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L’esprit de la cheffe de clan Cigogne volait en compagnie de ses fidèles sujets, au-dessus des vastes étendues du Nord. Elle connaissait à merveille ce paysage d’eau et de papyrus où régnaient les énormes taureaux sauvages, si habiles à se dissimuler et à fondre silencieusement sur l’adversaire.

Comment les maigres troupes de Cigogne auraient-elles pu résister aux guerriers de Taureau ? Les clans qui s’étaient crus capables de le vaincre avaient disparu. Soumise, Cigogne bénéficiait d’un petit domaine au sud-ouest du delta du Nil, à proximité d’une zone aride que parcouraient les coureurs des sables. Connaissant la réputation de Taureau, protecteur terrifiant, jamais ces pillards n’oseraient attaquer le village de Cigogne.

Dépourvus d’armes, elle et les siens se contentaient de peu. La nature leur fournissait du poisson en abondance et des herbes médicinales. Cigogne savait préparer des remèdes et soignait souvent les guerriers de Taureau, blessés lors de joutes féroces pour la conquête d’une femelle.

Elle exécutait fidèlement les missions qu’il lui confiait et jouissait ainsi d’une existence paisible. Combien de temps durerait ce miracle ? À tout moment, Taureau pouvait décider d’envahir ce territoire fertile et d’éliminer le clan Cigogne.

Les éclaireurs se posèrent devant la hutte de leur cheffe qui écouta leur récit sans mot dire.

Il lui fallait informer Taureau au plus vite.

*

Le camp retranché de Taureau était entouré d’une haute palissade composée de pieux taillés en pointe. À l’intérieur, un enclos où le chef en personne élevait les meilleurs taurillons en les formant au combat. Lui habitait une cabane de roseaux comprenant plusieurs pièces ; les membres de son état-major et leurs familles avaient droit à des huttes spacieuses. Personnage considéré, le cuisinier préparait chaque jour d’énormes quantités de nourriture, en ne lésinant pas sur la viande des bœufs engraissés à souhait.

Impossible d’attaquer le camp par surprise. Des dizaines de guetteurs parcouraient la savane herbeuse, et des hardes de taureaux aux cornes meurtrières déchiquèteraient d’éventuels agresseurs. Sachant se faire silencieux et rapides, ils formaient une redoutable armée, dévouée à son maître.

Seule Cigogne était autorisée à traverser le territoire de Taureau et à franchir le seuil de l’enclos. Quel danger pouvait représenter cette femme fragile ? Les gardiens s’étaient moqués d’elle, jusqu’au jour où elle avait guéri un colosse souffrant d’atroces douleurs à l’estomac. Comme les autres chefs de clan, Cigogne possédait des pouvoirs surnaturels, et la mépriser provoquerait des représailles.

La lourde porte à deux battants s’ouvrit, un soldat courut prévenir Taureau qui terminait un copieux repas.

Il accueillit chaleureusement la visiteuse.

— Assieds-toi, je t’en prie, et régale-toi !

— Merci, je n’ai pas faim.

— Ne te laisse pas dépérir, mon amie !

— Mes envoyées ont survolé ton domaine.

— Résultat ?

— Pas trace d’une tentative d’invasion.

— Magnifique ! Lion n’est qu’un vantard, incapable de fédérer contre moi les clans du Sud.

— Un étrange incident s’est produit.

Taureau fronça les sourcils.

— Oryx ?

— Non, des ibis ont repoussé les serpents ailés qui stérilisent les terres que tu as maudites.

— J’ai démantelé leur clan ! Ont-ils osé s’en prendre à la vallée des Entraves ?

— Non, elle est intacte. Et la dernière survivante du village rebelle, la boueuse, a rendu l’âme. Les ibis se sont dispersés et n’ont pas occupé le pays désolé.

Taureau rumina.

— Étrange, en effet. Les ibis n’auraient donc tiré aucun avantage de leur victoire ?

— Aucun.

— Lion les aurait-il manipulés ?

— En ce cas, ses troupes auraient envahi ton domaine.

— Le crois-tu coupable de la destruction du clan Coquillage ?

Cigogne baissa la tête.

— Mon aveu me condamnera peut-être à mort, mais je ne sais pas mentir. En temps ordinaire, j’aurais été capable de te répondre. Depuis la réunion d’Abydos, mes perceptions sont brouillées. Un événement grave s’est produit, j’ignore lequel.

— Lion cherche à conquérir le Nord, j’en suis certain !

— Ses troupes ne sont pas supérieures aux tiennes, il connaît mal le terrain et sait qu’il n’a aucune chance de réussir.

— Sa vanité le persuade du contraire.

— Il lui faudrait l’appui d’Éléphante et d’Oryx. La première le lui refusera, le second défend farouchement son indépendance.

— Tes propos lénifiants ne me rassurent pas. La disparition du clan Coquillage, la déroute des serpents ailés, ton incapacité à entendre les paroles des dieux… Autant de signes qu’une catastrophe se prépare ! Quiconque prendra le risque de m’attaquer le regrettera.

