Le plus grand regret de ma vie de bandit, c’est de voir grandir mes enfants au travers des barreaux. C’est ce que je suis en train d’expliquer à Claire alors que je lui fais part, au parloir, de notre projet d’évasion.
« Tu ne penses pas aux enfants, me dit-elle, en essayant plus ou moins de m’en dissuader.
— Bien au contraire. Je ne les abandonnerai pas, je veux qu’ils viennent avec moi à l’étranger, pour recommencer une nouvelle vie. »
En fait, ma décision est arrêtée et un courrier est déjà sorti clandestinement de la prison à destination de mes amis. Avec la liste du matos nécessaire, un grappin démontable, plus facile à introduire, une corde d’une quinzaine de mètres et des gants. Ils devront aussi laisser une « vago » sur le parking de la zonzon, avec quelques armes planquées sous le siège avant.
Leur réponse arrive très rapidement. Positive. Ils auraient voulu m’attendre sur le parking, mais je refuse. Trop dangereux pour eux.
L’attente me rend nerveux. Le début du mois d’octobre est déjà là et ce n’est pas une mauvaise chose pour notre projet. La nuit tombe plus rapidement, vers 17 h 30, juste au retour de la promenade. Le moment choisi pour mettre notre plan à exécution.
À cause de mon gabarit, je serai chargé d’envoyer le grappin, avec mission d’accrocher le rebord du toit des ateliers, qui fait office de mur d’enceinte. Ensuite, nettement plus ardu, nous devrons nous hisser l’un après l’autre sur le toit, avant de redescendre à l’aide de la corde du côté de la liberté. L’action a été minutée de façon à ce que nous passions tous de l’autre côté avant que l’alerte ne soit donnée.
Chaque nuit, je pense aux retrouvailles avec ma famille et à notre départ hors de France. Mais mon beau rêve s’évanouit avec l’arrestation du maton corrompu. Son délit ? Améliorer le quotidien des fumeurs de H. Le « médicament », comme je nomme ce produit.
Deux jours après cette déconvenue, je frappe un mec. Il m’avait gonflé, et surtout menti, en se plaignant d’avoir été condamné à vingt piges pour un coffiot volé sans violence. Un peu gros. Pour en avoir le cœur net, j’ai demandé à un maton du greffe de me montrer le mandat de dépôt du quidam. L’histoire était très différente. L’ordure avait brûlé son gosse avec un fer à repasser parce que ses pleurs l’empêchaient de dormir la nuit. Avec des potes, on l’a repassé à coups de pied. Ce qui me vaudra un passage au prétoire, le tribunal de la zonzon.
En attendant, je suis expédié en préventive dans une cellule du quartier disciplinaire, qui en compte une cinquantaine, presque toutes occupées. Le mitard, où se renouvelle d’emblée la scène du slip, suscitant chez moi la même réaction que la première fois. Les « shupos » de l’administration pénitentiaire y vont en force. Puis me jettent, pas d’autre mot, au fond de la cellote où je mijote une heure dans cette tenue de nudiste.
Je me caille, certainement un geste de bonté de leur part. Des brimades auxquelles il faudra bien m’habituer au fil de mon parcours carcéral, tant elles sont quotidiennes.
La cellule est des plus exiguë : pas plus de deux mètres de large. Pour tout mobilier, un lit de béton, une table du même matériau et des chiottes à la turque. En guise de fenêtre, une bulle de plastique aménagée dans le plafond, procurant une clarté minimale. Les nuits de grand vent, impossible de dormir tant la bulle se met à trembler, secouée par l’air qui s’engouffre par les ouïes d’aération.
La tenue obligatoire du mitard m’est balancée au travers de la grille de sécurité : un slip kangourou, un tricot de corps, une chemise jaune, des chaussons de la même laine que les couvertures puis le droguet – un costume de couleur gris sale fabriqué dans un tissu d’un centimètre d’épaisseur ressemblant à de la toile émeri. Seul avantage : les puces ne résistent pas au grattage.
Le temps de promenade journalier se résume à une heure, ce qui me laisse vingt-trois heures pour admirer la bulle de plastique. Avec interdiction formelle de s’allonger sur la couche de béton. Le détenu doit rester debout toute la journée. Un supplice d’autant plus douloureux qu’il est quasiment impossible de marcher dans la cellote.
La séance de torture s’interrompt à 17 h 30, heure à laquelle le détenu récupère son couchage. Il peut rester au lit jusqu’à 7 heures du matin, comme le stipule le règlement. Heureusement, ce régime évoluera quelques années plus tard.
