Chapitre 7
Vie active

Mon premier emploi me conduit dans une usine de jouets. Mon salaire mensuel s’élève alors à 8 000 francs (anciens), pour soixante heures de travail. Pas de quoi donner envie de faire carrière.

Il ne me faut pas deux semaines avant d’emplâtrer le fils du taulier : le jeune homme me reprochait ma grande liberté dans l’interprétation des horaires. Verdict du paternel : viré sur-le-champ.

L’annonce faite à mes parents diffère quelque peu de la réalité : l’exclusion est devenue un « licenciement économique ». En bon communiste, mon père considère que ce patron manque de sérieux, surtout après m’avoir fait miroiter une carrière dans son entreprise.

L’enchaînement des petits boulots s’interrompt lorsque je me stabilise dans le secteur du bâtiment, où le métier de staffeur me tend le plâtre. Pas de quoi cesser cependant mes virées nocturnes avec René, agrémentées de petits casses pour arrondir les fins de mois.

Avec les filles de mon âge, tout se passe pour le mieux. Je sors même régulièrement avec une petite copine, mais, avec elles, ce ne sont que baisers et caresses intimes. Mon éducation sexuelle se poursuit avec une « vieille » de trente-cinq ans (pardon mesdames). Elle aime la chair fraîche, rien d’anormal, dans la mesure où elle donne dans la boucherie.

Nous n’en oublions pas pour autant d’aller rendre visite aux putes, et c’est précisément en revenant de l’une de nos virées, vers 1 heure du matin, que survient la catastrophe.

Nous roulons gaiement sur le boulevard Magenta à bord d’une DS volée, la radio hurlant de toute sa puissance, lorsque René pousse un cri :

« Les motards ! En face ! »

Je les ai vus, aussi. À cette heure, les motards de la police maraudent à la recherche de choses anormales pour entrer en action. Deux jeunes à bord d’une DS (la voiture la plus volée à l’époque) à une heure si tardive font des suspects idéaux. Au moment où nous atteignons leur hauteur, leurs regards soupçonneux scrutent avec insistance l’intérieur de l’auto.

Les yeux collés au rétro, René s’emballe :

« Ils font demi-tour, on s’arrache ?

— Pourquoi, tu veux les attendre ? »

René enfonce l’accélérateur et la voiture bondit en avant, rugissant de toute sa puissance. Il vire à droite dans la première rue et positionne la DS au centre de la chaussée pour prendre de la vitesse, tandis que les deux motards se glissent dans notre sillage, sirènes hurlantes.

Le plus téméraire tente bientôt de doubler notre véhicule par la droite, mal lui en prend : le bruit de ferraille me convainc qu’il n’a pas su gérer sa trajectoire. Un coup d’œil vers l’arrière me le confirme : le motard est à terre, ainsi que sa moto.

René improvise comme il peut et vire à gauche sans ralentir, mais ce n’était pas négociable : la roue avant gauche heurte le rebord du trottoir et la DS fait un bond, avant d’aller terminer sa course dans la devanture d’un magasin de fringues. Pas le temps de le cambrioler : on ne contrôle plus rien.

Dans un cas comme celui-là, on ne se pose aucune question.

Je m’éjecte de la « vago » à une vitesse supersonique et détale. Droit devant moi.

Deux détonations résonnent dans la nuit, tandis qu’une voix me somme de stopper ma course. Et puis quoi encore ?!

Tel un lévrier, je poursuis ma route. Tout en cavalant, j’ai une pensée pour René en espérant qu’il a réussi à s’arracher. Je parcours ainsi plusieurs centaines de mètres quand les sirènes de police se rapprochent du quartier. Il devient très urgent de débusquer une planque, un porche se présente, j’enquille dans cette direction et découvre un escalier semblant mener aux caves. Les flics ne viendront pas me chercher dans pareil trou à rats.

