Deux membres du gang de la banlieue sud qui s’adonnent au sport de façon intensive dans la même cour de promenade, cela finit par attirer l’attention de l’administration pénitentiaire. À leurs yeux, il n’y a qu’une hypothèse : un projet d’évasion. Et qu’une seule solution : nous séparer.
C’est avec une grande tristesse que je laisse mon ami Piaf. Je n’y gagne pourtant pas en tranquillité, faisant l’objet d’une attention permanente et minutieuse. Dès qu’il leur semble que je me lie un peu trop avec quelqu’un, je suis transféré. Je vais parcourir des milliers de kilomètres en fourgon cellulaire sur les routes de France, ballotté d’une prison à l’autre. Et chaque nouvelle cour de promenade m’apporte son lot de surprises et d’aventures.
En deuxième division, côté sud, mes compagnons de promenade s’appellent Alain C., tombé pour le kidnapping du baron Empain, Hugo Brunini, incarcéré pour l’enlèvement du directeur d’une maison de disques, et Pierre B., un braqueur. Après les présentations d’usage et plusieurs heures de bavardages anodins, Alain me branche sur un plan d’évasion qu’il a mijoté avec Pierre.
Je vais m’apercevoir rapidement que mes deux compagnons de promenade sont de grands rêveurs.
Le plan consiste à faire exploser le mur à l’aide d’un bazooka. Ils ne disposent pas d’un tel matériel, mais ils savent où le trouver : au Liban. Quelqu’un a-t-il été désigné pour effectuer ce déplacement périlleux ? Le Liban n’est pas si proche que cela et c’est un pays en guerre, choses que mes deux compagnons de promenade semblent avoir oublié.
Comme il m’est impensable d’envoyer des amis pour un voyage sans retour, je finis par annoncer aux deux autres que leur plan est en fait une vaste connerie. En revanche, s’ils acceptent de me suivre, je peux leur proposer une évasion plus classique. Plus simple.
Des amis sont prêts à nous balancer une corde par-dessus le mur de ronde, à charge pour nous de scier nos barreaux et de sortir le jour convenu. Il y a bien sûr des risques à prendre par la position du mirador, mais la liberté le mérite bien.
Alain et Pierre semblent soulagés de me voir prendre la direction des manœuvres, comme libérés d’un poids. Mais je ne suis pas au bout de mes surprises avec ces deux-là !
Pour m’aider dans cette entreprise, je demande le soutien de Milo et sa réponse ne se fait pas attendre : positive. Encore faut-il que nous trouvions le moyen de faire entrer le matos nécessaire, une vingtaine de lames de scie à métaux et un calibre. Pour ma pomme.
La chance, pour une fois, me sourit en plaçant un maton sur ma route. C’est lui qui prend contact en arrivant dans la division, en me passant le bonjour d’un ami, ancien boxeur pro. Nous sympathisons très vite. Il me parle de sa famille, moi de la mienne, nos liens se consolident chaque jour un peu plus. Il est vrai, me concernant, dans un but précis.
Le maton vient d’acquérir un pavillon à Vitry et les fins de mois se révèlent difficiles, avec le coût des travaux. Est-il en train de m’envoyer un message ?
Après avoir longuement réfléchi (deux jours), je me jette à l’eau un matin et lui demande s’il peut me rendre un service.
« Quel genre de service ?
— J’ai besoin de lames de scies à métaux. »
Il reste silencieux une bonne minute, avant de trancher :
« OK, mais pas d’armes.
— Bon, d’accord. Combien tu veux pour ça ?
— Cinq barres, c’est beaucoup ? Avec ça, je pourrais terminer les travaux de mon pavillon. »
On ne marchande pas le prix de la liberté.
Mais tout n’est apparemment pas complètement clair dans sa tête car il ajoute :
« Avant de te donner ma réponse définitive, je vais demander conseil à ma femme. »
C’est mort !
Quelle femme de travailleur voudrait que son mari participe à un tel projet ? J’attends la réponse avec une telle fébrilité que je perds quelques kilos. Il me donne pourtant son accord deux jours plus tard. Ouf !
