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Assis au milieu d’un champ d’épeautre, sous une pluie battante, Narmer prenait enfin le temps de faire le point. Depuis l’extermination du clan Coquillage, il avait été emporté par un tourbillon jusqu’à ce village où tant de découvertes l’éblouissaient.

Les vaches, leur lait les porcs, la viande grillée, le vin, les céréales, le pain… Comment imaginer de telles merveilles ? Les paysans se plaignaient de leurs rudes conditions d’existence, mais qu’auraient-ils dit s’ils avaient connu celles des habitants des marais ? Les vieux déploraient le changement du climat. De moins en moins de pluie, l’assèchement des terres, l’appauvrissement de la savane. Il fallait travailler davantage pour préserver les cultures et assurer la subsistance de tous.

Aux yeux de Narmer, le territoire de Taureau jouissait néanmoins d’une prospérité remarquable. Aussi ne cessait-il d’interroger les paysans afin d’apprendre leurs techniques. Honorés de l’attention que leur accordait le bras droit de Scorpion, nouveau chef incontesté du village, ils n’hésitaient pas à lui transmettre leur savoir. Attentif, Narmer envisageait déjà des améliorations. En se combattant à cause de querelles familiales, les travailleurs agricoles perdaient beaucoup d’énergie et manquaient d’organisation.

Entre le pouce et l’index, le jeune homme caressa un épi d’épeautre, céréale robuste résistant aux maladies et à l’humidité. Elle fournissait la base d’un pain savoureux, à la mie compacte. Plus longues que celles du blé, ses tiges avaient tendance à s’incliner.

Contempler ce miracle, source de richesse, éloignait le spectre de la guerre et de la violence. Narmer rêvait d’une société paisible, respectueuse de l’harmonie des saisons. Cependant, il n’oubliait pas sa promesse : retrouver l’assassin de la petite voyante et le châtier. Et puis ce village ne lui appartenait pas. Tôt ou tard, des soldats de Taureau viendraient réclamer leur dû, et le conflit serait inévitable. Scorpion avait raison de préparer sa milice à l’affrontement.

Scorpion… son frère, clairvoyant, charmeur, impitoyable. Vaincre Taureau paraissait impossible, mais Narmer accordait sa confiance à ce guerrier-né, capable de toutes les audaces. Taureau s’était imposé, pourquoi Scorpion ne réussirait-il pas ? Certes, le rapport de force disproportionné n’incitait pas à l’optimisme ; en revanche, la volonté ne traçait-elle pas un chemin là où il n’existait pas ?

Négocier paraissait impossible. D’après les paysans, Taureau était un seigneur exigeant, attaché à la moindre parcelle de ses terres. S’attaquer à son domaine provoquerait une réaction violente.

Scorpion et Narmer mesureraient alors leurs véritables capacités.

Courant à perdre haleine, une gamine rejoignit le jeune homme.

— Viens vite, le boucher veut tuer ton veau !

*

Entravée, la vache émettait des meuglements de désespoir. Au moment où le couteau du boucher se posait sur le cou de son veau, le poing droit de Narmer percuta la tempe de l’artisan. Étourdi, il lâcha son outil et recula en titubant.

— Qu’est-ce qui te prend ?

— Ces animaux sont mes compagnons et me portent chance. Personne n’y touchera.

L’œil mauvais, les assistants du boucher encerclèrent Narmer. Cette fois, l’étranger dépassait les bornes en piétinant leurs prérogatives. À eux de choisir les bêtes à consommer. Seul contre dix, Narmer paraissait condamné.

— Imaginez-vous la colère de Scorpion ?

— On parlera d’un accident, avança le boucher, narquois. Et tu ne nous causeras plus d’ennuis.

Le cercle se resserra.

Narmer tâcherait d’assommer au moins deux adversaires et d’ouvrir une brèche.

En un instant, les nuages se dissipèrent, et des étoiles filantes traversèrent le ciel. Elles formèrent une couronne qui orna les cornes de la vache. Ses entraves se délièrent d’elles-mêmes, et la mère vint lécher son veau dont la tête rayonna comme un soleil.