Plus d’une heure, je patiente sous terre, avant de me décider à regagner Ivry. À pied, c’est beaucoup trop loin : une motorisation serait la bienvenue. Elle prend quelques minutes plus tard la forme d’un magnifique scooter.

Un coup à droite, un coup à gauche, et la sécurité cède. Plus qu’à rouler fesses serrées en espérant ne pas me faire retapisser par les maraudeurs de la nuit.

Ce n’est que le lendemain, dans l’après-midi, que je rends une discrète visite à la mère de René. Le pire s’est produit : il a été incarcéré dans la soirée à la prison de Fresnes. Conformément à ce que j’ai appris en écoutant les grands, elle se voit gratifier de quelques billets pour payer l’avocat et envoyer à mon ami un premier mandat pour la « cantine » – de quoi se procurer ce dont il aura besoin dans sa cellule. Un rituel auquel je n’entends pas déroger, même si je sais qu’il n’est pas tant suivi que ça dans la voyoucratie.

René sera traduit devant le tribunal correctionnel de Paris trois mois plus tard. La sentence sera très sévère pour un « primaire », comme on appelle les gens qui n’ont jamais été condamnés : trois années d’emprisonnement.

Une éternité.

Pendant tout le temps de sa détention, nous resterons en contact. Au fil de ses lettres, j’apprends qu’il a repris ses études et rêve d’une autre vie que celle de gangster. Une fois libre, il voudrait travailler et fonder une famille. Purs mensonges destinés à obtenir une libération conditionnelle, pensais-je, mais l’avenir me donnera tort : conformément à ses engagements, il se mariera et aura trois enfants. Nous ne nous reverrons que par intermittences.

***

À peine une semaine après l’arrestation de René, deux nouveaux complices font équipe avec moi : Antoine et Dominique, tous deux décédés à ce jour.

On a fait connaissance au Bar Luc, un endroit fréquenté par les voyous chevronnés de la commune d’Ivry, mais aussi par les débutants.

Après avoir tapé plusieurs « petits boulots » ensemble, on s’apprête à viser du solide. Dominique avait un « taf », autrement dit un coup sérieux. Un agent payeur qui chaque première semaine du mois passe par la cité Hoche pour verser les allocations familiales aux personnes concernées. Dominique tient le rencard de sa propre mère : le payeur bande pour elle et s’est vanté de transporter une véritable petite fortune.

Le butin pourrait avoisiner les deux plaques. Un vrai pactole.

La difficulté technique majeure tient au fait que le bonhomme transporte l’argent dans les poches de sa veste militaire. Impossible de l’agresser en pleine rue : pour perpétrer sans risque notre méfait, nous devons le coincer dans un immeuble.

Le premier repérage nous laisse hilares. La mob bleue avec laquelle il se déplace est à peine visible, tant l’agent payeur est volumineux. Il doit bien peser cent vingt kilos et mesurer pas loin de deux mètres. Une montagne ! On se demande avec quelles forces le cyclomoteur peut encore avancer, les pneus au bord de l’éclatement.

Le jour J, nous sommes en place. Sans calibres. Les « grands » n’ont pas voulu nous en fournir. Peut-être ont-ils eu peur d’être balancés en cas d’arrestation. De toute façon, on ne sait pas s’en servir : la seule fois que j’ai tiré, c’était à la fête foraine avec un fusil à plombs.

À défaut, on a décidé de passer à l’acte avec des matraques. C’est loin d’être gagné, étant donné le gabarit de notre homme, mais l’idée nous a été soufflée par un pote. Son père, dit-il, attaquait les transporteurs de fonds de cette manière. Il nous certifie que le mec tombera dans le coma au premier coup de matraque. Comme il ne nous a pas été possible de vérifier sur son crâne, nous ne pouvons que lui faire confiance.

Antoine, le moins costaud de nous trois, avec son mètre soixante, hérite du poste de pilote. Sa mission : attendre au volant d’une DS derrière l’immeuble où nous devons matraquer l’homme à la veste de combat. Son équipement : une casquette, une paire de lunettes de soleil et des gants, pour les empreintes.

