La maison d’arrêt de Bonneville étant peu sûre pour deux « dangereux » loustics parisiens, d’après le magistrat instructeur, on est envoyés au QHS de Bourgoin-Jallieu, en Isère. Une mini-prison dans laquelle je vais passer deux jours et deux nuits, tout comme Daniel, sans savoir que j’y reviendrais plus tard, au gré de mon tumultueux parcours carcéral.
La deuxième nuit, alors que je dors du sommeil de l’innocent, le bruit de la porte qui s’ouvre me réveille. Mes yeux s’ouvrent sur une apparition qui me fait frôler l’infarctus. Un cauchemar ? Non. La réalité est désormais à la hauteur de mon visage encore endormi : la gueule impressionnante et menaçante d’un rottweiller. Derrière la bête, une dizaine d’hommes, tous vêtus de combinaisons noires, cagoulés et armés de toutes sortes de calibres. Les fameux gendarmes du GIGN. La première fois que j’ai affaire à eux.
Le directeur de la prison s’avance en m’annonçant la nouvelle :
« Lepage, levez-vous, vous êtes transféré. »
« À poil, debout face au mur pour la fouille ! » ordonne une autre voix, et je sens à son regard perçant que le chien guette le moindre geste intempestif pour me sauter dessus. Réflexe pavlovien sans doute, mes mains se croisent pour protéger mes couilles, tandis que je me soumets au rituel en vigueur : s’accroupir et tousser.
Une fouille à corps complète que m’infligeront bien des fois les super gendarmes.
Les poignets menottés dans le dos et les chevilles entravées, je marche à petits pas lents vers la coursive. Putains de chaînes ! Daniel apparaît dans le couloir, guère plus mobile que moi, avec en plus des pansements en travers du visage, plus un autre au sommet de son crâne. On se salue d’un signe de la tête, mais il nous faut plus d’un quart d’heure pour gagner les Peugeot break garées dans la cour, l’une pour Daniel, une deuxième pour moi, les autres pour les vingt-cinq hommes composant notre escorte. Plus les deux chiens.
Un gendarme boucle ma ceinture de sécurité et attache les menottes à la poignée de la portière, sans doute pour se prémunir d’une improbable tentative d’évasion. L’idée ne m’effleure même pas. Un suicide alors que de belles années m’attendent, j’en suis certain. Mieux vaut patienter, car si je suis aujourd’hui dans la nasse, d’autres occasions ne manqueront pas de se présenter…
Les aiguilles de la pendule indiquent 00 h 00 lorsque le convoi se met en route.
Un gendarme, fusil à la main, est assis derrière moi dans la malle, mais je sens surtout dans ma nuque le souffle de Simba, le chien. Il doit guetter un signal de son maître pour la saisir entre ses crocs, mais, désolé pour lui, il devra attendre un autre client. Il n’en aura d’ailleurs jamais l’occasion, parce qu’il mourra bientôt lors d’un exercice d’entraînement, comme je l’apprendrai lors d’un transfert.
Le capitaine Barril, pas encore nationalement connu, dirige mon escorte. L’air plutôt sympa, il semble vouloir me faire la causette. On roule depuis une heure environ lorsqu’il me demande, à la bonne franquette :
« Tu veux discuter avec ton pote par l’intermédiaire de ma radio ?
— Je ne connais pas ce mec ! »
Prenant ma réponse avec le sourire, il rétorque :
« Tu sais, nous ne sommes pas des flics. Nous sommes là pour ton transfert, pas pour t’interroger.
— Ça tombe bien parce que je n’ai rien à dire ! »
Composé de cinq véhicules, le convoi file à vive allure sans se soucier des limitations de vitesse. Seuls les messages radio signalant notre passage à proximité d’une gendarmerie interrompent le silence. Alors que nous ralentissons pour ravitailler les voitures essence, je me dis que le patron de la station-service va croire à un braquage, avec tous ces hommes cagoulés et armés… mais il n’appelle pas la gendarmerie.
