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Le clan d’Oryx pansait ses plaies. Après l’attaque manquée contre Abydos et la mort des meilleurs combattants, nombre de guerriers éprouvaient un profond ressentiment à l’égard de leur chef. Il s’était lancé de façon imprudente dans une aventure insensée, mésestimant les pouvoirs de Chacal.

Et la rumeur ne cessait d’enfler : Chacal avait maudit le clan d’Oryx, désormais soumis aux puissances dangereuses du désert qui l’empêcheraient de retrouver un territoire verdoyant où la nourriture abondait.

Dédaignant cette fable, le chef bouillait d’impatience et secouait les timorés. De son point de vue, blessés et malades en prenaient à leur aise, alors qu’il fallait préparer les futurs affrontements.

Irrité, il réunit son conseil.

— La période de repos est terminée, annonça-t-il. Nous allons quitter ce misérable repaire et prouver notre vaillance.

— Cela me paraît prématuré, objecta un officier. Il y a encore beaucoup de convalescents, et nos troupes ne sont pas remises de leur lourde défaite.

— Je m’en moque ! Nous abandonnerons les lâches et les faibles, et ne partirons qu’avec de vrais guerriers.

— Quelle sera notre destination ?

Oryx dressa fièrement la tête.

— Abydos.

Effarés, les conseillers crurent avoir mal entendu.

— Aurais-tu perdu l’esprit ? s’insurgea l’officier.

D’un coup de tête, le chef lui défonça la poitrine, puis piétina le mourant.

— C’est moi qui commande et prends les décisions ! Tous les membres de mon clan doivent m’obéir aveuglément.

— La malédiction de Chacal ne nous empêchera-t-elle pas de conquérir Abydos ? questionna timidement un vieux soldat.

— Je me moque de ses menaces ! La magie de notre clan est plus efficace que la sienne, et je n’ai pas l’habitude de rester sur un échec. Bientôt, les pouvoirs de Chacal seront nôtres, et les autres chefs s’inclineront devant moi.

— Serons-nous assez nombreux pour l’emporter ?

— Un changement de stratégie nous donnera l’avantage. Cette fois, pas d’attaque frontale mais un encerclement, à l’aube. Nous éliminerons les sentinelles et envahirons le domaine de Chacal à plusieurs endroits, semant ainsi la panique parmi les défenseurs. Lorsque la jonction entre nos différents groupes d’assaut sera établie, la victoire sera acquise. Dès demain, préparation intensive de nos troupes. Et départ à la nouvelle lune.

Les conseillers demeurèrent muets.

*

La lune était sur le point de disparaître. La nuit prochaine, elle renaîtrait comme le clan d’Oryx, satisfait de l’engagement de ses soldats. Il avait éliminé les tièdes ; les malades, confiés aux femelles, croupissaient au bord d’un oued à sec. Le manque de nourriture les condamnait.

En se débarrassant des inutiles, Oryx renforçait son clan. La prise d’Abydos ne serait pas une partie de plaisir, les chacals se défendraient jusqu’au bout. À lui d’éliminer rapidement leur chef, de manière à les démoraliser.

Quel plaisir incomparable de contempler la débandade de l’adversaire ! Oryx ne ferait pas de prisonniers et dévasterait le sanctuaire, imprégné de la sorcellerie de Chacal. À la place de cette bâtisse fermée et obscure, il installerait de vastes enclos. Ses sujets connaîtraient l’opulence et ne s’inquiéteraient plus de leur survie.

Pressé de prendre la tête de son armée, Oryx tenta de s’assoupir. Un peu de repos était nécessaire, car les prochaines heures exigeraient une débauche d’énergie.

*

Au petit matin, la température baissait. Engourdi, le guetteur commençait à se réchauffer aux rayons du soleil levant quand son odorat fut alerté. Dans ce coin perdu et hostile, la nuit avait été calme ; depuis l’établissement provisoire des oryx, pas le moindre incident. Qui aurait osé importuner ces farouches combattants ?

Les narines du guetteur se dilatèrent, son poil se hérissa… Cette odeur, celle de Lion !

