Enfin le grand jour arrive, celui de ma libération définitive et sans conditionnelle. Condamné à quinze ans, j’aurai effectué quelque douze années d’enfermement. L’avocat général avait menti en certifiant aux jurés qu’un détenu condamné à vingt années de réclusion criminelle ne purgeait en réalité que douze ans. Si son calcul est exact, je totalise quelques années de trop à mon compteur.
Combien de galères et de malheurs avant d’en arriver à cet instant ! À l’approche de la porte de sortie, mon cœur se met à battre si fort qu’il me donne l’impression de vouloir quitter mon corps. La joie l’emporte cependant sur la tristesse de laisser J.-P., le frère d’un ami, derrière les murs.
Comme le chante Johnny Hallyday, Pour moi la vie va (re)commencer. À 200 kilomètres à l’heure.
Mon crâne semble frôler l’explosion tellement les choses se bousculent à l’intérieur. La porte claque enfin dans mon dos, me laissant cette fois du bon côté, avec à la main un sac de voyage contenant toutes les photos et tous les courriers envoyés par mes enfants pendant toutes ces longues années. Et mon sésame, le document attestant de ma libération par la grande porte.
Mes enfants m’attendent depuis un bon moment déjà sur le parking, face à la prison, accompagnés pour l’occasion par mon ami R. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les retrouvailles sont émouvantes.
La vie reprend vite son cours au sein du pavillon familial de la Ville-du-Bois. Le simple fait d’être chaque jour avec mes enfants m’apporte un bonheur incommensurable.
Cela se passe plus difficilement avec leur mère, peut-être parce qu’elle vient de vivre douze années seule. Ma présence semble la déranger, mes projets aussi, à l’entendre prononcer cette sorte d’ultimatum : « Si tu retournes en prison, je te quitte. »
Par honnêteté, je préfère lui faire savoir tout de suite que je ne suis pas prêt à abandonner ma vie de bandit. Malgré les dangers encourus (et connus).
Nous décidons de continuer la route ensemble malgré tout, plus unis par les enfants que pour le reste.
Passer à autre chose ? L’idée ne m’effleure même pas. Nos économies ont complètement fondu, entre les avocats, les mandats et la vie des miens. Il me faut repartir à la chasse pour offrir du bien-être à ma famille.
En douze ans, le paysage a pas mal bougé. Mes associés sont tous en prison, quand ils ne sont pas morts, comme Jo et Mimi, Milo. Pour reprendre mes activités, je dois commencer par trouver des partenaires.
Un premier rendez-vous avec mes nouveaux équipiers est fixé dans un grand hôtel de la porte de Bagnolet. Mon fils Laurent m’accompagne, erreur fatale. Sans doute un besoin viscéral de l’avoir auprès de moi.
En entrant dans le hall de l’hôtel, je sens comme un malaise m’envahir. Est-ce la prudence ? Telle une bête aux abois, je sens la présence des condés parmi les gens présents dans l’immense hall. Difficile cependant de différencier un condé d’un client…
Nous rejoignons finalement les deux Nordine, déjà installés à une table du restaurant. Au fil de la discussion, nous glissons vers les souvenirs de zonzon pour aborder le sujet principal, pour ne pas dire primordial, qui nous réunit : remonter rapidement du pognon.
Assez vite, nous nous apercevons que les condés sont sur nos endosses. Ils sont bien là, ce n’est pas de la parano. On en aura plus tard la confirmation, une véritable partie de cache-cache s’est engagée entre nous et ces messieurs de la BRI, sans compter les autres brigades et même les gendarmes.
Nous sommes filochés lors de tous nos déplacements. Parfois, il nous semble avoir réussi à casser la filature, mais comment en être certain ? Les condés nous le laissent peut-être croire afin de mieux nous piéger.
Nous étions sans cesse sur le qui-vive pour détecter une éventuelle filature. Un jour, alors que nous prenions la direction d’un boulot, armés comme un commando, Nordine B. a aperçu les morbacs. Comme toujours en pareil cas, nous n’avons pas insisté – Sergio nous accompagnait ce jour-là. Nous avons changé de secteur et les condés nous ont lâchés. Ce qui les intéresse, c’est le flag. Un transport d’armes avec association de malfaiteurs n’est pas assez valorisant pour eux. C’était d’ailleurs mieux ainsi pour tout le monde, car il n’aurait pas été question de se faire sauter sans résistance. Ils perdaient parfois notre trace, ce qui nous permettait d’aller ramasser nos lovés.
Cette partie de cache-cache ne dure cependant pas très longtemps. Elle est stoppée net par une catastrophe, survenue au cours de l’année 1988.