Vers 6 heures du matin, le convoi s’immobilise devant les immenses portes de la prison de Fleury-Mérogis. Le maton en faction dans sa guérite fait du zèle et refuse d’ouvrir pour nous laisser entrer, provoquant la colère du capitaine Barril et de son inséparable compère, le commandant Prouteau.
« La direction ne m’a pas avisé de l’arrivée de détenus », insiste le fonctionnaire.
« On attache Daniel à un arbre et on se casse ! » lance Barril en gueulant, ne plaisantant qu’à moitié.
Mais voilà que débarque sur les lieux le directeur en personne, les cheveux encore en désordre. Alors que la Peugeot qui le transporte pénètre dans l’enceinte de la prison, je vois Daniel se contorsionner pour croiser mon regard ; il n’y a rien à ajouter à la tristesse de son visage. Il nous faudra attendre de (trop) nombreuses années avant de se revoir. Une éternité.
Je suis pour ma part conduit jusqu’à la maison d’arrêt de la Santé, où je vais avoir le temps de m’en refaire une.
L’administration, n’ayant pas franchement apprécié ma petite entrave au règlement, m’attribue un domicile dans une cellote du QHS, le quartier de haute sécurité. J’en suis le seul occupant, pour l’instant.
Pour ne pas changer les bonnes habitudes, la cellote est très sale. Une épaisse grille, plus un grillage et deux rangées de barreaux obstruent la fenêtre. La porte est doublée elle aussi d’une épaisse grille. Ce n’est pas de cet endroit qu’une évasion peut être envisagée. Trop de travail.
Plus qu’à attendre la bonne occase, attente tout juste entrecoupée de déplacements devant le juge instructeur qui tente de me coller, ainsi qu’aux membres du gang de la banlieue sud, quelques affaires supplémentaires. Comme le casse de cette banque dont le mur a été percé à la lance thermique. Les mecs ont fait un travail de pro mais ont omis une chose : en plein mois d’août, il y a très peu de (voire quasiment aucune) cheminée en action.
Pour évacuer la fumée provoquée par la lance thermique, qui lâche presque 2 000 degrés, les casseurs ont branché un ventilateur (importé de Suisse) sur un conduit de cheminée de l’immeuble. Le mur percé, parvenu dans la caverne d’Ali Baba, ils se sont mis au boulot avec entrain.
Au bout d’une heure, la fiesta a soudainement été interrompue par un appel sur le talkie, relié à un complice resté dans la rue. Cavalcade. Sourires qui disparaissent sur les visages. Extrême concentration vers l’unique objectif : fuir face au danger qui guette.
Coup de malchance, un quidam se baladait (de corvée) avec son chien à minuit, l’heure du crime, lorsqu’il a aperçu l’épaisse fumée sortir d’une cheminée au-dessus de l’immeuble de la banque. Le bonhomme, croyant à un début d’incendie, a avisé la police, en bon citoyen.
Arrivés sur place avec les pompiers, les condés ont découvert le matos abandonné, lance thermique, pieds-de-biche, extincteurs… dans la salle blindée. Une vingtaine de coffres avaient déjà été éventrés et vidés de leur contenu, des documents de toutes sortes jonchaient le sol, ainsi que quelques bijoux. Quant à nous mettre l’affaire sur le dos et nous inculper, il manquait sacrément de preuves. D’ailleurs, nous étions innocents, et pour une fois un juge s’en est tenu à la loi. Le doute ne doit-il pas bénéficier à l’inculpé ? C’est malheureusement loin d’être une généralité, les magistrats préférant mettre les gens au frais.
Plusieurs semaines se passent ainsi, vingt-trois heures en cellule, une heure dans une courette découpée comme un camembert, avant qu’arrivent trois mecs, transférés du QHS d’Évreux après une tentative d’évasion : François Besse, Jacques Mesrine et Carman Rives.