Il est très rare de sortir du tribunal-prétoire sans être sanctionné. Tous les détenus sont coupables, forcément. Ne faisant pas exception, j’hérite de quinze jours de cachot – sur les quarante-cinq possibles. C’est la seule fois de ma vie où j’ai reconnu les faits, sans le moindre regret et en pensant fortement aux enfants battus, violés et/ou assassinés.
La bouffe est immonde et il est impossible, au mitard, de l’améliorer en cantinant. Je perds d’autant plus de poids que certains surveillants s’arrogent le droit de diviser les rations par deux. Mais le plus difficile, c’est la suppression des visites et du courrier. La seule visite possible au mitard est celle de mon défenseur, qui me transmet des nouvelles de ma famille.
Un maton vient cependant m’expliquer qu’en échange de paquets de cigarettes de marque Gitane, il me laisserait lire mon courrier, à condition que je ne le conserve pas. Banco !
Ma peine purgée, je suis transféré au bâtiment D1. Dans la cour de promenade, je croise des mecs d’Ivry, de Vitry et de Villejuif, grandes fournisseuses de viande à prison. Comme la plupart des détenus, je tourne en suivant le mouvement du troupeau.
Au deuxième tour de piste, une voix m’interpelle à travers la grille qui sépare les deux cours mitoyennes :
« Michel ! »
Un coup d’œil en direction du grillage et j’aperçois un type gesticuler, immédiatement reconnaissable à sa petite taille : Antoine Espin.
Il me raconte qu’il a appris mon arrestation en écoutant la radio.
« Elle est béton, l’accusation ? » me demande-t-il.
Je lui énumère la longue liste de mes chefs d’inculpation, laquelle lui arrache un cri :
« Putain, c’est chaud ! Te casse pas le chou, des affaires vont sauter. »
On appelle ça l’optimisme du bandit.
« Je suis là pour un braco, poursuit Antoine, mais je compte bien obtenir le non-lieu ! »
Avec des gens comme nous, les magistrats instructeurs ne lésinent pas sur la question des mois de détention provisoire, mais voilà qu’Antoine hèle un gars en train de jouer au foot :
« Jean-Claude ! Viens voir ! »
Un Asiatique. Il arrive en courant, l’allure très sportive, et c’est ainsi que je fais la connaissance de Jean-Claude Bonnal, surnommé banalement le « Chinois ».
Un gentil garçon, nous deviendrons très vite amis.
Il a écopé de douze ans de réclusion criminelle pour un cambriolage qui a très mal tourné : une femme est décédée.
Tous les deux, nous tapons le sport quotidiennement et intensément. Nous en venons donc à parler du seul sujet qui vaille la peine pour deux détenus de longues peines : le moyen de s’arracher de ce trou à rats. Je propose de calquer le plan imaginé pour quitter le D3. À Fleury-Mérogis, tous les bâtiments sont construits à l’identique. Jean-Claude est partant, Antoine aussi.
Une nouvelle catastrophe met cependant un terme à cette tentative d’évasion.
Antoine partage sa cellule tripale avec deux autres détenus, le premier incarcéré pour non- paiement de la pension alimentaire de ses enfants, l’autre pour des casses. Pas des foudres de guerre, mais des gars sympas. À l’étage du dessous, une cellule similaire est occupée par trois jeunes Beurs de la banlieue nord de Paris. Antoine les dépanne très régulièrement avec toutes sortes d’ingrédients pour la cuisine, du café, du sucre et aussi des cigarettes.
L’entente est cordiale entre ces voisins, jusqu’au jour où Antoine reçoit la bonne nouvelle tant espérée, le non-lieu pour son affaire de braquage. Un fait rarissime pour les braqueurs, les juges optant le plus souvent pour un renvoi devant la cour d’assises. Même avec un dossier fragile.
L’euphorie s’empare vite de la cellote. Une petite fiesta improvisée indispose rapidement les voisins du dessous.
Les bonnes nouvelles étant extrêmement rares derrière les hauts murs, elles valent la peine d’être proclamées haut et fort. Antoine hurle à la fenêtre pour nous mettre au courant, Jean-Claude et moi. Puis il se met à chanter du Charles Aznavour, d’une belle façon au demeurant.
Les voisins ne sont visiblement pas friands de ce chanteur. Occultant tous les dépannages et autres petits services rendus, ils entrent dans une colère noire et balancent moult insultes à l’intention de « Charles Aznavour ».
Pour éviter les embrouilles, il tente de les raisonner, mais les récalcitrants ne veulent rien entendre et continuent de plus belle sur le registre des mauvaises paroles, de celles qui ne passent pas. L’impardonnable est consommé lorsqu’ils envoient les mères se faire sodomiser, entre autres amabilités.