Un rendez-vous est fixé dans un bar fréquenté par le maton, où Milo déposera le matériel et l’argent dans une boîte à chaussures fermée. L’opération est en bonne voie, du moins la première phase.
Un samedi matin, à 7 heures, la porte de ma cellule s’ouvre doucement ; un zombie se dirige vers la table pour y déposer trois paquets de tabac à rouler, avant de ressortir comme une flèche. Comme dans un film muet. Mon discret visiteur devait être pétrifié de peur et proche de la syncope.
Les vingt lames de scie, longues de quinze centimètres chacune, sont bien à leur place dans les trois petits paquets. J’entreprends de partager le lot en trois tas pas tout à fait égaux, cinq pour Alain, cinq pour Pierre et dix pour ma pomme : je ne veux pas tomber en panne en cours de travail. Enveloppés dans des mouchoirs en papier, ces précieux outils disparaissent après usage dans les caches en forme de double fond aménagées à l’intérieur de trois paquets de lessive, sous une bonne couche de ruban adhésif. J’ai pris soin de soulager ces trois sachets d’une partie de leur contenu, afin que personne ne perçoive une quelconque différence de poids, à l’occasion d’une fouille. Sans oublier de les refermer avec de la colle, comme si de rien n’était. Un travail de pro, du moins le pensais-je à cet instant. Ne restait plus qu’à demander au maton de porter ces deux paquets à chacun de mes complices.
Le soir, allongé sur mon lit, je commence à rêver à ma sortie et au pays qui doit m’accueillir. Hugo m’a proposé de fuir en Afrique du Sud, où son frère est installé. Il serait prêt à me recevoir avec ma famille. Encore faut-il que Claire veuille bien me suivre avec les enfants, ce qui est loin d’être gagné. Ai-je le droit d’exiger qu’elle me suive ? Pour le bien de mes enfants, ne devrais-je pas les laisser en France et leur rendre visite de temps à autre ? Quel casse-tête ! Laisser mes gosses derrière moi serait un tel déchirement…
Comme chaque soir depuis que j’ai opté pour ce plan, je monte sur ma table pour me retrouver à la hauteur de la fenêtre. Et, comme chaque soir, je scrute la façade d’un bâtiment de brique rouge où logent des matons. Milo est bien là. Depuis la fenêtre du palier du dernier étage, il me signale sa présence avec la flamme d’un briquet. Il ne faudrait pas scier les barreaux pour le folklore !
Le dimanche matin, alors que nous marchons vers la cour de promenade, Alain déambule comme un vieillard, courbé sous le poids des ans. Il a pris un coup de grisou dans la nuit.
Lorsqu’il s’adresse à moi, tout de suite, je sens un malaise :
« Michel, j’ai pensé à mon fils toute la nuit (cela se voyait) et tiré la conclusion de ne pas avoir le droit de m’évader. Il a besoin de moi.
— OK, Alain ! Mais je ne te comprends pas. Ton fils a certainement plus besoin de toi maintenant que dans quinze piges minimum ! »
Il semble espérer une addition light, oubliant que Monsieur Empain a passé plus de soixante jours dans un trou à rats, perdu un doigt et même beaucoup plus par la suite…
Alain sera finalement condamné à quinze piges de réclusion criminelle, mais dans l’immédiat, je n’ai plus qu’à récupérer les lames. Elles seront plus utiles entre les mains d’un autre candidat.
À l’heure dite, la lueur de la flamme du briquet brille dans la nuit. Celle de la liberté fixée à samedi prochain.
Le mercredi, Claire se présente au parloir avec mes deux garçons et nous ne parlons bien sûr que de l’évasion. Mais elle n’est pas tranquille. Elle est certaine d’avoir remarqué des flics en civil traîner près des murs de ronde et plusieurs véhicules banalisés stationnés à proximité de la zonzon. Assez inhabituel, pour elle, cela justifie de ma part une vigilance accrue.
Les allers-retours du directeur de la prison, qui passe et repasse devant les cabines en compagnie de trois hommes en civil, ne sont pas franchement rassurants. D’autant qu’ils regardent (discrètement) à chaque passage dans notre direction. Une raison supplémentaire d’étreindre mes enfants avec plus de force et d’amour que les autres fois à l’heure de me séparer d’eux. Un signe ?
