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L’escouade chargée de protéger Neit ne comptait que des soldats d’élite. Narmer tenta en vain de contenir son émotion et la jeune femme n’eut pas davantage de succès. Cette séparation leur déchirait le cœur, et les atroces nouvelles apportées par la messagère de Cigogne ne laissaient plus planer le doute : cette fois, la guerre était inévitable.

Et Narmer serait en première ligne.

— La déesse te protégera, promit Neit. Si elle m’a appelée, c’est pour donner sa magie à notre armée. En célébrant son culte, je déclencherai sa fureur contre les ténèbres, et ses flèches transperceront les félons, les traîtres et les lâches.

— Au moins, tu seras en sécurité.

— Dès que possible, Narmer je te rejoindrai.

Le convoi était prêt à partir, ils devaient se séparer. Neit caressa Vent du Nord, aux grands yeux tristes.

— Nous nous reverrons, murmura-t-elle.

En la regardant s’éloigner, Narmer se demanda si le chemin du scarabée ne s’arrêtait pas là. Sans Neit, aurait-il le courage et le désir de continuer ?

*

« Quel surprenant conseil de guerre », pensa Taureau en dévisageant la douce et paisible Cigogne déterminée à venger Gazelle, le redoutable Scorpion et le taciturne Narmer dont, voilà peu de temps encore, il ignorait jusqu’à l’existence. Quant au général Gros-Sourcils, à l’idée des affrontements prochains, il était surexcité.

— Mon plan de bataille est prêt, révéla-t-il d’un air gourmand. Les Vanneaux ? Une bande de trouillards qui prendront la fuite à la seule vue de nos troupes ! Le clan de Crocodile ? Des maraudeurs incapables de livrer un combat d’envergure ! Et Lion n’est qu’un prétentieux, enivré de sa vanité. Je préconise une attaque massive, sur un large front. Quelques jours suffiront à écraser cette médiocre coalition.

— Exactement la réaction que nos ennemis ont prévue, estima Scorpion. Adoptons cette stratégie stupide, et nous serons terrassés.

Un rire aigrelet et nerveux secoua la carcasse trapue du général.

— Toi, un novice dépourvu d’expérience, tu oses me critiquer !

— Face à cette situation inédite, ton passé de général est inutile. Et mépriser l’adversaire est une faute impardonnable.

Gros-Sourcils se tourna vers Taureau.

— Adopte mon plan, et notre triomphe sera rapide !

— Que proposes-tu ? demanda le chef de clan à Scorpion.

— Les Vanneaux ne sont pas des guerriers mais, à elle seule, leur masse représente une menace. Lion et Crocodile les enverront au massacre, nous subirons forcément des pertes et notre progression sera entravée. Nous savourerons une victoire illusoire, et les guerriers des deux clans nous attaqueront par surprise. Crocodile est passé maître dans l’art de la ruse, Lion dans celui de la manipulation. Alliés, ils deviennent redoutables.

Cigogne hocha la tête affirmativement, Gros-Sourcils haussa les épaules.

— Le cœur du Sud, reprit Scorpion, c’est la ville sainte de Nékhen. Il faut nous en emparer.

Taureau grogna.

— Impossible, les Âmes la protègent !

— C’est pourquoi personne n’osait l’attaquer. Aujourd’hui, les temps ont changé, et nous devons prendre l’initiative au lieu de livrer le type de combat que souhaite l’adversaire. Nékhen conquise, notre position sera dominante.

— Pure folie ! jugea le général.

— Ton avis, Narmer ? questionna Taureau.

— J’approuve Scorpion. Lion et Crocodile n’ont-ils pas amplement prouvé leurs qualités de manœuvriers ? En disposant de la masse des Vanneaux, dont la majorité est promise à la mort, ils garderont intactes leurs propres forces et, sur un terrain que nous ne connaissons pas, ils nous attireront dans des traquenards meurtriers. Une guerre éclair, consistant à s’emparer de Nékhen, me paraît être la seule solution. Ni Crocodile ni Lion ne prévoient un tel exploit. Puisque notre cause est juste, ne redoutons pas l’accueil des Âmes.

