plus, ils ne pigent pas grand-chose aux explications scientifiques. Routiers de l’espace, ce sont plutôt des manuels. Pas des cerveaux superconcentrés.
— Il y a longtemps que vous êtes ici ? s’informe Brice.
— Quelques jours, dit Nadia d’une voix douce, avec un léger accent slave. Mais nous avons perdu la notion du temps. Notre « transplantation » hors de notre système planétaire pose de nombreux problèmes angoissants. Nos réserves de vivres baissent.
— Nous transportions du ravitaillement sur la base lunaire américaine. Du carburant, surtout. Nous pourrons vous dépanner momentanément.
Le commandant tend l’index vers le radio-navigateur.
— Examine les étoiles et tâche de savoir où nous sommes. Ce sera une maigre consolation, mais la difficulté ne paraît pas insurmontable. Avant tout, il faut survivre. File, Skill.
Tandis que ce dernier regagne hâtivement la BX.14, Mervey hoche la tête.
— À mon avis, tout ne fait que commencer. D’autres surprises nous attendent. Skill déterminera probablement notre emplacement, grâce aux calculatrices électroniques, mais cela ne résoudra pas nos problèmes.
Lentement, inexorablement, les exilés de la Terre, ces pauvres humains projetés dans une situation impitoyable, s’enfoncent dans l’aventure inouïe, apparemment sans retour. Sous la domination de supercréatures.
***
— Tu es sûr, Skill ? Tu ne nous montes pas un bateau ? répète Mervey qui paraît avoir mal compris.
Le radionavigateur grimace :
— L’ambiance ne se prête guère à la plaisanterie. Du moins pas à celle de ce genre. Pourtant, un peu d’humour nous détendrait. Les calculatrices, elles, prouvent par A plus B qu’elles ont raison.
La nouvelle accable Brice. Il s’assied, bras ballants, dos voûté, et envisage leur situation sous un drôle d’angle. Un angle plutôt pessimiste. S’il gardait des illusions, elles s’envolent, loin, très loin, inaccessibles. Ça semble insensé. Un gros canular.
— Eh bien ! soupire-t-il bruyamment. Les machines confirment les suppositions de Korski. Nous voilà pour le restant de nos jours sur cette planète. Sans qu’on puisse faire quelque chose !
— Que pourrions-nous faire, en effet ? grogne Skill. Nous n’arrivons pas à la cheville de ceux qui nous ont attirés ici. J’avais lu pas mal de romans d’anticipation, mais, de là à imaginer qu’un jour nous vivrions une aventure semblable…
Abandonnant Korski, Nadia et les techniciens russes, les trois Américains ont regagné la BX.14. Skill avait précédé ses compagnons, obéissant aux ordres de Brice. Quand le commandant et Mervey l’avaient rejoint, il achevait ses calculs avec un visage grave et une flamme inquiétante dans le regard.
Il avait expliqué que les calculatrices, se basant sur la position des étoiles, avaient conclu que les hommes se trouvaient à dix années de lumière de la Terre, approximativement, dans la constellation du Cygne, probablement sur le système planétaire de l’étoile 61.
Cette précision mathématique donne une idée du bond dans l’espace effectué par l’équipage de la BX.14. Dix années de lumière… À trois cent mille kilomètres à la seconde…
Effarant ! Il y a de quoi perdre son sang-froid, son esprit, sa raison, son équilibre. Bref, de quoi devenir fou, tout simplement. Même en admettant une explication scientifique, rationnelle.
Brice contemple la nuit diaphane à travers les hublots. Un ciel pur, dégagé, sans satellite. Quelque part dans ce fouillis de constellations…, la Terre ! Plus exactement, le soleil. Celui des hommes.
— Pas la peine d’user nos batteries pour appeler Ozem 21 ! Sur la Lune, ils doivent se demander où nous sommes passés.
— Ils s’inquiètent sûrement, assure Mervey. Seulement, ils n’imaginent pas un instant que…
— Oh ! Non, sûrement pas ! Ils n’imaginent pas la vérité ! soupire Skill. D’ailleurs, ils ne pourraient rien pour nous. Rien.
