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Ayant perdu ses parents très jeune, Narmer connaissait la souffrance. Recueilli par une cousine, il s’était habitué à la solitude en acquérant son indépendance. Ses dons de pêcheur avaient assuré sa subsistance, et il ne devait rien à personne. Jusqu’à cet instant, il s’était cru aussi endurci qu’un rocher résistant au flot et aux vents.

Mais cette désolation lui déchira le cœur.

Tant de victimes, tant de désespoir… Un tel désordre n’était pas le fait du hasard.

— Recherchons tes parents, dit-il à la fillette.

— Ce n’est pas la peine. Le dieu de la terre les a engloutis.

— Si tu dis vrai, qui s’occupera de toi ?

— Ma hutte est la seule intacte, je saurai me débrouiller.

La gamine ne se trompait pas. Son modeste logement, en roseaux solidement tressés, avait échappé à la fureur des éléments. À l’intérieur, de la nourriture et des vêtements.

— Mangeons, décida-t-elle. Ensuite, tu iras voir le chef.

— Qu’aurai-je à lui dire ?

— La vérité. Et je te le répète : s’il ne t’écoute pas, le clan mourra.

Troublé, le jeune homme dégusta du poisson séché et vida une jarre d’eau. Revigoré, il accepta l’évidence : il avait bel et bien envie de parler au souverain.

En sortant de la hutte, il se heurta au fils de Coquillage, un barbu arrogant.

— Au lieu de te reposer, tu ferais mieux de nous aider. Il faut brûler les corps et reconstruire le village.

Narmer acquiesça.

La journée fut épuisante. Accablés de douleur, les membres du clan se parlaient à peine. La mort n’avait épargné aucune famille, chacun pleurait un proche. Plus de la moitié de la communauté avait disparu, et les habitants, après avoir rebâti leurs demeures, devraient s’habituer à un nouvel environnement que la mer menaçait.

Des femmes valides avaient ramassé des moules d’eau douce, puis préparé un repas rassemblant les rescapés. On alluma des feux et on s’inclina devant le chef du clan qui brandit l’emblème sacré dont il était le détenteur : un coquillage géant aux sept appendices pointus.

— Voici notre véritable fortune, affirma-t-il. Elle garantit notre avenir et nous protège contre le malheur. Les dieux m’ont préservé, mon pouvoir est intact : demain, votre clan retrouvera ses forces. Sous mon autorité, vous vivrez heureux et en paix.

La voix était hésitante, le ton geignard. Néanmoins, la majorité voulut croire aux déclarations de Coquillage, et son fils déclencha une série d’acclamations.

Narmer demeura muet.

On rassembla des nattes, et les membres du clan s’endormirent à la belle étoile. L’héritier du chef s’approcha de Narmer, assis à l’écart.

— Pourquoi es-tu resté silencieux, au lieu d’honorer notre souverain ?

— À ton avis ?

La question surprit le barbu.

— Aurais-tu des reproches à lui adresser ?

— Pas toi ?

— Serais-tu devenu fou, Narmer !

— La colère des dieux ne châtie-t-elle pas un mauvais dirigeant et, à travers lui, ses sujets ?

— Je préfère ne rien avoir entendu !

— Tu as bien entendu.

— Si je rapporte ces propos à mon père, tu seras condamné et exécuté.

— Ne te donne pas cette peine, je lui parlerai en personne.

La détermination du jeune homme impressionna le barbu.

— Ce désastre nous a tous bouleversés, je mets tes propos sur le compte de l’émotion.

— Demande audience à ton père, je désire m’entretenir avec lui au plus vite.

— Nous ne sommes pas amis, Narmer, et je ne t’apprécie pas. Mais dans les circonstances actuelles, nous avons besoin de tes bras. Reprends tes esprits, oublions cette conversation et renonce à ta démarche insensée.

— J’exige cette entrevue.

L’œil mauvais, le barbu s’écarta.

— Espérons que la nuit te calmera. Coquillage déteste les provocateurs et les traite comme ils le méritent. Tiens-toi à ta place, et tu n’auras pas d’ennuis. Sinon…

Serein, Narmer n’éprouva aucune crainte. Conscient de son devoir, il n’avait pas le choix. Ne ressentant pas le besoin de dormir, il bénéficia de la lumière de la pleine lune pour travailler la nuit durant à la remise en ordre du village.

La nature semblait reprendre son rythme, des milliers d’étoiles brillaient. N’était-ce pas un répit illusoire ? La tranquille suite des jours venait de se briser ; ce cataclysme n’oblitérait-il pas l’avenir ?

Peu avant l’aube, Narmer retrouva le cadavre de sa mère adoptive. Il le dégagea de la boue, le lava et l’enterra. Attentive, généreuse, cette femme lui avait permis de grandir et de devenir un homme. Elle reposerait ici, au sein de sa terre natale.

Un chaud soleil réveilla les rescapés. Les yeux hagards, la plupart espérèrent avoir subi un banal cauchemar. Mais la réalité du drame les écrasa, et beaucoup peinèrent à se lever, regrettant de sortir du sommeil.

Narmer se dirigea vers la hutte de Coquillage. Son fils était allongé sur le seuil.

— Je demande audience.

Le barbu se redressa.

— Toi… C’est toi ? Alors, tu persistes !

— Je persiste.

— Réfléchis une dernière fois, Narmer ! Notre chef ne supporte pas qu’on lui manque de respect, et sa loi s’exerce de manière inflexible.

— S’il a correctement agi, c’est le propre d’un bon guide.

— Je ne te comprends pas…

— Va prévenir ton père. J’attendrai le temps nécessaire.

Furibond, le barbu s’exécuta.

Narmer était conscient d’entreprendre une démarche décisive et de ne plus pouvoir revenir en arrière. L’essentiel consistait à ouvrir son cœur.