Pas trop à cheval sur le règlement, le directeur de la Santé nous autorise les promenades à deux. J’hérite de Carman. Au début, je le trouve un peu gaga, ne comprenant guère ses absences répétées. Il me raconte quelques jours plus tard ce qui l’a plongé dans un aussi sale état.
Il a été condamné à perpète après un vol de voiture qui a mal tourné, avec à la clef la mort d’un homme. Cet air malade, c’est à cause d’une tentative d’évasion. Le soir même de son arrivée à la prison de Mende, QHS de sinistre réputation, il a été surpris par la ronde de nuit en train de scier les barreaux. Le chat noir était sur lui. Il a subi un tabassage en règle. Les matons l’ont tellement frappé, à l’aide de la barre à sonder les barreaux, que les maux de tête ne l’ont plus jamais lâché.
Lorsque je ferai moi-même un tour à Mende, pas par curiosité, je verrai de mes yeux l’arme du crime, un lourd morceau de métal d’un mètre de long. Carman a eu de la chance de s’en être sorti vivant. Mais la poisse allait le poursuivre…
Mesrine et moi ne devons jamais nous rencontrer physiquement : l’administration a mis son veto. Cela ne nous empêche pas, malgré l’interdit, de discuter par-dessus les murs de la cour de promenade ou au travers des portes des cellules. Grâce à sa mobilisation, l’une de ses revendications a été satisfaite : les détenus reçoivent désormais tous les matins un seau d’eau chaude pour leur toilette. Cela dérange tellement les matons qu’ils font courir le bruit que nous sommes des privilégiés. Et que Jacques bénéficie de deux cellules pour lui seul ! Aberrant !
Dans le triangle de ma petite cour, je tourne en rond avec Carman, jusqu’au jour où nous abordons le sujet qui obsède tous les détenus qui aiment la vie : notre prochaine évasion. Je l’avise tout de même, par honnêteté, de la requête que j’ai déposée pour que l’on me sorte de ce trou à rats d’où je ne vois vraiment aucun moyen de me natchave.
On vient m’annoncer ma sortie du QHS quinze jours plus tard, alors que je suis en cour de promenade. Je fais mes adieux à Carman. Une prémonition.
Transféré à la deuxième division du quartier bas, je vais me mordre les doigts d’avoir été séparé de mes compagnons d’infortune. Plus malin que moi, Mesrine a en effet trouvé le moyen de s’arracher avec Besse et Rives. Ils vont faire très fort en prenant des matons en otage. En traversant l’une des cours de promenade, Mesrine lancera un appel aux amateurs :
« Il y a des candidats ? »
Pas un sur la trentaine de détenus présents à cet instant ne franchira le pas pour les rejoindre. Le plus triste dans cette histoire : Carman Rives sera abattu par un képi à l’extérieur de la zonzon.
Mort libre, du bon côté des murs.
Avec l’année 1978 commence pour moi la série des procès. La première échéance concerne mon affaire de transport, trop vite abandonnée. Mon père a fait le boulot comme je le lui avais recommandé. Résultat ; dix-huit mois pour banqueroute frauduleuse et détournement de gages. De la broutille, surtout une fois obtenues les confusions de peine. Rien à côté de la vie que me mènent les matons depuis l’évasion de Mesrine. Avalant mal le fait que je sois en détention normale, ils multiplient les brimades en espérant bien me coller des rapports d’incident. Mais pour le moment, je reste cool, convaincu que je ne parviendrai pas à m’arracher en attirant leur attention. Une politique à laquelle je ne déroge pas… jusqu’au jour où je tends sans le vouloir le bâton pour me faire battre.
