Chapitre 8
Ma petite entreprise

En cette année 1967, je retrouve d’abord mon frère Jean-Claude. Pour éviter qu’il ne suive le même chemin que moi, mon père l’a envoyé en internat. Turbulent, il est souvent consigné le week-end. Il m’arrive d’aller abréger sa punition en expliquant que notre maman était malade.

Dès le deuxième jour, mon père exige que je reprenne le travail. Il faut gagner ta pitance, m’assène-t-il. Je lui fais part de mon désir de créer une entreprise de transport routier. Je le sens d’autant plus sceptique quant à ma réussite qu’il sait que je ne dispose pas des fonds suffisants pour lancer ma propre affaire. Il me fait rapidement comprendre que je ne dois pas compter sur lui. Je devrai me débrouiller par mes propres moyens et je ne connais qu’une façon de faire rentrer rapidement de l’argent.

Pour cela, je dois d’abord débusquer quelques complices.

C’est ainsi que je reprends le chemin de mon bar préféré, le Bar Luc, connu pour accueillir une clientèle de marginaux dans l’attente du bon coup qui leur rapportera gros. Et pas mal de grands rêveurs. André (Dédé) Caballero, d’origine portugaise et plutôt beau garçon, fils d’un terrassier et d’une femme de ménage, est partant sans la moindre hésitation. Michel (Mimi) Miéja aussi, un vrai play-boy, un tombeur de gonzesses. L’avantage, c’est que je les ai connus avant mon service militaire : on sortait souvent tous les trois. Une association naît sur-le-champ, sans l’ombre d’un nuage à l’horizon. À part l’avarice de Mimi. Elle nous vaudra de nombreuses embrouilles avec les tenanciers de bars et de discothèques.

On se met très vite à l’ouvrage. Première cible : un entrepôt rempli de téléviseurs couleur. Deux camions sont nécessaires au déménagement de quelque trois cents unités, de quoi escompter un sacré butin, chacun de ces téléviseurs pouvant être revendu aux alentours de 100 000 (anciens) francs.

En refourguant la marchandise, je fais la connaissance d’un mec de Villejuif, un garçon qui me paraît sympathique, bien qu’assez agité. Il s’appelle Guy Neumeyer et cherche précisément une équipe. Après consultation de mes complices, nous décidons de l’incorporer à notre mini-entreprise.

J’aurais dû me montrer plus clairvoyant, parce que ce mec sera ma croix. Je ne pouvais pas savoir que c’était un jobard. Il tire pour un rien, une mauvaise parole, un mec qui le gêne dans la circulation, ou encore sur les flics quand il cherche à leur échapper. Pour tous ces méfaits, il est déjà recherché par plusieurs brigades.

Les membres du « gang de la banlieue sud », comme l’appellent bientôt les services de police et les journaux, se défendent uniquement pour ne pas perdre leur liberté. Mais avec Guy parmi nous, on passerait vite pour des « fous de la gâchette ».

Il se révélera par ailleurs un peu plus tard que ce garçon est aussi une crapule, pour ne pas dire un enculé. Il vole plusieurs d’entre nous sans que jamais les soupçons se portent sur lui, du moins jusqu’au jour de son arrestation par la brigade antigang.

Ce jour-là, notre ami Daniel Cheval est lui aussi dans les locaux. Il vient de la cité Hoche, pas très loin de chez nous. On l’appelle le « grand », et il ne l’est pas seulement par la taille : il a un cœur immense et notre complicité traversera les époques et les épreuves. Il reconnaît dans un bureau une valise pleine de billets disparue de son domicile. Il demande simplement au condé qui l’interroge où elle a été ramassée.

« Au domicile de Neumeyer », lui confie le lardu.

Guy était vaillant et déterminé sur les boulots, tout fonctionnait bien entre nous quatre, les affaires étaient florissantes, mais il nous mangeait de l’intérieur.

***

De retour à la vie civile, j’ai aussi retrouvé ma petite amie, Claire, que je fréquentais déjà avant mon incorporation. Je l’épouse en septembre 1968, l’année de la révolte étudiante. Une union dont naîtront un an plus tard un petit garçon, Laurent, puis Serge, en 1971, et Ghislaine en 1974.

Claire ne connaît rien de mes agissements délictueux pour la simple raison que je ne lui en ai rien révélé. Ce n’est pas un manque de confiance, mais quand on ne sait rien, on ne risque pas d’être bavard devant les policiers. Les mères de famille sont en effet des proies faciles, du moins celles que l’on fait basculer au beau milieu d’un interrogatoire en menaçant d’expédier leurs enfants à la DASS si elles ne parlent pas. Claire ne sera pas sensible à ce genre de chantage : malgré de nombreuses gardes à vue, elle restera d’un mutisme total.

Elle ne devait cependant pas s’attendre à une telle existence en m’épousant, et notamment à subir toutes les misères de la prison, à l’occasion des nombreuses visites qu’elle m’y rendra. Durant ces années, elle se montrera à la fois digne épouse et bonne mère, malgré nos longues séparations.