Quatre lionnes se jetèrent ensemble sur lui. Silencieuses, elles s’étaient approchées de leur proie en rampant. L’oryx eut à peine le temps d’esquisser un bond. Les crocs percèrent sa gorge, les griffes labourèrent ses reins. Et son cri d’alarme fut étouffé.

Les autres sentinelles avaient été éliminées de la même façon, et l’accès au campement des oryx, encore endormis, était libre.

Les hordes de Lion se ruèrent à l’assaut, les lionnes en tête, suivies de soldats rugissant et maniant leurs armes redoutables, des poignards en forme de crocs et de griffes. Malgré leur courage, les membres du clan Oryx ne furent pas capables d’entraver cette déferlante. Leur première ligne de défense enfoncée, ils refusèrent pourtant de céder et, sous l’impulsion de leur chef, déchaîné, réussirent à tenir leurs ultimes positions.

Conscient de l’importance de ses pertes, Oryx n’avait plus d’espoir. Les guerriers de Lion allaient massacrer les siens.

Quittant le champ de bataille, il se rendit auprès des femelles, terrorisées, entourant leurs petits.

— Tentez de fuir, ordonna-t-il, courez vers le désert. Ceux et celles qui réussiront à sortir de cet enfer seront les seuls survivants de notre clan.

— Viens avec nous ! supplia une jeune mère.

— Hors de question. Lion veut m’abattre, il me poursuivrait ; sans moi, vous avez une chance de lui échapper. Hâtez-vous, nous ne tiendrons pas longtemps.

Oryx retourna au combat et tenta de ranimer les énergies. Un à un, ses guerriers tombaient, tout en infligeant de sévères blessures à l’adversaire. Se montrant d’une férocité implacable, les lionnes s’acharnaient sur les vaincus et les déchiquetaient.

Adossé à la falaise en compagnie d’un dernier carré, Oryx aperçut Lion. Majestueux, la crinière au vent, il venait assister à la curée.

Oryx tenta une contre-attaque insensée, se persuadant qu’il parviendrait à atteindre ce fauve cruel et à le transpercer.

Alors qu’il effectuait une percée, des griffes se plantèrent dans son cou et le plaquèrent au sol. Un ultime effort lui permit de se relever, mais des crocs broyèrent ses jambes, et il s’effondra.

— Laissez-le, intervint Lion, magnanime.

Les derniers résistants du clan Oryx agonisaient, et les vainqueurs songeaient déjà à un plantureux festin. Les carcasses seraient abandonnées aux charognards.

— Tu n’as pas manqué de panache, remarqua Lion. Pour un agressif de ton espèce, ce n’est pas une si mauvaise fin.

— J’aurais préféré t’affronter face à face !

Le souffle manquait à Oryx, mais il avait encore la force de fixer le vainqueur.

— Tu ne le méritais pas, rétorqua Lion, condescendant. Trop impulsif, manque de sens stratégique… Tu aurais dû te soumettre, non m’affronter. Aujourd’hui, le poids de tes erreurs t’écrase, et j’anéantis ton clan, devenu inutile.

— Au moins, je meurs libre !

— Piètre consolation. Moi, je suis bien vivant, et mon prestige continuera de s’accroître.

— Tu te trompes, Lion… Les clans s’uniront pour te châtier.

— Erreur, Oryx ; au contraire, ils me remercieront de t’avoir éliminé. Tu n’étais qu’un fauteur de troubles, jouant ton propre jeu.

Un flot de sang jaillit de la bouche du mourant.

— Le moment est venu de mettre un terme à tes souffrances. Au titre de chef de clan, je te rends cet hommage.

D’un coup de griffe, Lion trancha la gorge d’Oryx qui émit un dernier râle.

Le triomphateur parcourut le campement dévasté. Toute résistance avait cessé.

— Achevez les blessés, ordonna-t-il, et emportez les meilleures bêtes. Mes guerriers mangeront de l’excellente viande.

— Quelques oryx ont fui en direction du désert, annonça un officier. Faut-il les poursuivre ?

— Inutile, ils ne formeront qu’une harde loin de la vallée, condamnée à errer dans les sables brûlants. Les oryx ne me gêneront plus, leur clan est définitivement éteint.