Nous sommes en pleine partie de foot dans la cour, à quatre contre quatre, lorsque j’envoie le ballon tellement haut qu’il atterrit au-delà des murs, côté boulevard Arago. Selon le maton de garde dans le mirador, j’ai sciemment expédié le ballon hors des limites. C’est dans le rapport transmis à sa direction, qui me vaut dès le lendemain un passage par le prétoire, où le directeur évoque une « suspicion de tentative d’évasion ».
Je refuse de signer le rapport d’incident, comme tous ceux que l’on me notifiera durant mon parcours carcéral. Pour une fois, le doute me bénéficie, faute de preuve : je ne suis pas transféré au quartier disciplinaire. Leur « gentillesse » me paraît cependant un rien douteuse, et je n’ai pas tort : dans l’après-midi, je suis baluchonné vers la maison d’arrêt de Fresnes et placé au QHS. Une prison dans la prison.
Plusieurs détenus croisés lors de mes extractions au palais m’ont fait l’article au sujet de la rage des matons locaux, mais je me disais qu’ils exagéraient. Leur analyse se révèle cependant très vite en dessous de la réalité : à l’époque, les surveillants du QHS de Fresnes sont à la limite du tortionnaire. L’un d’entre eux dépasse du lot : leur chef. Appelons-le S. (je le croiserai à nouveau sur ma route à la Centrale de Clairvaux, où il me fera une crasse mémorable). Son père s’était déjà illustré lors d’une tentative d’évasion de plusieurs détenus à la Centrale de Clairvaux : il avait voulu ouvrir les vannes d’eau pour remplir le tunnel creusé par les candidats à la belle. Sans se soucier des noyades que cela provoquerait.
Personnellement, je n’ai subi aucune violence physique, pas plus que je n’ai assisté à une quelconque scène de torture. En revanche, j’ai entendu le bruit de nombreuses bastonnades à travers les murs, visant tout particulièrement des détenus étrangers. Quant à la violence psychologique au QHS, elle est permanente, entre le plafonnier allumé jour et nuit, les coups donnés dans la porte par les matons, bourrés ou pas, le courrier dont ils font des boules avant de le jeter par terre, et bien d’autres brimades.
La famille, elle aussi, subit. Deux minutes de retard à la porte d’entrée et la visite est supprimée. Le linge propre repassé, préparé avec soin par les mamans ou femmes, est livré en vrac. Les colis de Noël, les seuls tolérés dans l’année, sont systématiquement déchiquetés et les denrées découpées en petits morceaux sans précaution.
Je vais passer vingt-quatre mois dans ce trou à rats, avec interdiction totale de communiquer avec le détenu installé de l’autre côté de la coursive. Toujours seul, sauf lorsque je reçois la visite de membres de ma famille ou de mon avocat. En guise d’activité physique, des pompes et le jogging, assez risqué pour les ménisques vu les dimensions de la cour : deux mètres de large pour neuf mètres de long. Pour seul divertissement, la radio et la lecture de tous les journaux que je peux cantiner. Petite vengeance, je prends soin de les découper en petits carrés une fois lus, pour priver les matons du plaisir de les parcourir à leur tour, sauf à reconstituer le puzzle. Et surtout pour me venger du fait qu’ils m’interdisent de passer ces journaux à l’autre détenu.
Une attention que je paye cash, subissant de nombreuses et dévastatrices fouilles sauvages, au cours desquelles mon linge est répandu sur le sol, de même que les denrées alimentaires. Jeu de con, je veux bien l’admettre, qui me coûte à chaque fois un rapport d’incident.
Mais comment m’arracher de là ?
Cette mauvaise période passée, je retrouve enfin la détention « normale » et le rez-de-chaussée de la deuxième division, côté nord, uniquement réservé aux détenus classés DPS. Toujours seul en cellote, je ne le suis plus complètement en promenade, mais le vrai bonheur est ailleurs : mon ami Poukite est logé à deux cellules de la mienne. Dès que les conditions le permettent, nous retrouvons le fil de nos discussions perdues, évoquant nos complices de toujours. Mon neveu Francis n’est pas loin non plus, il est même dans une cellule située juste en face de la mienne, et nous pouvons bavarder sur le chemin du parloir ou de la douche. Mais ces petits plaisirs ne dureront pas. Deux semaines tout au plus, parce que de zélés matons veulent nous l’interdire et que le ton monte, avec rapport d’incident à la clef. Le lendemain, Francis est expédié vers la troisième division. Officiellement parce qu’il m’aurait aidé à m’évader, nous ne devons pas être en contact.
