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Taureau venait de piquer une colère noire, un épais silence régnait sur son camp retranché. En procédant lui-même à une tournée d’inspection, il avait trouvé deux sentinelles endormies.
Ivre de fureur, il avait piétiné ces incapables et ses meuglements figeaient encore d’effroi la campagne environnante. À l’approche d’un probable conflit, tout relâchement de la discipline était impardonnable.
Tremblante, Cigogne préparait des décoctions d’herbes médicinales destinées à soigner les blessures des soldats, soumis à un rude entraînement. Le général Gros-Sourcils n’hésitait pas à frapper ceux qu’il jugeait trop peu combatifs, et la vieille cheffe de clan avait besoin d’une quantité croissante de remèdes.
La totalité de l’effectif fut sommée de se réunir au centre du camp retranché et subit le sermon de Taureau, dont les reproches fusèrent.
Enfin, sa rage retomba, et chacun se hâta de vaquer à ses occupations. Dans leur enclos, les taureaux sauvages cessèrent de gratter frénétiquement le sol de leurs sabots.
Le puissant personnage s’approcha de la guérisseuse aux cheveux blanchis et au long visage triste.
— Sois vigilante, exigea-t-il, et refuse de t’occuper d’éventuels tire-au-flanc. Surtout, signale-les-moi !
— Sois rassuré, je n’ai pas décelé de simulateurs. Tu soumets tes sujets à dure épreuve et tu risques de les épuiser. Méfie-toi de ton général Gros-Sourcils, sa brutalité n’est pas forcément la meilleure solution.
— Je n’aime pas beaucoup qu’on me réprimande, Cigogne !
— Vu mon âge et ma condition, je suis la seule à pouvoir te parler ainsi.
— Tu ne connais rien aux exigences de la guerre.
Gros-Sourcils accourut.
— Gazelle souhaite vous voir.
Taureau se rendit à sa résidence où avait été accueillie la plus jolie des cheffes de clan. La délicatesse de ses traits continuait à le charmer, mais il redoutait de mauvaises nouvelles qui le contraindraient à déployer ses forces.
Le léger sourire de Gazelle n’était-il que diplomatique ?
— Lion me déclare-t-il la guerre ?
— Au contraire, répondit Gazelle de sa voix douce.
Le vaste front de Taureau se plissa.
— Ses explications ?
— Selon lui, la destruction du clan Oryx était un cas de force majeure.
Désorienté, Taureau vida une coupe de vin rouge et s’assit lourdement sur une natte.
— Il s’est justifié, j’espère !
— Grâce à un informateur, Lion a su qu’Oryx, revanchard, se préparait à lancer un nouvel assaut contre Abydos.
Taureau ouvrit de grands yeux étonnés.
— Insensé !
— Ne supportant pas sa défaite, Oryx avait reconstitué sa troupe afin de s’emparer du territoire de Chacal. Nous étions tous persuadés qu’il courbait l’échiné et tirait une leçon salutaire de son échec. Erreur, car il ne renonçait pas à son projet initial. Dûment informé, Lion n’avait pas le temps de nous consulter. En tuant Oryx et en supprimant son clan, il préserve l’intégrité de tous les autres et conforte la paix.
— Et… tu le crois ?
— Le résultat est là.
— Coquillage, Oryx… Deux clans anéantis ! À qui le tour ? Lion ne songe qu’à conquérir le pays entier !
— Tel n’est pas l’avis d’Éléphante. Elle déplore ce drame, mais ne recommande pas de sanctionner Lion, bien qu’elle ait conscience de son agressivité. Quant à Chacal, il respire mieux. S’attendant à un coup de folie d’Oryx, il se réjouit de sa disparition.
— Et Crocodile ?
— Impossible de le contacter, pas de réaction apparente.
— Que préconises-tu, Gazelle ?
— Lion s’est montré convaincant. Je déplore son action violente et j’aurais préféré ramener Oryx à la raison ; néanmoins, réagir en attaquant Lion serait probablement injuste et nous conduirait au chaos. Il m’a affirmé qu’il redoutait Éléphante et Crocodile, se contentait de son vaste domaine et n’avait nullement l’intention d’envahir le Nord. Son armée n’est-elle pas inférieure à la tienne ?