— Chacal intercédera en notre faveur, précisa Cigogne. Il est très lié aux Âmes de Nékhen et s’oppose à Lion et à Crocodile.

— Restent des difficultés majeures, ajouta Narmer : l’équipement et le mode de déplacement. En fort peu de temps, nous pouvons les résoudre si nous mettons tous les soldats au travail.

— Sois plus précis, exigea Taureau, troublé.

— Emprunter les chemins de terre nous retarderait et multiplierait les dangers. En conséquence, nous utiliserons le grand fleuve.

— Veux-tu dire… voyager sur l’eau ? s’inquiéta le robuste chef de clan qui n’appréciait que la terre ferme.

— Nous fabriquerons une quantité suffisante de barques afin de transporter l’armée et nous atteindrons Nékhen sans avoir perdu un seul homme. À partir de cette base, nous commencerons le combat.

— Nos soldats n’ont pas l’habitude de naviguer ! protesta Gros-Sourcils.

— Je formerai le nombre de pilotes nécessaire, assura Narmer, et les fantassins deviendront d’excellents rameurs.

— Je m’oppose formellement à ce projet insensé, déclara le général, trépignant, et je maintiens ma stratégie.

Embarrassé, Taureau se leva. Il songeait à la mésaventure vécue devant Bouto dont les Âmes à tête de faucon l’avaient repoussé ; et la navigation lui faisait horreur. Comment ses taureaux de combat supporteraient – ils un si long voyage ? D’un autre côté, la proposition de Scorpion et de Narmer était tellement inattendue qu’elle pouvait procurer un avantage décisif.

— J’ai besoin de réfléchir. Vous connaîtrez ma décision ce soir.

*

Le soleil déclinait.

Voyant Narmer morose, Scorpion lui apporta de la bière. Assis côte à côte, les deux frères admirèrent les couleurs chatoyantes du couchant. Avant de disparaître et d’affronter les démons des ténèbres, l’astre de vie inondait de beauté le monde qu’il avait créé.

— Tu songes à la prêtresse, n’est-ce pas ?

— Son absence m’est insupportable, avoua Narmer.

— Te connaissant, inutile de te rappeler qu’il existe nombre de femmes séduisantes.

— Inutile, en effet.

— Rassure-toi, Neit est en sécurité, et la magie de la déesse s’ajoutera à nos armes.

— Cette expédition n’a qu’une infime chance de succès, Scorpion, tu le sais. De plus, à Bouto, les Âmes m’ont interdit de franchir le seuil du territoire sacré. Pourquoi en irait-il autrement à Nékhen ?

— Parce que la guerre a été déclarée ! En brisant le pacte de paix, en assassinant Gazelle et en chassant Éléphante, Lion et Crocodile ont définitivement anéanti l’équilibre voulu par les Âmes. Si nous n’arrivons pas les premiers à Nékhen, ces deux prédateurs la ravageront. En réalité, nous n’avons pas le choix.

— Taureau ne paraît pas favorable à notre option ! N’écoutera-t-il pas son général ?

— En ce cas, je le convaincrai de son erreur.

— Taureau est têtu… Naguère, tu voulais l’abattre.

— Je n’ai rien oublié, affirma Scorpion, et je lui ferai payer ses crimes. Pour l’heure, jouons l’alliance de manière à éviter le chaos. Ensuite, nous verrons qui s’imposera vraiment.

La violence froide de ces propos impressionna Narmer. Scorpion visait au-delà de ce premier conflit majeur, sans renoncer à sa vengeance.

Autour de la cabane de Taureau, de l’agitation. Le chef du clan allait annoncer sa décision.

Narmer et Scorpion se présentèrent devant lui. À la gauche du puissant personnage, le général Gros-Sourcils, goguenard. Son long entretien avec Taureau semblait avoir été productif.

— J’ai pris en compte l’ensemble des arguments en gardant un seul objectif : la victoire. C’est pourquoi nous emprunterons la voie du fleuve afin de conquérir la ville sainte de Nékhen.