Jeunes mariés, nous nous installons chez ma belle-mère, une gitane sédentarisée depuis plus de trente ans. Elle habite une baraque en bois plantée parmi une vingtaine d’autres dans une impasse que nous appelons la « petite zone », par opposition à la « grande zone », un quartier similaire situé du côté de la porte d’Ivry.

Les jours de pluie, le chemin de terre menant aux baraques se transforme en bourbier. Côté hygiène, ce n’est pas le grand confort, avec un seul W.-C. pour environ cent personnes, trônant au milieu de l’impasse. Un emplacement que l’on pouvait retrouver les yeux fermés, guidé par la seule odeur, vers lequel convergeaient tous les matins les gens du coin, leur pot de chambre à la main. Très folklo !

Quelques mois plus tard, au grand étonnement de Claire, je fais l’acquisition d’un appartement à Vitry-sur-Seine. « Avec quel argent ? » me demande-t-elle, mais j’ai mûri ma réponse :

« J’ai gagné gros en jouant à la passe ! »

Un jeu de dés.

Dans le même temps, mon entreprise de transport routier prend corps. Je me fais au passage un nouvel ami en la personne de Gilles Bonnefois, que je croise dans le garage où j’acquiers mon premier camion, un Bedford. Quelques mois plus tard, j’exploite seize camions.

Sans trop de difficultés pour le moment, je parviens à concilier mes deux activités et tout va pour le mieux. Avec quelques coups de chaleur tout de même, comme cette nuit où nous pénétrons par les toits dans un supermarché parisien, après avoir débranché les alarmes. Nous parvenons à desceller le coffre-fort, pourtant lourd de 1 500 kilos, mais il y a un petit inconvénient : il nous faut le transférer du premier étage au rez-de-chaussée. La solution la plus simple consiste à le glisser jusqu’au bord de l’escalier et à le faire basculer, ce qui provoque un sacré vacarme, d’autant que sa course se termine au milieu des présentoirs.

À notre tour, nous descendons les marches, hilares, quand une ombre jaillit et se jette sur moi. Ce n’est pas un homme, mais un animal, un magnifique berger allemand qui n’a pas prévenu de son approche par le moindre aboiement et vient s’empaler sur le tournevis que je tiens dans une main.

Soucieux de me prêter assistance, Guy lui tire dessus à trois reprises, avec un « 38 ». Le chien s’arrache en gémissant pour aller se cacher sous un escalier. Malgré cette rencontre imprévue, nous parvenons à embarquer le coffiot.

Le lendemain, les journaux traitent d’« assassins » les coupables de ce délit. Après le rétablissement du chien, un journal parisien osera ce titre en première page :

« Patou (le nom du chien) a mangé sa première pâtée. »

Quelque temps plus tard, le propriétaire de ce journal fera une chute mortelle de cheval. Ce qui donnera l’occasion à un journal de tendance gauchiste de titrer :

« Heureusement, le cheval n’a rien. »

***

Un tantinet radin, comme je le disais, Mimi claque un jour la porte d’un bar en traitant le propriétaire d’indic, une manière comme une autre de ne pas régler l’addition. Le patron en rajoute une bonne couche en déposant sa plainte et notre ami se retrouve devant le tribunal correctionnel pour… menace de mort et racket. Incarcéré à la prison de Fresnes, il nous prive pour quelques mois de son aide précieuse.

Les bonnes affaires continuent cependant à affluer. Cette fois, c’est un cousin qui me propose un boulot, moyennant un petit pourcentage. Il s’agit d’un cabinet d’assurances dans le quartier de Belleville dont le propriétaire arrondit ses fins de mois en jouant à l’usurier.

La première idée qui nous vient est de le taper en braco, mais un petit repérage nous conduit à réviser notre approche : installés à bord d’un véhicule banalisé, trois flics en civil montent la garde jusqu’à la fermeture. L’usurier doit alimenter la caisse des orphelins de la police pour bénéficier de cette prévenante protection. Nous optons donc pour le casse.

Espérant une très bonne recette ce jour-là, nous passons à l’acte à minuit, un vendredi. La porte arrière du cabinet donne sur une courette intérieure : c’est là que je m’installe pour faire le guet, équipé d’une cagoule roulée sur le haut de mon crâne et les mains gantées. Si besoin est, j’ai à disposition un 357 Magnum Tropper. Un véritable petit canon, doté d’une puissance de feu redoutable, également susceptible de se transformer en monstrueuse matraque grâce à son poids : environ 1,5 kilogramme.

De ma planque, je regarde mes amis forcer la porte au pied-de-biche. Trois minutes chrono et ils disparaissent à l’intérieur du cabinet d’assurances. Il ne leur faut alors guère plus de dix minutes pour entrer dans le vif du sujet, mais voilà que le chalumeau fait entendre une mauvaise pétarade. Si mon oreille ne me trompe pas, il y a un petit problème technique : la buse n’est pas adaptée.