Nous sommes en 1979 et je ne reverrai pas mon neveu avant ma libération… en 1987. Les journées passent au ralenti, comme les heures, et je ne vois pas d’autre moyen d’accélérer le rythme que de retrouver la liberté.
L’animation ne vient jamais d’où l’on croit. Un jour, de retour du parloir, je donne à Poukite des nouvelles des enfants et de leur mère, par la fenêtre, lorsqu’une voix émerge de la cellule qui nous sépare :
« Va te faire enculer, toi, tes enfants et ta femme ! »
Ce mec m’est complètement inconnu, mais je m’empresse de lui fixer un rendez-vous pour le lendemain, en cour de promenade.
Dans la nuit, je prépare une arme redoutable, une matraque composée de quatre piles modèle R20 dissimulées au fond d’une chaussette. Mais le type n’est pas au rendez-vous. Encore un de ces fatigués qui restent des semaines enfermés dans leur cellule en hurlant quand ça leur chante. Dangereux, qui plus est, d’après les matons : la nuit, il se cache sous son lit, les obligeant à rentrer dans sa cellule pour vérifier sa présence. Alors, il leur saute dessus et les agresse avec des aiguilles glissées sous les ongles des mains. Mais ce n’est pas le sujet. Le sujet, pour moi, c’est qu’il doit payer pour ses insultes.
Enfin, je peux assouvir ma vengeance un dimanche matin avec la complicité d’un maton qui ouvre ma porte, puis celle de l’insulteur. Sans me poser de question, je me précipite vers lui et tombe… sur un grand Black en train de lacer ses chaussures. Tel un footballeur, je lui décoche un coup de savate en pleine poire, le faisant tomber à la renverse. J’enchaîne avec un coup de pied à la tête, c’est à ce moment qu’une fourchette tombe de sa poche. Une arme redoutable, avec seulement une dent, les autres étant repliées. Une nuée de matons m’interrompt dans mon élan. Ils sont à deux doigts de me passer à tabac, persuadés que j’ai voulu agresser leur collègue. Il leur explique qu’au contraire, j’ai empêché une agression sur sa personne.
Cette version tiendra le choc devant le directeur au prétoire, m’évitant le mitard. À croire que je leur avais rendu service en les débarrassant de ce détenu particulièrement incontrôlable. Le lendemain, le mec a été transféré à l’infirmerie, au service psychiatrie.
Ma grande satisfaction, lorsque je suis jugé par le tribunal correctionnel de Paris pour mon évasion, c’est d’être seul dans le box des accusés. Ni Daniel Cheval, ni mes neveux Francis et Dadou, ni Patrice T., ni Poukite, tous un temps soupçonnés, ne sont présents. Deux heures plus tard, je quitte le tribunal avec une condamnation à trois ans de prison. Pas de quoi m’empêcher de jouer aux grosses têtes le soir venu avec les détenus du rez-de-chaussée, avec à chaque fois un détenu différent dans le rôle de Philippe Bouvard. Une franche partie de rigolade.
Un soir, alors que le jeu est bien engagé, une voix s’élève de l’une des fenêtres :
« Je viens d’arriver et je reconnais une voix. C’est bien toi, Jean-Pierre ? »
Ce dernier répond par l’affirmative, l’autre hurle, au bord de l’hystérie :
« Enculé que tu es, tu m’as fait prendre perpète ! Quand je t’attrape, je te coupe en deux ! »
Il ne peut pas être plus explicite et les deux protagonistes suspendent le cours de notre jeu pour s’insulter à pleins poumons. Quand le calme revient, la soirée est plombée. Bouvard n’aurait jamais été interrompu de cette façon, ou seulement par des rires !