Dominique et moi faisons le guet, dissimulés dans l’escalier de secours, au niveau du sixième étage, là où l’agent payeur débute théoriquement sa tournée. Nous avons également pris soin de modifier notre allure en endossant d’épais blousons en peau de mouton retournée. Également gantés, nous avons enfilé chacun un passe-montagne sur le crâne. De vrais pros.

Dominique joue nerveusement avec sa matraque, qu’il tape régulièrement contre sa main comme s’il cherchait à en tester l’efficacité. Le déclic, c’est la machinerie de l’ascenseur qui se met en marche. La cabine entame son ascension. Si l’agent payeur est bien à l’intérieur, elle interrompra sa course entre le cinquième et le sixième étage. Pour son malheur, il lui restera alors à gravir huit marches pour gagner le palier supérieur.

J’ai la bouche sèche et les mains moites ; Dominique n’est pas dans un meilleur état. Nos yeux se croisent toutes les dix secondes, mais nous n’échangeons pas un mot, rendus muets par le trac. Pourtant, je sais que rien ne pourrait m’empêcher de faire mon travail.

La cabine de l’ascenseur arrive à destination et la porte de sécurité glisse sur son rail en grinçant. J’abaisse mon passe-montagne sur mon visage, imité par mon complice, tout en extirpant la matraque dissimulée sous mon blouson.

Les pas du colosse se rapprochent et l’escalier donne l’impression de vouloir céder sous son poids. Les secondes sont aussi lourdes que le bonhomme, dont le premier pied se pose sur le palier. Pour le moins du 56 !

Je prends ma respiration et bondis sur le balaise. Dans le même élan, deux coups de matraque s’abattent sur le sommet de son crâne. Il accuse le choc, mais parvient néanmoins à empoigner ma main. Un étau.

Comme possédé par la panique, je gesticule en tous sens pour m’extraire de ce piège, Dominique arrive à ma rescousse. Il heurte de plein fouet l’agent, qui bascule vers l’arrière, entraîné par son poids vers l’escalier. Il roule, sa tête cognant plusieurs fois les marches, avant de s’immobiliser contre le mur, heureusement assez solide pour le retenir, autrement il se retrouvait six étages plus bas. Il semble groggy et je profite de la situation pour lui asséner un nouveau coup de matraque, tandis que Dominique entreprend de lui retirer sa veste militaire, équipée de quatre poches bourrées de billets.

La tâche paraît un instant insurmontable sous le poids du bonhomme. Dominique tire avec toute sa rage et le coton finit par céder. Il en récupère une moitié, puis l’autre, et détale. Je suis censé le suivre, mais l’appât du gain, à moins que ce ne soit du professionnalisme, me pousse à explorer les poches du pantalon. Elles sont vides, à mon grand désespoir. Deux mains fermes comme une presse se referment à cet instant sur ma cheville droite. Je me débats. Sans succès. De nouveau, je dois recourir à la matraque ; plusieurs coups sur le crâne et le géant finit par lâcher prise, l’enfoiré !

Il est temps de filer, mais voilà que mon pied ripe au niveau de la porte de l’ascenseur et que je m’étale de tout mon long. Alors que je me redresse, une première détonation résonne dans la cage d’escalier. La seconde fait sur moi l’effet d’un starter au moment du sprint. À la troisième, je ressens une douleur, comme une brûlure, au niveau de la cheville droite. Je cours encore plus vite, convaincu que l’agent payeur n’aurait pas raté sa cible, d’aussi près, si je ne lui avais pas distribué tous ces coups sur la tête.

Mon passe-montagne toujours baissé, je traverse en trombe le hall d’entrée devant quelques riverains médusés. Je contourne le bâtiment, bientôt sauvé par la DS qui m’attend, portière arrière grande ouverte, moteur rugissant sous les coups d’accélérateur nerveux d’Antoine.