Ce jour-là, mon fils Laurent m’accompagne dans un bureau de change de l’avenue Montparnasse, à Paris. Pour y changer en francs français des devises suisses, l’équivalent de 50 000 euros, somme nécessaire à Laurent pour acquérir des fringues – il veut s’installer comme forain.
L’opération de change terminée, nous regagnons notre véhicule, stationné dans une rue voisine, à quelques dizaines de mètres. Je m’installe au volant, Laurent prend place sur le siège passager. À peine la clef tournée, des mains puissantes m’arrachent de mon siège et me propulsent sur le bitume, très dur.
Plusieurs voix hurlent en même temps :
« Police ! Bouge pas, enculé ! »
Tandis que Laurent subit le même sort, à mon tour je me fais entendre :
« Ne touchez pas à mon fils, il n’a rien fait !
— Ferme ta gueule, enculé ! » me répond « gentiment » une voix ennemie.
Le visage plaqué au sol sous la force d’un pied, je sens que l’on entraîne mes mains pour les entraver dans mon dos à l’aide d’une paire de menottes. Pour me dissuader de remuer, les canons de plusieurs gros calibres viennent s’appuyer sur mon crâne et mon visage. Pourvu qu’un fou de la gâchette ne se laisse pas aller !
Quelques secondes plus tard, un condé lance un ordre dans son talkie :
« Vous pouvez sauter tous les autres. On a le chef et son fils ! »
(S’il savait, ce pauvre con ! Chez nous, il n’y a pas de chef.)
Il continue à guider la manœuvre :
« Bon ! On les charge. » Direction : le pavillon de Michel.
Sur le siège arrière d’une vago, me voilà coincé entre deux condés, tandis que Laurent a été « invité » à prendre place dans un autre véhicule. Et c’est un convoi de six voitures qui s’ébranle bientôt, toutes sirènes hurlantes et gyrophares étincelants.
Assis à l’avant, le chef me cherche :
« Alors, Michel, ton voyage en Suisse a été fructueux ?
— De quoi tu parles ? Je n’aime pas la Suisse. Trop de montagnes et trop de verdure.
— Oui ! Avec des montagnes d’oseille ! »
De loin, le pavillon me semble comme en état de siège, entouré de condés en civil, de gendarmes et de flics en uniforme. Deux lardus sont en train de sonder le terrain à l’aide de détecteurs de métaux.
Dans le salon, Ghislaine, sa mère et Sergio sont assis à même le sol, menottés les mains dans le dos eux aussi. Laurent et moi les rejoignons, poussés par notre aimable escorte.
Un filet de sang s’écoule du crâne de Sergio sans que cela semble préoccuper quiconque.
« Ils t’ont frappé ? »
Un condé me répond à sa place :
« Non, Michel ! Il a sauté par la fenêtre du premier étage pour s’arracher. »
Sergio me fait un signe de la tête pour confirmer ses dires.
Le désordre le plus complet règne dans la salle de séjour et le salon. Tous les tiroirs, les placards ont été vidés à même le sol. Le living a même été décollé du mur. Un ouragan n’aurait pas fait plus de désastre dans la baraque, occupée par une quinzaine de condés en armes. Le plus grand, pas loin de deux mètres, fait les cent pas avec un tel agacement qu’il pourrait bien taper dans la snifette (la cocaïne vous met facilement dans cet état). Soudain, il s’écrie :
« C’est impossible qu’on ne trouve rien ! Il est rentré de Suisse hier soir, vers 23 heures. (S’adressant à moi :) Hein ! Tu as bien braqué une banque là-bas ? »
Pas nécessaire de lui répondre.
Soudain, comme pris d’une folie subite, il se saisit du living et le projette en avant. Le meuble s’écroule dans un fracas de verre et de bois brisé.
Je ne suis pas loin de me lever, et Sergio aussi, pour lui apprendre à respecter le bien d’autrui. Mais un coup de pied magistral me renvoie sur mon cul – mon fils subit le même sort.
Les yeux de ma fille fixent intensément le meuble éventré, mon regard se dirige dans la même direction pour apercevoir le morceau de sac en plastique qui dépasse.
Ma fille me dit en gitan :
« Papa ! On est crindo des lovés ! »
À peine le temps de finir sa phrase qu’un condé, ayant vu la même chose que nous, se précipite sur le sac de plastique, l’ouvre et s’enflamme :
« Bingo ! »
Il tend le sac à son chef qui plonge la main à l’intérieur et la ressort en brandissant plusieurs liasses de francs suisses, de dollars et de florins, avant de se tourner vers moi :
« Alors, Michel, d’où il vient ce pognon ?
— Ce sont mes économies.