Le lendemain, lors de la promenade, Antoine nous rapporte les détails de l’embrouille. Cette agression verbale n’est pas de celles qui restent sans réponse, mais rien ne pourra se régler dans la cour de promenade, car les mecs ne sortent pas en même temps que nous.
Jean-Claude trouve la solution : l’affront sera lavé à l’occasion de la séance de cinéma, qui a lieu tous les dimanches matin.
Le jour venu, nous sommes quatre à avancer dans le long couloir menant à la salle de cinéma : Antoine, Jean-Claude, mon neveu Dadou Chemith et moi. Nous croisons les trois insulteurs à l’entrée, sans les calculer. Ce couloir à la vue de tous n’est pas le terrain que nous avons choisi pour régler notre contentieux. Pensant que l’on se défile pour cause de trac ou que l’on préfère oublier l’incident, ils nous narguent. Les autres détenus semblent plutôt étonnés, eux s’attendaient au règlement de comptes. Surtout qu’ils connaissent nos « papiers ».
Entrés les derniers dans la salle, nous prenons place au troisième rang en partant de l’écran. Nos ennemis sont installés deux rangées derrière. Mauvaise position pour nous.
Il est évident que nous devons rester sur nos gardes, alors que la salle plonge dans le noir et que débute la projection du film au programme, La Fiancée du pirate, avec Bernadette Lafont (que j’adore) et Michel Constantin.
Tout est parfaitement calme jusqu’au moment où Bernadette Lafont incendie sa cabane faite de bric et broc. Tandis que les flammes illuminent une partie de la salle, du bruit se fait entendre derrière nous.
D’un bond, je me lève, convaincu que les autres enculés sont en train de passer à l’attaque. Un pugilat s’engage, alors que le projectionniste, un ami connaissant la coutume, éteint la lumière.
Une minute s’écoule avant que les néons n’éclairent de nouveau la salle et que ne rappliquent, ventre à terre, quatre matons. À cet instant précis, Antoine, Jean-Claude, Dadou et moi sommes debout sous l’écran.
Un surveillant inspecte les rangées et hurle soudain à l’intention de ses collègues :
« Un blessé au sol ! Il se plaint d’avoir pris plusieurs coups de couteau ! »
Les matons paniquent un instant en voyant que les détenus, privés de cinéma, commencent à s’énerver, mais des renforts se pointent, avec des infirmiers portant une civière.
Le blessé est évacué en direction de l’infirmerie, tandis que les détenus quittent la salle un à un, non sans être fouillés à la sortie.
Ma cellote réintégrée, je m’allonge sur mon lit en attendant la gamelle (le repas), qui sera suivi d’une petite sieste avant l’heure de la promenade.
Des insultes hurlées par les fenêtres de certaines cellules attirent mon attention. Mon nom est prononcé, me semble-t-il, accompagné des mots : « assassin, on aura ta peau, enculé… » Pas la peine de relever, cela serait bien pire.
Ces courageux profanateurs se lâchent parce qu’ils se savent hors d’atteinte, mais voilà que le claquement de l’ouverture automatique des portes annonce l’heure de la promenade. À ma grande surprise, la mienne reste silencieuse.
Aussitôt, je bondis sur l’interphone :
« Hé, surveillant, tu m’as oublié ?
— Non, Lepage, tu restes en cellule. Ordre du chef de détention.
— Je m’en branle de ton chef, j’ai droit à la promenade !
— Sois poli, Lepage ou tu prends un rapport d’incident.
— Ah ouais ! Eh bien roule-le et mets-toi-le où je pense. »
Sûrement est-il outré par cette rébellion, car l’interphone reste silencieux. Ma réaction peut sembler disproportionnée mais, pour un détenu, la promenade est vitale.
De nouvelles invectives me parviennent aux oreilles, aussi bien en langue française qu’en arabe :
« Lepage enculé, tu as tué un des nôtres ! On va te niquer ! »
Par la fenêtre, j’aperçois un attroupement au pied du bâtiment, d’où s’élèvent plusieurs poings menaçants. Pourquoi répondre à ces connards ? Les insultes visent aussi Antoine, mais Jean-Claude est épargné, de même que mon neveu Dadou, apparemment pas concerné par cette histoire, selon les aboyeurs. Pour eux, si je ne suis pas en promenade, c’est que je suis coupable. Coupable de quoi, au fait ? De quelques coups de poing ?
Deux heures plus tard, le chef de détention entre dans ma cellule accompagné de quatre matons.
« Vous me suivez jusqu’au bureau du directeur », annonce-t-il.
