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Gazelle se recueillit sur les tombes de ses ancêtres, enterrés dans un cimetière de la cité du soleil où, aux origines du pays, son clan avait vénéré le principe créateur. Il était le plus ancien, et ses membres avaient fait cesser les interminables massacres entre tribus. Enveloppées de linceuls de lin et de nattes, les premières gazelles reposaient à l’ombre des acacias(9).

Sans combattre, grâce à leur intelligence et à leur diplomatie, elles avaient obtenu une première paix, avec l’espoir d’empêcher un nouveau conflit. Lors de l’irruption de Taureau, décidé à s’emparer du delta, Gazelle s’était vue contrainte de négocier. Incapable de lutter, elle avait accepté de se retirer vers le sud, à condition que Taureau laisse intacte la ville sainte de Bouto et ne sorte pas des limites de son territoire.

La magie de la ravissante cheffe de clan avait séduit le redoutable guerrier, satisfait de contrôler un vaste territoire. Le clan de Cigogne s’était soumis, celui de Coquillage végétait au sein des marécages du Nord.

Face au coup de force de Taureau, les clans du Sud avaient failli se fédérer afin de lancer une grande offensive. Ne ménageant pas ses efforts, Gazelle s’était acharnée à l’empêcher. Des centaines de morts, des terres dévastées, ni vainqueur ni vaincu… À coup sûr, l’affrontement se serait terminé en désastre.

La parole de la séduisante jeune femme avait porté. Ne haussant jamais le ton, écoutant ses interlocuteurs aussi longtemps que nécessaire, elle parvenait à retourner leurs arguments et à modifier leur opinion.

La faiblesse de Gazelle se transformait en force. Nul ne la redoutait, on lui prêtait attention. Et son entreprise improbable avait réussi : en se partageant le Nord et le Sud, les clans s’étaient engagés, quoi qu’il arrivât, à figer la situation.

De brèves années de tranquillité malgré le comportement de Crocodile, hostile à toute forme d’accord. Certes, le terrifiant prédateur commettait des exactions, mais il ne cherchait pas à conquérir les domaines de ses rivaux.

Et, soudain, l’extermination du clan Coquillage !

Ce drame hantait les nuits de Gazelle. La réunion d’Abydos n’avait rien résolu et l’enquête de Chacal s’annonçait difficile, voire impossible. L’auteur du massacre ne s’était-il pas montré assez rusé pour effacer les traces de son méfait ? Connaissant la rigueur de Chacal, Gazelle ne saurait lui proposer son aide sous peine de le vexer.

Les attitudes des uns et des autres occupaient les pensées de la négociatrice. Elle cherchait en vain un indice qui lui aurait permis d’identifier le coupable. Angoissée, Gazelle redoutait une série de conflits destructeurs.

Elle implora le secours de ses ancêtres, si agiles et si prompts à éviter les périls. Aurait-elle leur courage et leur génie ? En parcourant l’allée séparant les tombes, elle se nourrit de la sérénité de ce lieu isolé, à l’écart de la violence qu’elle haïssait.

Combien de temps réussirait-elle à la contenir ? L’affrontement entre Taureau et Lion semblait inévitable. L’agressivité d’Oryx était incontrôlable, celle de Crocodile imprévisible. Et la colère d’Éléphante pouvait être redoutable.

Gazelle refusait pourtant le désespoir. En respectant les villes saintes du Nord et du Sud, les clans avaient affermi leur autorité et se réjouissaient de leur coexistence pacifique. Chacun faisait la loi chez lui, les peuples obéissaient à leur chef et mangeaient à leur faim. Toute modification de cet équilibre serait catastrophique ; Gazelle rendrait visite à l’ensemble des dirigeants afin d’éteindre leurs velléités belliqueuses.

*

La responsable des éclaireuses s’inclina.

— Une nouvelle surprenante : la vallée des Entraves a disparu.

— En es-tu certaine ?

— Deux des nôtres ont pris le temps de vérifier : aucun doute. À sa place, une étendue d’herbe grasse. Des vaches commencent à brouter.

Gazelle était perplexe.

Pourquoi Taureau avait-il levé sa malédiction ? Si tel n’était pas le cas, un magicien aux pouvoirs extraordinaires avait réussi à traverser cet enfer et à en sortir indemne. Inconcevable ! Gazelle en aurait forcément entendu parler.

