Chapitre 10
L’antigang

J’ai une femme et deux boulots. Concernant Claire, elle supporte de moins en moins mes frasques nocturnes, et en particulier mes lendemains de fête. Mon affaire de transport est un peu à l’image de mon couple : elle bat de l’aile pour cause de gestion plutôt olé-olé. Mon père avait raison de me pousser à l’école : cela m’aurait évité de confondre recette et bénéfice.

Heureusement que nous travaillons d’arrache-pied avec mes complices, ce qui me permet d’injecter régulièrement du pognon frais dans l’affaire. En plus, au-delà du côté répréhensible du job, il arrive que l’on s’amuse…

Comme ce jour où j’enfile un masque souple à l’effigie de Giscard d’Estaing à l’heure de prendre le contrôle d’une bijouterie.

Mon job consiste à tenir les membres du personnel en respect, tous accroupis et silencieux derrière le comptoir, pendant que mes complices chargent la marchandise dans des sacs. Un badaud, planté derrière la vitrine, semble captivé par le mouvement des mains gantées s’emparant des bijoux l’un après l’autre. Deux autres me fixent intensément, se demandant certainement ce que peut bien faire le président de la République derrière le comptoir d’une bijouterie, même de luxe. Comme tous les Français le savent, il apprécie les diamants, mais pas au point de devenir braqueur. Sa présence peut cependant sembler un brin incongrue dans ce magasin.

Pour me marrer, je leur adresse des petits saluts de la main, en prenant soin de dissimuler la main armée le long de ma jambe. En retour, j’ai droit à d’aimables sourires qui disparaissent dès lors que, les armes à la main et les sacs pleins, nous fuyons comme des fusées.

Une autre fois, profitant de la période de Mardi gras pour attaquer un supermarché, je me grime en arabe, une chéchia sur la tête.

Nous passons à l’offensive à l’heure de la fermeture, et c’est avec un carton vide de Vittel, contenant ma « titine », que je m’approche du gardien, empêchant les retardataires d’entrer. Prenant l’accent arabe, je baragouine quelques mots le suppliant de me laisser passer parce que je bosse la nuit et que je dois absolument faire mes courses. J’insiste tellement qu’il finit par craquer et me laisse passer. La gentillesse n’étant pas toujours bien récompensée, le pauvre homme se retrouve avec un pistolet mitrailleur sur le ventre.

Tous déguisés, mes complices surgissent alors de l’ombre où ils étaient tapis pour se précipiter dans le magasin, me laissant avec le gardien tétanisé. Tout se passe comme convenu jusqu’à l’entrée en scène tout à fait improbable d’une femme de ménage. Elle tient un balai à la main et s’exclame :

« Arrête tes conneries, Pierrot, je t’ai reconnu ! »

Je tourne la tête pour l’apercevoir en train d’assener un magistral coup de son outil sur le crâne de l’homme cagoulé qui lui fait face, sans se soucier du fusil de chasse qui la menace. Courageuse ou inconsciente ? Elle a cru reconnaître l’un de ses amis. Le plus comique, c’est que le cagoulé se prénomme vraiment Pierrot ! Des années plus tard, on en rigole encore entre nous.

***

Les services de police sont certainement peuplés de gens plus sérieux que nous. C’est du moins ce que nous pensons, et les premiers coups de chaud le confirment. Nous achevons un boulot avec le sourire aux lèvres, ayant à nouveau raflé le pactole, lorsqu’une mauvaise surprise nous cueille à la sortie : plusieurs gendarmes sur le pied de guerre.

La confrontation semble obligatoire, mais nous parvenons à fuir sans qu’aucun coup de feu soit tiré. Un complice prend cependant la tangente. Pensant que notre solution n’est pas la bonne, il s’arrache par l’arrière du « magaz ».

Arrivés à notre planque, nous patientons en guettant le retour de notre pote. S’est-il égaré dans la campagne ? S’est-il fait serrer par les lardus ?

Une heure plus tard, nous décidons de retourner sur les lieux du « braco » pour retrouver ce « con ».

On finit par tomber sur lui dans la nuit noire, déambulant tel un zombie le long d’une route déserte. Trempé jusqu’aux os, il tremble de tous ses membres. Un degré de moins, et il faisait une syncope.

« Je me suis planqué dans un conduit rempli d’eau, sous une route, les flics sont restés au moins trente minutes au-dessus de ma tête », nous explique-t-il.