Dans le bureau, situé au rez-de-chaussée du bâtiment, pas de directeur, mais trois hommes en civil. Parmi lesquels je reconnais immédiatement l’inspecteur Garcia, membre du SRPJ (le service régional de police judiciaire) de Versailles. Un chasseur qui a longtemps traqué le gang de la banlieue sud et contribué activement à la chute de plusieurs de ses membres. Aussi maigre qu’était gros le Sergent Garcia dans le film Zorro.
Il lance le dialogue sur le ton de la plaisanterie :
« Même en prison, tu nous emmerdes. Tu nous casses les couilles, Michel. Tu me fais bosser un dimanche, ce qui met ma femme en pétard.
— Elle devrait prendre un mari qui ne soit pas flic ! Il faut bien que tu trimes un jour de la semaine, non ? Bon, je me casse, je n’ai rien à vous dire.
— Attends, dis-nous ce que tu sais.
— Rien ! »
Il ne tergiverse pas pour ajouter :
« Pourtant, certains détenus t’accusent d’avoir porté des coups de lame à la victime.
— Tu gobes ça ? Tu n’as trouvé que moi comme coupable ?
— Oui ! Et aussi Antoine et Le Chinois, tes amis de la banlieue sud.
— Bien sûr, tu as des témoins ?
— Huit Arabes et un Français.
— C’est tout, je peux me casser ?
— Vas-y ! Tu te démerderas avec le juge. Tu es cuit. Tu vas prendre vingt piges.
— OK. J’espère que tu viendras me chercher pour me placer dans une maison de retraite. »
Sur ces mots, je quitte le bureau, mais un petit comité de huit matons me guette à la sortie, menaçant.
« Donne tes poignets, m’ordonne le chef.
— Et pourquoi ?
— Tu ne retournes pas en cellule, ordre de la direction.
— Allez vous faire enculer ! »
La dernière phrase ne plaît pas aux matons qui me sautent dessus et me plaquent au sol. Quelques coups, la routine, me voilà enchaîné par de véritables chaînes, maintenues par un cadenas, les mains dans le dos.
Le quartier disciplinaire m’attend, toujours aussi lugubre.
Au travers de la porte, je reconnais bientôt la voix d’Antoine, puis celle de Jean-Claude, et tous deux m’annoncent la même chose : ils sont accusés d’assassinat, comme moi.
Le lendemain matin, je passe au prétoire devant le directeur de la zonzon. La sentence tombe quelques minutes plus tard : quarante-cinq jours de cachot pour l’assassinat d’un codétenu. La même sanction frappe Antoine et Jean-Claude.
Nous sommes condamnés avant même que la justice n’ait rendu le moindre verdict. Les directeurs de prison s’arrogent le droit d’être juges d’instruction, présidents de tribunal et avocats généraux. Ils se sentent au-dessus des lois.
Le lendemain, c’est une première audience auprès du magistrat chargé d’instruire l’affaire du cinéma. À la faveur de notre passage par le dispatching, j’échange quelques mots rapides avec Antoine et Jean-Claude. Une question revient : qui peut bien avoir porté les coups de lame à la victime ?
Un maton sympa m’a fait savoir, à l’occasion d’une ronde, que la victime s’était redressée sur la table de l’infirmerie avant de mourir. Il aurait hurlé ces quelques mots : « C’est un blond, c’est un blond qui m’a tapé ! »
Avec une telle déclaration, nous devrions être lavés de tout soupçon et obtenir un non-lieu. Si la justice est bien faite. Car nous avons tous les trois les cheveux noir corbeau. Mais nous ne sommes pas blancs bleus et les rapports des condés à notre sujet ne plaident pas en notre faveur. Cela risque de peser lourd dans la balance.
Le magistrat est jeune. Son bureau est orné de fanions du Paris FC et de dessins d’enfants : il ne peut que me plaire !
De surcroît, il est aimable, ce qui contraste avec ses collègues, pour la plupart plutôt constipés. Il me fait savoir qu’il n’a aucun a priori à mon encontre et qu’il entend instruire le dossier à charge et à décharge.
Comment compte-t-il s’y prendre, dans la mesure où je clame mon innocence ? Car il commence par m’inculper de complicité d’assassinat, comme mes deux potes. Le reste sera pour une prochaine fois.
De retour au mitard, je m’allonge sur le bat-flanc en béton, les mains derrière la tête, meilleure position pour réfléchir à cette nouvelle affaire. Le code de procédure pénale est clair : en cas de condamnation, la confusion des peines ne sera pas possible, le délit ayant eu lieu dans l’enceinte de la prison. La calculette marche à plein régime : le total du nombre d’années de prison est tel qu’il décuple mon envie de me natchave.