Elle devait obtenir des informations sérieuses.

— Prépare mon escorte, ordonna-t-elle. Nous partons voir Cigogne.

*

Gazelle fut accueillie avec les honneurs dus à son rang. La sachant désarmée, personne ne la redoutait ; aussi franchissait-elle sans difficulté les frontières des clans.

Cigogne la reçut à l’ombre des palmes, et les deux cheffes se régalèrent d’un peu d’eau fraîche.

— Es-tu satisfaite de l’attitude de Taureau ? demanda Gazelle.

— Il respecte ses engagements, mon clan ne manque de rien.

— La disparition de Coquillage ne t’inquiète-t-elle pas ?

Le visage de la douce Cigogne s’assombrit.

— Elle risque de détruire la paix fragile dont nous bénéficions tous. J’ai conseillé à Taureau de ne prendre aucune initiative avant de te consulter. Il est persuadé que Lion est coupable et qu’il projette de l’attaquer. Taureau vient de remettre ses troupes sur le pied de guerre.

— Aurait-il l’intention d’envahir le Sud ?

— Je ne crois pas. Il tient à son territoire et ne souhaite pas en conquérir d’autres.

— Parviens-tu encore à l’apaiser ?

— De moins en moins. Son nouveau général me déteste et n’a qu’une envie : combattre. J’ai conseillé à Taureau de se méfier de ce personnage ambitieux, mais il ne m’écoute guère.

— Tu me sembles découragée, Cigogne.

Elle baissa les yeux.

— Comment te cacher mon inquiétude ? Mon domaine est modeste, je ne possède pas d’armée et je suis une proie idéale pour un prédateur. Si Taureau me retire sa protection, je subirai le même sort que le clan Coquillage.

— Tes pouvoirs sont considérables, Cigogne. Tu comprends le langage des dieux et tu connais les secrets de la guérison.

Un long silence suivit ces affirmations. Gazelle prit soin de laisser son interlocutrice réfléchir. En proie à un intense débat intérieur, elle cherchait la meilleure réponse.

— Guérir… Oui, j’en suis capable. Mon esprit traverse les cieux, je recueille les directives de l’invisible et je soigne les malades. Mais les ténèbres s’épaississent et mes paupières s’alourdissent.

Gazelle comprit que Cigogne n’avait plus qu’un contact épisodique avec les dieux et ne tenta pas d’obtenir de nouvelles confidences.

— Un événement surprenant vient de se produire, révéla-t-elle.

Cigogne regarda au loin.

— Je sais, la vallée des Entraves a disparu. Quand j’ai prévenu Taureau, il est entré dans une violente colère. Quelqu’un a brisé la malédiction. D’après lui, Crocodile aurait mis ses pouvoirs magiques au service de Lion.

— Et… d’après toi ?

— Crocodile n’a jamais conclu d’alliance avec quiconque. Il ne se préoccupe que de son clan et de sa propre puissance. À force de croire à un complot, Taureau s’obscurcit l’esprit.

— Reste la réalité : un magicien de grande envergure a effacé le maléfice et transformé la vallée des Entraves en terre fertile.

Cigogne opina du chef.

— As-tu discerné la vérité ? interrogea Gazelle.

La tristesse de la femme au visage grave et allongé fit peine à voir. Privée d’une partie essentielle de ses pouvoirs, elle perdait toute joie de vivre.

— Ce prodige est lié à l’anéantissement du clan Coquillage, affirma-t-elle. À mon avis, le coupable du massacre a aussi supprimé la vallée.

Gazelle frissonna.

Cet être redoutable n’avait-il pas l’intention de s’emparer du pays en tuant les chefs de clan les uns après les autres ? Si ces derniers rompaient l’équilibre actuel et s’épuisaient à se combattre, ils faciliteraient la tâche de ce prédateur inconnu, suffisamment habile pour agir dans l’ombre et frapper là où on ne l’attendait pas.

— Je tenterai de calmer Taureau, promit Cigogne, la voix lasse. Toi, ne relâche pas tes efforts et préserve la paix. Sinon, le chaos nous entraînera tous vers le néant.