Il ne faudra pas moins de deux heures de frictions, avec toutes sortes d’alcools, avant qu’il retrouve son état normal.

Tu parles d’un coup de chaud !

À cette époque, nous vivions sans nous soucier plus que ça des condés, réservant nos efforts de prudence aux jours de boulot. Nous étions loin de nous douter être devenus la priorité de l’Antigang. Pourtant, le service dirigé par le commissaire Broussard, spécialisé dans la traque des bandits, travaillait à mort sur nous, comme des scientifiques sur certaines maladies. Avec la ferme intention de nous présenter une addition qui commençait à être chargée, d’après son service.

Un matin de l’année 1973, je quitte mon immeuble vers 5 h 30 du mat pour me rendre à l’entrepôt, afin de mettre mes chauffeurs au boulot. Pas complètement insouciant, je m’impose une halte sur le seuil de la porte arrière de l’immeuble, comme chaque fois que je sors depuis un certain temps. Mon regard se porte sur la gauche, immédiatement attiré par un petit nuage de fumée de cigarette s’échappant de la vitre baissée d’un véhicule en stationnement. À son bord, trois hommes dont je n’aperçois que les épaules. Une image furtive qui me fait l’effet d’une sirène d’alarme. Ce sont les condés, forcément.

Sont-ils là pour moi ? Dans mon « métier », ce genre d’alerte doit être pris très au sérieux. Sinon, on est vite cuit.

La tête baissée, je m’éloigne en rasant les murs, espérant gagner sans être vu ma voiture, stationnée sur une petite place.

En partant, je passe obligatoirement devant l’entrée principale de l’immeuble. Bingo ! Deux autres véhicules en stationnement, chacun occupé par trois hommes. Plus de doute : j’ai chaud au cul. Ma voiture semble vouloir prendre de la vitesse sans même que je m’en mêle, alors que je prends la direction de chez mon père. À fond.

***

« Tu n’as pas pensé à tes enfants et à leur mère ! Et à nous non plus ! »

Mon père est en train de m’engueuler ; il me fait la morale alors que je viens de lui résumer la situation. Je réplique :

« Écoute, j’ai pas le temps de polémiquer, il y a des choses plus urgentes à régler… »

À cet instant, le téléphone sonne dans la salle à manger. C’est Claire. J’arrache le combiné des mains de mon père pour l’entendre me dire, d’une voix pleurnicharde :

« La police a forcé la porte. Des hommes armés sont entrés. J’ai eu très peur, et les enfants aussi. Qu’as-tu fait ? Je ne veux pas croire que tu as tiré sur un homme. Le commissaire me l’a dit. Ce n’est pas vrai ? Dis-moi ?

— Ce sont des conneries de flics, je n’ai rien fait. »

Mon cerveau bouillonne. Les voitures, les planques, les armes, le pognon, les enfants… tout cela à gérer dans l’urgence. Je suis en cavale à partir de maintenant.

« Claire, mon père va s’occuper de toi et des enfants, du moins dans l’immédiat. Je vais trouver un appart. Je raccroche ! Embrasse bien les garçons et attention au bébé dans ton ventre. Je t’embrasse ! »

Mon père reçoit toutes sortes de consignes : garder un œil sur ma famille, vendre les camions… Cela me fait de la peine de prononcer l’arrêt de mort de l’entreprise dans laquelle bosse mon père. Il va se retrouver sans boulot. Mais je sais qu’avec toute sa bonne volonté, il ne saurait diriger les chauffeurs, et encore moins dégoter de nouveaux contrats.

« J’espère que tu ne vas pas rejoindre ton frère », me glisse-t-il avec inquiétude et gentillesse.

Jean-Claude est en prison depuis plusieurs mois pour braquage. Mon père se mettra au braco avec lui, à sa libération.

« Ne t’inquiète pas. Je vais gérer. Tu recevras de l’argent pour toute la famille », dis-je à mon « vieux », avant de l’embrasser.

Il a les larmes aux yeux, c’est la première fois de ma vie que je le vois dans cet état. Il doit penser avoir tout fait pour me donner une bonne éducation et me mettre dans le droit chemin. J’aurais voulu le rassurer :

« Papa, tu n’y es pour rien, c’était mon destin. »

Plus de temps à perdre, je dois quitter le pavillon, les condés pouvant débarquer à tout moment. Juste le temps d’embrasser ma mère, en pleurs, et je disparais. Dans la précipitation, j’oublie ma tante Madeleine, ma confidente.