Le lendemain, c’est journée cinéma. Nous sommes une dizaine à prendre le chemin de la salle de projection, un bien grand mot pour désigner ces trois cellules dont les murs de séparation ont été abattus pour ne faire qu’une pièce.
Poukite à mon côté, nous prenons place au dernier rang, dos au mur. Une habitude depuis l’affaire du cinéma de Fleury. Les deux gars qui se sont insultés la veille ne sont pas assis loin l’un de l’autre, mais pour l’instant, rien ne laisse présager la moindre violence. L’opérateur plonge la salle dans le noir et enclenche la projection du film du jour : Opération Dragon, avec Bruce Lee.
À peine le film commence-t-il qu’une voix couvre celles des acteurs :
« Tiens, prends ça, enculé ! »
Un hurlement s’élève au-dessus de la salle, tandis qu’une ombre rejoint son siège éclairé par les lueurs de la pellicule.
Deux matons font aussitôt irruption pour constater les dégâts : la victime, le visage recouvert de sang, se tient le cou en semblant vouloir retenir le résiné. Il est évacué d’urgence, tandis que d’autres matons envahissent la salle. Séance terminée.
À 13 heures, en plein milieu de ma sieste, la porte de ma cellote s’ouvre sur le chef de détention, accompagné de six matons. Un tel effectif n’annonce jamais rien de bon : d’un bond je suis sur mes pieds, prêts à en découdre avec eux.
Le chef a le mérite d’être direct :
« Alors ! C’était bien le combat ?
— Ouais, mais chiant. C’est toujours Bruce Lee qui gagne.
— Lepage, fais pas le con. Tu sais bien de quoi je veux parler !
— Non !
— Cela n’a pas d’importance. Le coupable a reconnu les faits. Et toi, tu es transféré en troisième division. »
Innocent, mais sanctionné. Cela dit, une cellote est une cellote. Mon paquetage préparé, j’appelle Poukite par la fenêtre pour lui annoncer mon départ. Il est dégoûté.
Une heure plus tard, installé dans ma nouvelle cellule, j’effectue la prise de contact traditionnelle avec les voisins. Le téléphone zonzon, comme on dit, consiste à taper contre le mur mitoyen, puis à monter sur la table pour se hisser à la hauteur de la fenêtre.
Une voix me répond :
« Ouais ! Qu’est-ce que tu veux ?
— C’est qui ?
— Pierrot ! »
Immédiatement, je reconnais la voix de mon ami Piaf, dont j’ignorais la présence dans cette cellote.
« Piaf, c’est Michel ! »
Et nous voilà en train d’évoquer quelques souvenirs, en prenant garde aux oreilles espionnes qui traînent forcément. Piaf me fait savoir que nous partagerons la même cour de promenade. La conversation terminée, je me plie au deuxième rituel : le nettoyage complet de la cellule et le rangement de mes effets dans ce qui sert de placard.
Le lendemain matin, malgré l’exiguïté de la courette, à peine vingt mètres carrés, nous tentons de nous isoler pour causer tranquillement, pour ne pas partager notre conversation avec le troisième détenu. On évoque les enfants, la famille, les amis, dont presque tous sont en prison désormais.
S’évader ? Je finis par lui en toucher un mot, évidemment, mais Piaf décline mon invitation : il ne lui reste plus que quelques mois à tirer. Mais je peux compter sur son aide.
L’affaire de la discothèque refait surface elle aussi, devant la cour d’assises de Paris, où s’ouvre un long procès, quinze jours d’audience qui s’annoncent difficile. Dans le box des accusés, Guy Neumeyer n’a de cesse de m’accuser, au point qu’un jour la rage m’envahit ; mon avocat Maître Jean-Louis Pelletier intervient à temps pour m’empêcher de le frapper dans le box.