Je plonge sur la banquette à la manière de mon gardien de but préféré, François Remetter, la star du moment. Et la DS démarre en trombe, laissant sur le bitume une bonne partie de la gomme de ses pneus.

« Mais qu’est-ce que tu as foutu ? gueule Dominique.

— J’ai fouillé les poches de son pantalon à la recherche du pognon. Le mec était armé. Je crois qu’une bastos m’a touché à la cheville ! »

En soulevant le bas de mon pantalon percé et brûlé, je découvre la chair sanguinolente. Antoine propose aussitôt de m’emmener chez la mère d’un pote. Elle a eu l’occasion de soigner son mari alors qu’il faisait partie d’un gang spécialisé dans l’attaque des « encaisseurs », comme on appelait à l’époque les transporteurs de fonds attachés aux banques. Il était décédé lors d’une course poursuite avec la police, après avoir perdu le contrôle de son véhicule, parti s’encastrer sous un camion en stationnement.

« Tout ce qui ne tue pas rend plus fort », professe mon infirmière en achevant son pansement.

Me voyant sans réaction – en fait, je n’ai pas vraiment compris le sens de sa phrase –, elle ajoute :

« Tu diras à tes parents que tu es venu m’aider pour des bricoles et qu’un morceau de ferraille t’a blessé. »

Sur ces mots, elle déchire mon pantalon pour faire disparaître le trou laissé par le projectile.

Le butin s’avère plus important que prévu : 2 500 000 (anciens) francs. Dans l’euphorie, l’infirmière de fortune se voit gratifier de la somme de 300 000 francs, un geste dont elle nous remercie en lançant une invitation :

« On va fêter votre réussite au champagne ! Merci pour les lovés1, revenez le plus souvent possible (elle se marre), la porte est grande ouverte. La prochaine fois, revenez entiers ! »

Elle était la première d’une longue série de femmes et d’hommes, très rarement intéressés, qui nous rendront, au fil des ans, d’innombrables services. Notamment pour planquer notre précieux matos.

En attendant, j’ai droit à une nouvelle engueulade à la maison, mon père me conseillant vertement de ne plus travailler pour des étrangers.

Et la vie continue ainsi, avec en guise de point d’orgue ce fameux papier rose obtenu le jour de mes dix-huit ans : le permis de conduire. Quelques jours plus tard, je fais l’acquisition d’une magnifique Peugeot 203 d’occasion.

Cet achat offre plusieurs avantages, le principal étant son confort : la banquette arrière de la 203 est nettement plus moelleuse que les caves où j’entraînais jusque-là les filles. Pas question en revanche de m’en servir pour un usage professionnel : pour ça, il y a les autos volées.

***

L’année 1965 rime pour moi avec service militaire. Me voilà incorporé au 51e bataillon de transmission, basé en Allemagne, dans la ville de Trier (Trèves). Un désagrément évitable. Mais il eût fallu « m’envoyer » le capitaine médecin du service de réforme, à l’occasion des trois jours, à Vincennes. Très peu pour moi ! Plusieurs de mes connaissances se sont laissé tenter. Le médecin avait même gagné un surnom dans la banlieue : la Folle du régiment, comme dans la chanson de Michel Sardou.

Finalement, je ne regretterai pas le voyage : non seulement l’armée m’a fourni l’occasion de passer le permis de conduire poids lourds, mais elle m’a initié au maniement des armes. Un art dont je saurai faire bon usage dans la vie civile.

N’étant pas vraiment un soldat discipliné, en réalité toujours prompt à m’octroyer des permissions à ma guise, j’écoperai de deux mois supplémentaires. Le temps de fréquenter un endroit que la chance (ou la prudence) m’avait épargné jusqu’à mon appel sous les drapeaux : la prison.

Une partie de rigolade plus qu’un traumatisme : tous les soirs, je descellais les barreaux de ma cellule et je filais dans la nature, autrement dit, aux putes ou au bar voisin.

Note

1. L’argent, en langue manouche.