***

Au volant de ma voiture, je roule au hasard. Où vais-je bien pouvoir me planquer ? Chez l’un de mes amis ? Il y a de gros risques pour que les flics soient aussi sur leur dos. Et si j’allais taper à la porte de Gilles Bonnefois ? Mon vendeur de camions, ils n’iront pas me chercher là-bas, à Choisy-le-Roi. C’est la meilleure solution pour le moment. Par chance, il est encore chez lui. Je ne lui cache rien de la situation, et c’est sans hésiter que lui et sa femme m’offrent l’hospitalité, le temps de trouver un autre point de chute.

Il propose même de m’aider dans mes recherches, ou plutôt, de chercher à ma place, avec son épouse. Ils ont tous les documents nécessaires pour faciliter la location d’un appartement et le mettre à leur nom. Je n’en demandais pas tant…

Ce service rendu lui vaudra d’effectuer un séjour de quelques mois en prison. Un véritable calvaire pour lui, qui n’avait pas prévu ça dans son plan de carrière.

En attendant, il me débusque un coquet appartement sur la commune de Chilly-Mazarin, dans une résidence plutôt cossue. Un coin de rêve pour mes enfants.

Avant d’emménager, un matin, je décide de rendre visite à ma petite famille, en pension chez mes parents. Deux passages en voiture dans la rue confirment mon intuition : les condés sont là, en planque à bord de deux véhicules. Rien ne pourra pour autant m’empêcher de rendre visite à mes enfants. Poursuivant ma route, je gagne la rue parallèle à celle dans laquelle je me trouve. Puis frappe à la porte d’un pavillon dont le propriétaire est le père d’un ami d’enfance. Je traverse sa cour pour arriver au pied du mur d’une usine que j’entreprends d’escalader sans difficulté : je l’ai fait des dizaines de fois lorsque l’on jouait au foot et que le ballon atterrissait sur le toit de tôle.

Cinq minutes de sport et mes gosses sont dans mes bras, tellement heureux de me retrouver, comme le reste de la famille. Nous passons la journée ensemble, avant de reprendre le même chemin en sens inverse dans la soirée, promesse faite aux mômes en pleurs de revenir rapidement.

Le lendemain, à 6 heures du mat, les hommes de la brigade antigang débarquent les armes à la main dans le pavillon parental, non sans effrayer une nouvelle fois mes enfants. Le commissaire Broussard profite de l’occasion pour laisser un message à ma femme, à charge pour elle de me le transmettre :

« Ton mari a eu du pot. Si le renseignement nous était parvenu plus tôt, il était cuit. Fais-lui savoir qu’il peut venir désarmé à un rendez-vous pour discuter avec moi. Il peut choisir un endroit à sa convenance. Il ne risque rien. »

Bien sûr, juste de me retrouver enfermé pour je ne sais combien d’années ou de me faire exploser ! Voici donc la réponse que Claire doit lui transmettre s’il revient vers elle :

« Fais-lui savoir que je suis toujours armé et que je ne parle pas aux condés. »

Les condés lèvent leur surveillance autour du pavillon familial quinze jours plus tard. Après plusieurs passages dans la rue et une inspection approfondie des alentours, la décision est prise de récupérer ma petite famille.

Le jour J, Daniel, Jo, Pierrot, Mimi, Patrice et moi-même débarquons façon commando, armés jusqu’aux dents, à bord de trois véhicules. Quelques minutes nous suffisent pour embarquer les enfants et ma femme et les bagages à bord de mon véhicule. Mes parents sont en larmes, l’absence de leurs petits-enfants leur sera pénible.

Ivry, Villejuif, Thiais… notre mini-convoi passe de ville en ville et de rue en avenue pour casser les éventuelles filatures, jusqu’à déboucher sur l’autoroute du Sud, en direction de l’Essonne.

L’appartement est au goût de la petite famille et nous allons y vivre en toute tranquillité jusqu’à cette fameuse journée de juin 1975. Désormais, je ne me déplace plus sans multiplier les précautions. Plus jamais je n’oublie que plusieurs services de police sont à mes trousses et à celles de mes amis. Daniel (Cheval) et Piaf ne tardent pas à emménager eux-mêmes vers Chilly-Mazarin, persuadés, comme moi, que les condés ne nous remonteraient pas dans ce département qui n’était pas le nôtre. Énorme erreur !