— Tu les avais placées en Suisse ? Qui se colle aux scellés ? En attendant, les gars, destruction totale de la maison ! Et soyez efficaces, cette fois ! »
Ses hommes semblaient n’attendre que cet ordre pour se venger de l’affront précédent. Un nouveau séisme s’abat sur la maison, agrémenté de coups de marteau qui viennent fracasser tous les meubles les uns après les autres. La totale.
Une voix surgit soudain de la cuisine :
« Chef, venez voir ! »
Deux secondes plus tard, je suis contraint de les rejoindre.
En entrant dans la cuisine, je vois deux condés à genoux en train de s’affairer devant un trou creusé dans le bas du mur. L’un d’eux en extirpe deux plaquettes de couleur marron, dont une entamée, avant de se tourner vers moi :
« C’est quoi ça ?
— Je ne sais pas.
— Tu te fous de notre gueule, tu ne vois pas que c’est du H ?
— Non, je ne connais pas ce produit.
— Combien il y en a ? demande le chef.
— Au pif, environ 750 grammes !
— À qui cela appartient-il, Michel ?
— C’est ma fumette personnelle, c’est pas interdit ?
— Toute cette quantité ?
— Oui ! Cela m’évite de rencontrer mon dealer tous les jours.
— Et si je te dis que le fournisseur, c’est toi ?
— C’est qui, ton dealer ? intervient un de ses collègues.
— Hacène de Belleville.
— Te fous pas de ma gueule et nous fais pas chier ! On sait que c’est à Laurent. Les gendarmes ont une commission rogatoire contre lui pour trafic de stupéfiants.
— C’est des conneries, la came est à moi ! »
Cette came, je la revendique pour éviter à Laurent de faire connaissance avec le chtar. Le problème, c’est que sa déclaration est la copie conforme de la mienne, mais à l’envers, puisqu’il jure que le chichon est bien sa propriété. Lors de l’instruction, je tenterai plusieurs fois de lui faire entendre raison. Sans succès.
En première instance, nous écoperons chacun de trois ans ferme devant le tribunal correctionnel de Paris, une peine ramenée à vingt-quatre mois en appel. Encore beaucoup trop par rapport au tarif en vigueur pour une telle quantité. Laurent, dix-huit ans tout juste, n’en a pas moins droit à un premier (j’espère le dernier) séjour en prison : on ne fait pas de cadeau à celui qui porte le nom de Lepage.
Alors que je me mets à table pour le shit, le condé continue à compter les billets.
« Chef, annonce-t-il brusquement, il y a exactement 375 bâtons » (plus de 500 000 euros).
Sans plus attendre, ils tentent de me faire également avouer ma participation à l’attaque d’une banque à Martigny, en Suisse.
Ils me narrent comment des braqueurs ont scié les barreaux d’une fenêtre, au premier étage de la banque. Ils ont ensuite passé la nuit dans un bureau en attendant l’arrivée des deux employés préposés à la neutralisation des circuits d’alarme. Les deux quidams ont été coincés à leur arrivée et contraints de conduire les malfrats jusqu’à la salle des coffres. Le coffre principal a été délesté de son trésor, ainsi que le coffre de nuit. Puis les braqueurs ont disparu par une fenêtre donnant sur l’arrière de la banque pour rejoindre leurs véhicules, avec un butin de 2,5 millions d’euros. Tandis que, devant la banque, les employés inquiets de ne pouvoir entrer dans leur lieu de travail faisaient appel à la police.
La « perquise » terminée, Claire, Laurent, Sergio et moi sommes débarqués dans les locaux de la BRI, Quai des Orfèvres. Seule Ghislaine est épargnée, par égard pour son jeune âge.
Au détour d’un couloir, j’entrevois les frères Ben Ali et Nordine B., leur cousin. Je feins de les ignorer complètement et eux font de même avec moi. Officiellement, on ne se connaît pas, mais ils sont soupçonnés d’avoir participé au même braquage, en Suisse, et à quelques autres en France, en ma compagnie. La menace d’une mise en examen pour « association de malfaiteurs » plane sur nos épaules, englobant mes deux fils, sans compter le trafic de stupéfiants.
D’après les surveillances des condés de la BRI, nous aurions régulièrement transporté des sacs contenant des armes ou quelques autres marchandises illicites, à bord de voitures volées. Et qu’à chaque fois qu’ils perdaient notre trace, un « braquo » était perpétré. Comme par hasard. À croire que nous étions la seule équipe capable de braquer dans tout le pays et à l’international maintenant !
En plein milieu de mon interrogatoire, un flic entre dans le bureau et m’interpelle :
« Dis-moi, ton fils Sergio, il n’est pas un peu fou ?