Je me risque à inspecter la courette, histoire de vérifier que personne n’a été tiré de son sommeil, d’autant qu’en cette belle nuit d’été, les fenêtres sont ouvertes. Rien à signaler.

Deux heures que mes complices sont en plein labeur, lorsqu’un couple passe dans la cour. Ils me frôlent sans m’apercevoir, trop occupés à se donner des baisers tout en pensant à la nuit d’amour qui les attend… Pendant que d’autres triment dur !

Mais voilà qu’une lumière s’allume dans la loge du concierge. Je fonce vers la fenêtre dépourvue de volets pour apercevoir un homme en slip et maillot de corps. Il s’étire, les bras ballants, remet en place ses testicules, attrape une bouteille d’eau et s’assoit sur une chaise devant sa table. Je décide de regagner ma planque, convaincu que cet homme retournera se mettre au lit. Erreur, le voilà qui sort de sa loge et se dirige vers les toilettes, situées au fond de la courette. Il fait quelques pas, puis s’interrompt brusquement en tournant la tête vers la porte du cabinet d’assurances : le bruit du chalumeau est parvenu à ses oreilles. Précipitamment, il fait demi-tour et fonce vers sa loge.

Devinant son intention, je baisse ma cagoule, prends mon calibre en main et me débrouille pour me planter derrière lui au moment où il arrive sur le seuil de la porte. Un seul coup de Tropper à l’arrière de la tête suffit à le mettre K.-O. Je le prends sous les aisselles et le glisse dans sa loge, avant de repousser la porte d’un coup de pied. Puis j’entreprends de le saucissonner et de le bâillonner à l’aide d’un ruban d’adhésif d’emballage, histoire de l’immobiliser pour un moment. Ainsi empaqueté, je le transporte sur son lit. Apparemment, il respire normalement, et c’est bien ainsi : il n’est pas question de transformer un simple casse en assassinat.

Deux nouvelles heures s’écoulent avant que mes amis ne sortent du cabinet, aussi noirs que des mineurs de fond. En cette époque où l’ADN n’a pas encore envahi les enquêtes de police, on peut se permettre d’abandonner le matériel sur place. Guy me tend le sac qu’il transporte et un seul coup d’œil me suffit à comprendre que nous emportons un joli magot : il est rempli de billets de banque, en majorité des « Pascal », comme on appelle alors les billets de 500 francs, la plus grosse coupure en circulation. Dédé porte lui aussi un sac bien plein, contenant selon ses dires environ 25 kilos de joncaille2.

La voiture (volée) nous attend et c’est chez mon père que nous nous rendons pour effectuer le partage. Mais auparavant, gare aux motards : avec leurs contrôles tatillons, c’est toujours au plus mauvais moment qu’ils s’invitent. Comment nous arrêterions-nous avec un tel butin sur les bras ? Mon père, lui, a fini avec le temps par admettre mon mode de vie. Plus que ça, même, puisqu’il passera à son tour plusieurs années en prison, un peu plus tard, ayant voulu jouer lui aussi au braqueur. Sans grand succès.

Il ne nous faut pas plus d’une heure pour effectuer le compte et partager : cela fera 150 barres chacun, plus cinq kilos de « sénacaille », comme on appelle aussi l’or. Ce qui tombe plutôt bien parce que j’ai des cadeaux à faire. Mes deux complices, eux, mettront ce métal de côté en attendant que les cours remontent. Il n’y a pas de petites économies !

Pour fêter cette rentrée d’argent, j’emmène ma famille prendre l’air marin à Deauville pendant une semaine, espérant bien au passage apaiser les tensions au sein de mon couple. Claire me reproche mes nombreuses sorties nocturnes, dont elle sent bien qu’elles ne sont pas exclusivement consacrées à mon activité de bandit.

Pendant notre absence, un événement assez grave vient troubler notre équipe : quelqu’un a tenté de cambrioler le domicile de Dédé. Alerté par les bruits, son père a courageusement accouru, mais le (ou les) voleur(s) a (ont) tiré plusieurs coups de feu dans sa direction. Heureusement sans l’atteindre.

À mon retour, Dédé vient m’expliquer qu’il nous soupçonne, Guy et moi, d’être les auteurs de cette saloperie. Nous sommes les seuls à savoir que l’argent se trouvait chez son père, m’explique-t-il, recevant en retour une bordée d’insultes. Nous évitons de justesse le pugilat, mais après une telle scène, toute collaboration avec lui devient impossible. La séparation est consommée.

Nous apprendrons bien plus tard que l’auteur de cette tentative de vol n’était autre que Guy, mais l’explication sera différée, le garçon étant alors en zonzon pour de nombreuses années. Elle n’aura d’ailleurs jamais lieu : parti un matin à la pêche, Dédé n’en est jamais revenu. Les enquêteurs ont conclu qu’il était tombé de sa barque et s’était noyé après avoir fait un malaise.

Note

2. Or, métal, monnaie.