Le lendemain à l’aube, le bruit des verrous de ma cellule me tire brusquement de mon sommeil.
À peine ai-je ouvert les yeux qu’une meute de matons envahit la cellule, menée par le chef de détention. Je me redresse aussitôt, prêt à me défendre, geste purement symbolique. Car une nouvelle fois, sur le parcours qui me mène à mon nouveau domicile, mes pieds ne touchent pas terre. Pas avant d’atteindre la porte du QHS.
Deux heures d’attente en tenue d’Adam, telle est ma sanction, que rien ne peut interrompre, surtout pas mes gueulantes. Lorsque l’on me restitue mon paquetage, c’est un vrai désastre. Les vêtements et produits alimentaires ont été comme malaxés ensemble et les pantalons sont tachés d’huile. Tout cela n’a qu’une importance relative par rapport à mon paquet de lessive, ma seule préoccupation à cet instant. Je le repère enfin sous un pull, intact.
Mes yeux trouvent la force de faire le tour de la cellule pour repérer la fenêtre. Du boulot en perspective, bien plus que dans celle que je viens d’abandonner ! Deux grilles plus une rangée de barreaux obstruent la fenêtre.
Il me faut deux semaines au moins pour observer les mouvements des matons, la régularité des rondes, avant de savoir si une évasion peut être tentée.
Je ne peux parler à mes voisins qu’à la fenêtre ou par-dessus les murs des cours de promenade. Comme dans tous les QHS de France. Il y a Michel S., un ami de Mesrine, et surtout Guy B., avec lequel nous allons être sur la même longueur d’onde concernant au moins un point : la durée de notre détention.
Comment lui faire savoir que je dispose de ces précieux sésames ? Nous convenons d’utiliser, pour pousser la discussion, un code mis au point par les Résistants durant la Seconde Guerre mondiale. Cela consiste à former une phrase contenant toutes les lettres de l’alphabet, chaque mot correspondant à un chiffre, ainsi que chaque lettre. Mettons que le premier mot de la phrase soit évasion (d’accord, c’est une obsession), il se voit attribuer le chiffre 1. Si je veux me servir de la lettre « A », j’utiliserai le chiffre 3. Ce qui donnera 13. Vous avez du mal à suivre ? Je vous rassure : la composition de nos messages est un vrai calvaire. La moindre phrase nous mobilise plus d’une heure.
Lorsqu’un voisin intrigué de nous entendre crier des chiffres par la fenêtre nous demande à quel drôle de jeu nous pouvons bien jouer, nous répondons toujours la même chose : aux échecs.
Au terme de plusieurs messages codés, Guy me donne son accord : il compte bien s’arracher en ma compagnie. Comment lui faire passer les lames de scie ? Pas simple, en fait. Je commence par cantiner une bonne paire de charentaises, avec des doublures assez épaisses pour héberger quatre lames. Pas très prudent en cas de fouille, mais c’est la seule solution. Sans oublier que je boitille légèrement lors de mes déplacements, à cause de l’épaisseur. Je voudrais bien les lui transmettre à l’occasion de la promenade, mais nos deux cours sont séparées, toujours, par une inoccupée. Les douches ? Elles sont passées au crible après le passage de chaque détenu. Il ne reste que la solution du parloir avocat, situé dans le périmètre du QHS. Lorsque nous nous y rendons, nous ne subissons qu’une simple palpation, assez sommaire. Il devrait être possible de coincer les lames sous la table de bois.
Probablement trop facile, car la scoumoune s’en mêle, tenace, comme si elle n’avait pas d’autres clients. Un matin vers 6 heures, je suis réveillé par la voix de Guy qui m’appelle à la fenêtre.
« Ouais ? » dis-je d’une voix ensuquée.
« Michel ! Je suis transféré à la prison de Versailles pour mon procès. Quelle poisse ! »
Il pouvait le dire. La loi, encore elle : un accusé doit être détenu à proximité de la cour d’assises qui va le juger.