Aucun témoin ne me charge, ce qui ne changera rien au verdict. Tous expliquent aux jurés avoir vu Neumeyer partir à la poursuite de sa victime, une arme à la main.
Tout cela pour déboucher sur un réquisitoire dans lequel l’avocat général déverse sa haine sur moi, avant de réclamer une peine de… vingt ans de réclusion criminelle. Parmi ses arguments, il explique que je n’effectuerai pas plus de douze ans de prison avec les remises de peine. Ce qui fournit à mon avocat, Maître Jean-Louis Pelletier, une belle occasion de ferrailler avec lui. Le garde des Sceaux ne vient-il pas, quelques semaines plus tôt, d’expliquer publiquement qu’un détenu condamné à vingt ans ne pouvait pas sortir avant seize années pleines, remises de peine comprises ?
Pelletier commence par dénoncer l’erreur faite par le menuisier qui a installé le représentant du ministère plus haut que les avocats. Puis poursuit en réclamant une suspension d’audience, le temps que l’on apporte un enregistrement des déclarations du garde des Sceaux.
Une heure plus tard, le procès reprend : la requête a été rejetée. J’écope dans la foulée de quinze années de réclusion criminelle, tandis que Neumeyer prend vingt ans. Mon frère Jean-Claude, présent lui aussi dans le box, est condamné à une peine avec sursis, de même que le père et le fils Bergamelli, poursuivis pour avoir prêté main forte à Neumeyer. Mon ami Bébert Z., lui, est acquitté.
« Vengeance judiciaire », titre le lendemain du procès le journal Libération, expliquant que mon évasion, ayant fait la une des médias, aura pesé lourd dans la balance.
Le coup est rude, en effet.
Piaf est assommé de tristesse à mon retour, pensant surtout à mes enfants et à leur mère. Mes amis, comme mes avocats, pariaient sur une peine maximale de six années. En faisant l’addition de toutes mes condamnations, j’arrive à un total de dix-neuf années d’enfermement.
Le procès de la « charclade » de Fleury-Mérogis arrive devant la cour d’assises de l’Essonne. Il n’est pas gagné d’avance, avec neuf témoins à charge… sauf que le premier révise complètement ses accusations et jure que les condés l’ont aiguillé vers nous. Le deuxième suit la même pente, ce qui ne manque pas d’irriter le président. Les condés, lors de la séance de retapissage, n’ont montré que nos photos, alors que la loi aurait voulu qu’ils les mélangent à d’autres. Ils n’ont pas davantage poussé leurs investigations. Nos pedigrees à rallonge faisant de nous trois des coupables idéaux.
Tous les autres témoins reviennent sur leurs déclarations, sauf un – le Français. Leur succèdent les surveillants et les membres du service médical qui ont entendu les derniers mots de la victime : « C’est un blond ! C’est un blond ! »
Un incident vient s’en mêler, que ne manque pas d’exploiter Maître Pelletier : il a surpris les frères de la victime en train de me faire signe qu’ils allaient m’égorger. L’avocat général se voit dans l’obligation de suspendre l’audience, le temps de rappeler les frères à l’ordre en les menaçant d’expulsion. Ce qui ne l’empêche pas de réclamer lors de son réquisitoire une peine de vingt années de réclusion criminelle à l’encontre de chacun de nous trois.
Mauvaise gamelle !
Une magnifique plaidoirie de Maître Pelletier ébranle cependant plusieurs jurés, faisant même fondre en larmes deux femmes. Au terme de trois heures de délibération, nous sommes déclarés tous les trois non coupables et acquittés, provoquant des cris de joie parmi nos proches et les cris de colère de la famille de la victime.
Voilà, je reste sur dix-huit années de prison et mon envie de m’arracher ne faiblit pas.