Brice mâche un chewing-gum. Son esprit vagabonde, n’admet pas encore la réalité. Cela le dépasse. Il met ses poings sur ses hanches.
— En dix minutes d’assoupissement, nous aurions franchi la distance que la lumière mettrait dix années à parcourir. Voyage quasi instantané.
— Korski estime que, selon la contraction du temps à travers l’espace, explique Mervey, il se pourrait que nous ayons quitté la Terre depuis des centaines, voire des milliers d’années…
— Ah ! Tais-toi ! gronde le commandant. Tais-toi sinon je t’assomme ! Korski fait le malin, parce qu’il est plus calé que nous. En réalité, il nage aussi, se noie dans ses propres calculs. Si j’en juge le calendrier électrique du bord…
Skill ricane.
— Tu sais, le calendrier électrique, c’est une maigre indication. Il a pu s’arrêter au moment où nous perdions connaissance. Ne te fie pas à lui.
— Alors, riposte Brice, tu crois aux âneries de Korski ?
Le radionavigateur hausse les épaules, élude la question :
— Onze heures. Il est tard. Ne pensez-vous pas que nous devrions dormir ? Même près de l’étoile 61 du Cygne, nos organismes éprouvent un besoin de repos.
Le lendemain, ils se réveillent, plus frais et plus dispos. Une nuit de sommeil a effacé leurs angoisses. Ils s’apprêtent à prendre le taureau par les cornes. Ce qu’ils veulent, c’est sortir de là, de cette impasse, trouver le pourquoi des choses. Ils se persuadent que tout n’est pas perdu. S’ils ont pu franchir les dix années de lumière, pourquoi ne les franchiraient-ils pas dans l’autre sens, dans le sens inverse, celui du retour ? Naturellement, avec l’aide des créatures intelligentes, même supérieurement douées, qui sont certainement à la base de leur aventure.
Ils établissent un plan. Primo : il s’agit de découvrir ces êtres supérieurs. Secundo : d’entrer en relation avec eux. Tertio : les persuader de ramener les Terriens vers leur planète d’origine.
Perspective alléchante, bourrée d’aléas. Sur le papier, ou verbalement, ça paraît facile. Mais les Américains affichent un moral au beau fixe. Ne serait-ce que pour marquer un point aux dépens des Soviétiques.
— Une veine que nous transportions du carburant ! remarque Brice. Cette réserve nous permettra de nous placer en orbite. On y va ?
— Paré ! dit Mervey, contrôlant ses appareils.
— Eh bien ! À la petite gloriole de la BX.14 ! jubile le commandant. Paré au décollage.
Les réacteurs rugissent et l’astronef s’arrache du sol, monte au sommet d’une longue colonne de flammes. L’azur l’absorbe, le noie dans sa luminosité. Parvenu sur l’orbite désirée, une orbite basse, il s’incline fortement vers l’ouest et commence sa rotation.
Il survole ainsi plusieurs continents, tous encerclés de grands océans. Soudain, Brice aperçoit quelque chose sur le panoramique. Quelque chose d’étrange qu’il ne définit pas sur le moment.
Dans l’air, à plusieurs centaines de mètres au-dessus du sol, un objet attire son attention. Il le localise très exactement dans le visionneur grossissant. Plutôt un amas d’objets, apparemment immobiles. Des genres de plates-formes.
Sur chacune, un dôme. Un dôme translucide, en verre, ou en substance analogue. Au travers de cette coupole semi-sphérique, Brice distingue des alvéoles taillés dans une masse métallique. Il ignore naturellement l’usage de ces cavités, aux contours souvent irréguliers.
Il compte une dizaine de ces plates-formes, séparées de quelques mètres les unes des autres. Leur surface dépasse sûrement celle d’une grande pièce de nos habitations terrestres.
À la seconde révolution, puis à la troisième, les Américains observent mieux ces bizarres constructions aériennes. Par déduction, par logique aussi, ils comprennent qu’il s’agit d’habitacles artificiels destinés à des créatures civilisées.
D’ailleurs, au cours d’autres passages de la BX.14, ils repèrent les habitants des plates-formes. Leur curiosité ne fait qu’augmenter car les créatures ne ressemblent pas aux hommes. Loin de là.