« Bonne chance, Guy ! »
Il ne me reste plus qu’à tenter le coup en solo…
Bizarre de se balader en plein mois de juillet avec des charentaises aux pieds, mais impossible d’abandonner mes scies. Bien au chaud sous mes pieds, elles emportent mes rêves, l’après-midi, dans la cour de promenade. Je voyage déjà en compagnie de mes enfants, que je vais retrouver très vite, sans aucun doute. Lorsqu’un maton entre brusquement dans la cour.
« Lepage, promenade terminée ! » m’ordonne-t-il.
Si j’en crois ma montre, il me manque trente minutes d’air pur.
« Il reste une demi-heure, reviens plus tard ! »
Même pour trois minutes, les détenus renaudent, alors pour dix fois plus ! Pas question de voir fondre ce temps précieux. Une heure de promenade toutes les vingt-trois heures, c’est bien trop peu !
Ma phrase à peine terminée, huit matons envahissent la cour. Certains tiennent une matraque à la main, tous arborent des tronches de porteurs de mort.
Très bien, finalement, j’ai assez pris l’air pour aujourd’hui, ai-je envie de dire. Non par crainte d’affronter les crabes, mais pour ne pas mettre mon projet en péril. Même si à voir leur mine, il a peut-être déjà du plomb dans l’aile.
Le QHS dispose d’une cellote transformée en mitard. C’est là qu’ils me font entrer en me donnant l’ordre de me déshabiller. J’obtempère jusqu’au slip, comme à chaque fois. Comme d’habitude un maton aboie, avant de se jeter sur moi pour me l’arracher, aidé par plusieurs de ses collègues.
Rien à signaler d’illicite : je peux me rhabiller, tandis qu’un maton attrape un premier chausson. À le voir le tordre dans le sens de la longueur, au lieu de le plier en deux, comme le conseille le règlement, mes membres se crispent légèrement. Il finit par le jeter par terre pour faire subir le même sort au deuxième… sans rien constater d’anormal.
Je suis en train de rechausser mes charentaises lorsque le directeur, les mains dans le dos tel l’inspecteur Colombo, vient se planter devant moi avec l’air de quelqu’un à qui on ne la fait pas :
« Lepage ! Savez-vous ce que nous avons trouvé dans votre cellule ? »
À voir le détecteur de métal que brandit un maton, oui, je vois très bien.
« Non ! »
D’un geste théâtral, il tend sa main droite devant moi en s’écriant, l’air satisfait :
« Ça ! »
Je reconnais mes « libertas », comme j’appelle les lames de scie. Tant d’efforts pour ce résultat ! Ce n’est même plus la rage qui monte en moi, je suis proche de la transe.
« C’est bien à vous ce matériel ? insiste le directeur.
— Non.
— Ne vous foutez pas de ma gueule ! Vous savez où on les a trouvées ?
— Non, et je m’en bats les couilles, quelqu’un a dû les oublier.
— Elles se trouvaient dans le double fond de votre paquet de lessive. »
Je tente de détendre l’atmosphère :
« Pourtant, c’est pas du Bonus qu’on nous vend à la cantine ! »
Ma plaisanterie ne produit aucun effet sur le personnel pénitentiaire, alors je change de registre. Je joue l’offusqué, tel un acteur (bidon), Alain Delon n’aurait pas fait mieux (prétentieux, sur ce coup), et lance :
« Vous êtes des ordures ! Vous avez placé ça dans ma cellote pour justifier mon maintien en QHS ! »
Des mots prononcés avec une pensée pour mon avocat, Maître Pelletier, qui se battait pour me faire sortir du QHS.
Mais le directeur s’emporte, ne faisant pas semblant, lui :
« Restez poli ! Je vous place en quartier disciplinaire et demain vous passerez au prétoire. »
Encore une évasion qui tombe aux oubliettes.
Il me faudra attendre trois ans pour comprendre le pourquoi de cet échec : Pierre s’était fait coincer avec les lames dissimulées dans la doublure de sa chaussure, lors d’un transfert au palais de justice de Paris. Il m’avait désigné comme le fournisseur, avant de balancer le maton. Dommage que je ne l’aie pas de nouveau croisé sur mon parcours carcéral : il aurait compris dans la douleur qu’il est interdit de tuer l’espoir de liberté.