— Et toi ?
— Michel, je te dis ça parce que quand on arrête de le frapper avec le Bottin, il nous demande si nous sommes fatigués. »
Putain ! Il tapait mon fils, et ce con venait me raconter ça ! Attaché à ma chaise, je ne pouvais guère faire grand-chose, à part proférer quelques insultes. Ce dont je ne me privais pas.
La fin de la garde à vue approchant, on me conduit dans le bureau du grand ponte de la police, qui désire avoir une conversation avec moi. Il m’invite à m’installer dans un fauteuil plus confortable que les bat-flanc de la cellule de garde à vue. Ce qui fait grand bien à mes côtelettes. Mais le mec ne me laisse pas savourer. Il attaque sans préambule :
« Bon ! Michel, tu es un enculé, ta famille va se retrouver au trou si tu ne te mets pas à table. »
Scié, je reste quelques secondes sans voix, avant de la retrouver :
« Un enculé, ici ? Oui, c’est toi ! Tu sais que les miens n’ont rien à voir dans mes affaires. Allez, je n’ai rien à te dire, fais-moi reconduire en cellule ! »
Claire est incarcérée à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis pour un pauvre recel. Elle a eu le malheur d’accepter un cadeau de ma part, un manteau de vison provenant du braquage d’un magasin de fourrures à Orléans. Que bien sûr la police, simpliste, nous attribue à mes fils et moi. Un très mauvais cadeau qui lui coûtera huit mois de prison ferme. Dur pour un simple recel. Mais elle porte le nom maudit.
Laurent et Sergio sont également expédiés à Fleury-Mérogis, ainsi que Nordine B… Djamel et son frère Nordine sont aiguillés vers la prison de Fresnes. Quant à moi, je retrouve une cellule à la maison d’arrêt de la Santé.
Ma fille, âgée de quinze ans, se montre courageuse et assure tous les parloirs, ceux de sa mère, de ses frères, et les miens. Un total de douze par semaine. Pour ses déplacements, malgré son jeune âge, elle utilise une Ferrari qui a échappé aux perquises. Ce qui lui plaît bien.
Présenté devant le juge d’instruction pour un nouvel interrogatoire, je ne change pas ma position d’un iota. Il persiste à croire que je me suis rendu en Suisse en TGV, train à bord duquel se trouvait également Nordine B., dans un autre wagon. Nous sommes descendus à Lausanne, où, dans la gare, nous avons repéré les condés. Nous avons cassé la filoche en entrant dans un McDonald’s situé face à la gare, dont nous sommes sortis par une porte située à l’arrière.
Il m’est impossible de nier le déplacement en Helvétie, mais je maintiens ne connaître aucun de ces individus présentés comme mes amis. En revanche, il est évident que je reconnais ma femme et mes enfants, qui eux-mêmes affirment n’avoir jamais vus les Ben Ali, pas plus que Nordine B. Et ce malgré les photos où l’on nous voit tous réunis autour d’une même table le jour de l’anniversaire de Laurent, dans notre pavillon.
La seule chose que je veux bien concéder à monsieur le juge, c’est que j’opère des transferts d’argent pour le compte d’un consortium de cuisiniers français de renom (excusez-moi, messieurs). Cela moyennant un pourcentage sur les sommes rapatriées en France.
« Quel pourcentage ? me demande le juge à la volée.
— Les 3 % correspondant à mon travail. »
(C’est le tarif en vigueur pour ce genre de boulot.)
Le magistrat hésite un instant. Il se demande si c’est de l’humour ou si je me fous de sa gueule. Pour récupérer « mon argent », il faudrait encore que je dénonce les fameux cuisiniers. Inimaginable.
Disons tout de suite que le gouvernement français ne se montrera jamais reconnaissant sur ce coup-là et que l’argent ne me sera jamais restitué… Et pourtant, je contribue à rapatrier de l’argent en France.
Quelques mois plus tard, mes amis et moi obtenons cependant l’essentiel : un non-lieu dans l’affaire du braquage en Suisse, comme pour l’association de malfaiteurs. Les deux frères Ben Ali, Nordine B. et Sergio sont libérés après trois mois de détention.
Laurent sortira dix-huit mois plus tard, bénéficiant de quelques mois de remise de peine pour bonne conduite. Ma propre libération suivra deux mois plus tard. Entre-temps, Claire a demandé le divorce après m’avoir envoyé un courrier. Ras-le-bol de tous ces emmerdements, m’explique-t-elle. Ce que je comprenais parfaitement. Elle n’a plus la force… (J’en profite pour rendre hommage à tous ces épouses, parents, sœurs, frères, enfants qui se voient imposer une vie si difficile.)