— Des chauves-souris ! compare Mervey.
— Ils en ont l’allure, la forme, mais pas la taille, remarque Skill. Ils sont beaucoup plus grands.
— Des chauves-souris géantes, précise l’électronicien qui tient à sa comparaison.
Les oiseaux volettent autour des plates-formes et parfois, s’y posent. Alors, ils se réfugient dans les alvéoles. Ils volent plutôt lourdement, pesamment, avec de larges ailes membraneuses, diaprées, que le soleil irise. Un corps fluet, une tête large, aux oreilles hautes. Quand ils atteignent les plates-formes, ils replient leurs ailes, enveloppent leurs abdomens, et réduisent ainsi considérablement leur volume, le ramenant à la taille d’un gros chien.
La BX.14, moteurs stoppés, poursuit sa rotation. Captivé par les évolutions des mystérieuses créatures, Skill prépare fébrilement ses appareils-radio.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? s’étonne Brice.
— Tu ne piges pas ? Ces…, ces chauves-souris ont construit des habitations aériennes. Ça prouve leur intelligence, non ? Or, il se pourrait bien qu’elles soient pour quelque chose dans notre aventure.
Mervey dilate ses prunelles :
— Tu voudrais dire que…
— Mais oui, je veux dire ce que tu penses aussi, ce que nous pensons tous. Que ces drôles d’oiseaux sont les habitants de cette planète. Et sans attendre davantage, je vais tenter le contact.
Skill manipule ses touches. Des ampoules s’allument sur un tableau, des lignes lumineuses zigzaguent sur des écrans. Des sifflements jaillissent de haut-parleurs.
Il s’arc-boute sur sa table, attend anxieusement, l’oreille collée au récepteur. Il ne reçoit aucun son. Alors il s’emballe :
— Hé ! Tas de saletés, vous ne pouvez pas répondre quand on vous cause !
Brice et Mervey sourient en silence, ce qui exaspère le pauvre radionavigateur.
— Vous vous foutez de ma gueule par-dessus le marché !
— Raisonne, Skill, dit le commandant. Raisonne avec ta petite cervelle. Tes chauves-souris ne comprennent sûrement pas l’américain, ni le russe.
— D’accord. Mais un appel sonique… Une onde, quoi. Quelque chose d’audible. Ça doit être à leur portée.
— Ils n’utilisent peut-être pas les hertziennes, avance Mervey.
Skill insiste encore quelques minutes puis, devant son échec, il se décourage, lève les bras au ciel, tonitrue :
— Qu’ils aillent se faire cuire un œuf !
Il fronce le sourcil.
— Des créatures qui ont la possibilité de nous arracher à notre planète, de nous projeter à dix années de lumière, et qui ne connaissent pas les hertziennes ! Vous trouvez ça normal ?
Brice tapote l’épaule de son camarade désappointé.
— Allons, Skill, range ton matériel et économise tes batteries. Les chauves-souris ne nous ont pas repérés. Ou elles nous ignorent volontairement. En tout cas, nous en parlerons à Korski. C’est un cerveau, lui.
— Tu veux t’abaisser devant Korski ? soupire Mervey en haussant les épaules. Un Soviétique !
— Russe ou pas, nous avons besoin de nous serrer les coudes. De tous, le professeur paraît le plus qualifié. Scientifiquement parlant, c’est une lumière. Nous…, nous ne pouvons offrir que nos bras.
— Tu oublies Nadia, les autres. Des atomistes ! riposte Skill. Des types calés.
— En physique nucléaire, oui, maugrée l’électronicien. Mais la physique nucléaire ne nous sert pas à grand-chose en ce moment.
— Est-ce que tu la fermes, Mervey ? glapit Brice, furieux. Je commande, à bord de la BX.14. Je commande encore, jusqu’à preuve du contraire, et malgré la situation exceptionnelle. Alors, foutez-moi la paix et laissez-moi mener la barque.
Il prend effectivement la direction des opérations. Il réduit l’orbite de l’astronef, regagne le continent qu’il avait abordé en premier. Quand il rejoint Korski à la centrale, il lui fait part de sa découverte des chauves-souris géantes.