*

Après s’être échappé, le petit veau s’était égaré et ne savait plus comment retrouver sa mère. Si amusante lui avait-elle paru, son escapade tournait au cauchemar. Affolé, il commit l’erreur de traverser un bras d’eau, les pattes sur un tronc à la dérive.

Le veau ignorait la capacité de dissimulation du crocodile. Le faux tronc d’arbre se déroba, une gueule s’ouvrit et les dents meurtrières se refermèrent sur les jarrets de sa victime qu’il noya afin d’attendrir la chair.

Ravi du spectacle, le chef du clan se réjouissait de son futur dîner. Chacun de ses sujets lui devait une partie des proies capturées, et aucun ne s’amusait à tricher. Le nez proéminent, le regard insaisissable, le front bas, la peau calleuse, Crocodile semblait perpétuellement assoupi.

Illusion trompeuse.

En un instant, Crocodile s’éveillait et frappait avec une rapidité foudroyante. Quantité de vantards avaient regretté leur fatuité, et les victimes du prédateur ne se comptaient plus. Il tuait de manière naturelle, sans hésitation ni remords, et franchissait volontiers les limites de son territoire reconnu par les autres clans dont les chefs étaient contraints de fermer les yeux.

Crocodile hésitait cependant à déclencher un conflit, de peur de fédérer ses ennemis contre lui. Il préférait se tenir à l’écart et entretenir la crainte d’éventuelles agressions. Tant qu’on le redouterait, le souverain des reptiles aux dents acérées préserverait son domaine et ses richesses.

Une inquiétude cependant : la réunion d’Abydos, à laquelle il avait refusé de se rendre. Crocodile détestait ces assemblées de bavards, persuadé qu’elles ne servaient qu’à lui tendre un piège. En dépit des assurances de Chacal, il était resté éloigné de ce complot forcément destiné à lui nuire.

L’un de ses seconds s’inclina devant son maître.

— As-tu obtenu des informations ?

— J’ai essayé.

Crocodile eut un sourire énigmatique.

— As-tu réussi ?

— Je comptais sur un membre du clan Oryx, malheureusement victime d’une meute de lionnes

— Autrement dit, elles l’ont démasqué.

— Ce n’est pas certain… Peut-être a-t-il commis une imprudence

— Te moquerais-tu de moi ?

— Oh non, seigneur !

— Résultat de ta mission ?

Le subordonné bredouilla.

— Rien de précis… Il semble que la situation actuelle demeure inchangée.

— La réunion des clans était donc inutile.

— En effet, seigneur.

— Parfait, mon ami !

Crocodile prit son subordonné par les épaules.

— Tu as bien travaillé, et je t’en remercie. Désires-tu contempler une merveille ?

— Ce serait un grand honneur !

Crocodile ne dormait jamais deux soirs de suite au même endroit. Il ne possédait pas de campement fixe et surgissait de façon inopinée pour vérifier les agissements de ses sujets.

Il entraîna son second jusqu’à une mare remplie de végétaux en décomposition. Au milieu, deux yeux surnageaient.

— Un mâle fabuleux, murmura Crocodile d’une voix presque émue. Tape dans tes mains.

Le serviteur de Crocodile hésita.

— Qu’attends-tu, mon ami ?

Nerveux, il s’exécuta.

Surgissant des eaux vertes, un crocodile monstrueux ouvrit la gueule.

— Magnifique, ne trouves-tu pas ? J’en ferai un chef de troupe. Sa taille, sa férocité, son sens de l’attaque… Qu’espérer de mieux ? Ne souhaites-tu pas le caresser ?

Le second se raidit.

— Je… je n’ai pas votre magie !

— Aurais-tu peur ?

L’homme se mit à trembler.

— Je m’en sens incapable, seigneur.

— J’avais pleine confiance en toi, mon ami, mais tu m’as déçu. Je voulais savoir ce qui s’était passé lors de cette réunion d’Abydos et ton incompétence me laisse dans le doute. Fâcheux, ne trouves-tu pas ?

— J’implore votre pardon, seigneur ! Permettez-moi de me racheter, et je vous donnerai satisfaction.

— J’apprécie ta détermination.

Le second contint un soupir de soulagement.

— Diriger un clan n’est pas une mince affaire, reprit Crocodile. Nous sommes environnés d’ennemis qui désirent notre disparition. Au moindre faux pas, nous sommes en danger. N’est-ce pas ton avis ?

— Sous votre autorité, nous sommes confiants !

— Autorité : tu as prononcé le mot essentiel. Lui porter atteinte met notre existence en péril. Cette faute-là, tu l’as commise.

Blême, le second évita le regard torve de Crocodile.

— Un simple contretemps, un…

Violente et rapide, la ruade du chef précipita son subordonné dans la mare. La gueule du crocodile géant engloutit la tête du condamné et les mâchoires se refermèrent en un claquement sec, faisant jaillir un flot de sang.

Le maître du clan haïssait les incapables.

Oubliant déjà cet inutile, il échafauda un plan pour découvrir ce que les conjurés d’Abydos complotaient contre lui.