Taureau émit un grognement.
— Lion est un bonimenteur ! Et si ces belles paroles n’étaient destinées qu’à t’abuser ?
— Tu es sur le pied de guerre, rappela Gazelle, Éléphante également. Et Crocodile ne conclura d’alliance avec personne. Crois-tu réellement Lion capable de vous terrasser tous les trois ? Puisqu’il a tenu à m’informer de son intervention et m’en préciser les motifs, plutôt vraisemblables, il semble attaché à l’équilibre actuel. Sinon, il aurait poursuivi son action guerrière en utilisant l’effet de surprise.
Le raisonnement de Gazelle ne manquait pas de pertinence.
— Oryx ne se méfiait pas assez, estima Taureau, et jugeait son repaire inattaquable. Je ne commettrai pas la même erreur. Les défenses de mon camp et de mon territoire seront renforcées, et j’enverrai les servantes de Cigogne surveiller mes frontières.
— Sages précautions, estima Gazelle. J’ose espérer que les turbulences ont pris fin et que nous allons goûter une longue période de stabilité.
*
La réunion d’état-major terminée et les consignes de Taureau distribuées, le général Gros-Sourcils ne cacha pas son mécontentement.
— Seigneur, pourquoi tergiverser ? Nous devrions écraser Lion et nous implanter au Sud, en manifestant notre puissance !
— Semer la mort et la désolation, briser la loi des clans…
— Lion n’a pas hésité ! Comme vous le pressentez depuis longtemps, il poursuit une stratégie implacable. Il a d’abord anéanti le plus faible des clans, Coquillage, afin de s’assurer qu’il n’y aurait pas de réaction de ses principaux adversaires. Ensuite, il a avalé un beau morceau, Oryx, qu’il a toujours détesté et dont les capacités guerrières le gênaient. Là encore, inertie des autres clans ! À l’évidence, il continuera.
— En ce qui concerne le clan Coquillage, Chacal, chargé de l’enquête, n’a pas trouvé de preuve contre Lion. Et ses explications à propos de l’élimination d’Oryx m’ont presque convaincu. Emporté, belliqueux, vexé d’avoir échoué, Oryx songeait certainement à s’emparer d’Abydos. Lion nous a bel et bien débarrassés d’un agitateur incontrôlable.
Modifier l’opinion de Taureau ne serait pas facile, et le général se soumit.
Néanmoins, un incident grave et récent lui procurait un argument.
— J’ai reçu un messager venant d’une zone désolée, déclara Gros-Sourcils. L’un de nos hommes a été abattu et ses camarades n’ont pas retrouvé le coupable. Cela me paraît typique de la méthode de Lion : il s’attaque à des proies isolées, sème la terreur et conquiert ainsi de nombreux territoires.
— Quel poste occupait la victime ? interrogea Taureau.
— Elle chassait.
— Sur mon ordre ?
Le général sembla embarrassé.
— À vrai dire, c’était pour son propre compte, pendant la nuit.
— Un braconnier ! Son cadavre portait-il des traces de griffes, a-t-il été dévoré ?
— Le messager ne m’en a pas parlé.
— Simple règlement de comptes entre petits voleurs, trancha Taureau. Lion est étranger à ce misérable incident. Si l’on attrape le criminel, qu’il soit exécuté. Toi, général, ne tolère aucune indiscipline et maintiens mes troupes en état d’alerte.
Déconfit, Gros-Sourcils se retira.
Hésitant, inconscient du danger, Taureau refusait de lancer une indispensable offensive qui briserait les reins de Lion et se mettait en position d’infériorité. Il croyait à la surveillance des servantes de Cigogne et à sa réputation de chef de clan intraitable, laissant ainsi l’initiative aux habiles tueurs de son ennemi.
En se servant du messager, le général espérait provoquer la colère de Taureau, et déclencher enfin un conflit sanglant. Il en fallait donc davantage ; Gros-Sourcils ne se découragerait pas et préparerait mieux son affaire.