Frappés de stupeur, le boucher et ses assistants s’agenouillèrent.

— Les dieux, clama-t-il, les dieux les protègent !

*

Ivre de vin et d’amour, Scorpion goûtait une sieste ensoleillée, aux côtés d’un Narmer pensif.

— Cet endroit ne me déplaît pas, confessa-t-il.

— Je te rappelle qu’il est la propriété de Taureau.

— Je ne l’oublie pas, Narmer ! Si nous devons mourir sous les coups de ses soldats, savourons ces moments de plaisir ! Il paraît que les dieux t’ont sauvé des couteaux des bouchers.

— Moi, ma vache et son veau. La déesse des étoiles s’est incarnée en elle, et le jeune soleil en lui.

— Fabuleux ! Tu es un homme extraordinaire, mon frère ! Ensemble, nous modifierons le destin de ce pays.

— Ta milice te satisfait-elle ?

— Les jeunes ne manquent pas d’ardeur, et Chasseur est un bon instructeur.

— Ne serait-il pas temps d’aborder le problème de fond ?

Scorpion sourit.

— J’allais te le proposer.

*

Chasseur vivait un rêve éveillé. Des femmes, du vin, de la viande rôtie, des galettes de pain croustillantes, des légumes, une cahute confortable, la sécurité, des gamins lui obéissant au doigt et à l’œil… Il en oubliait presque Taureau et ses hordes de tueurs. Le moment du combat arriverait bien assez tôt ! Pour l’heure, il besognait une brunette peu farouche, ravie de prendre du plaisir avec ce mâle infatigable.

Un milicien osa les interrompre.

— Le chef souhaite te voir.

— Urgent ?

— Très urgent.

Chasseur craignait Scorpion, et tout autant Narmer. Ces deux-là possédaient d’étranges pouvoirs, et mieux valait ne pas les défier.

— Désolé, dit-il à sa belle.

Se vêtant d’un pagne court en roseaux, il se hâta de rejoindre la demeure de son maître. Scorpion dégustait des dattes en compagnie de Narmer. Séparément, ils étaient redoutables ; réunis, ils glaçaient le sang.

— Un ennui ?

— Assieds-toi, recommanda Scorpion. On ne t’a pas dérangé, j’espère ?

— Certes pas ! Je changeais la corde de mon arc.

— Nous voulions précisément te parler de tes armes, et surtout de tes flèches.

— Des objets exceptionnels, estima Narmer. Leur pointe de silex est d’une efficacité incroyable.

Chasseur parut gêné.

— Elles perforent le cuir le plus épais, c’est vrai.

— Les as-tu fabriquées toi-même ?

Les regards conjoints des deux frères auraient terrassé n’importe quel guerrier. Chasseur ne se sentait pas de taille à les dominer.

— La partie en bois de saule et l’empennage, c’est moi. J’ai obtenu le maximum de légèreté et de vitesse, sans nuire à la précision du tir.

— Et la pointe ? insista Narmer.

— Vous souhaitez vraiment savoir ?

— Vraiment, assura Scorpion.

Chasseur avala sa salive. Étant donné la perspicacité de ces deux-là, il attendait cette question. Leur mentir lui serait fatal.

— Au cours d’une de mes chasses, je me suis heurté à un barbu, une sorte de colosse qui maniait une fronde. D’un seul jet de pierre, il m’a désarmé, et j’ai cru qu’il allait m’achever. En soupesant mon arc et mes flèches, il a éclaté de rire ! « Équipement dérisoire, jugea-t-il. Hors de la connaissance du silex, tu n’es rien. » Perdu pour perdu, j’ai tenu tête. « Eh bien, enseigne-la-moi ! » Il a hésité : soit me tuer, soit accéder à ma requête. Pourquoi a-t-il choisi la seconde solution ? Peut-être en raison de mes qualités de traqueur. Quand il m’a conduit jusqu’à son domaine, je n’en menais pas large. Nous avons marché des heures avant d’atteindre des collines pierreuses où se trouvait une grotte profonde dont il avait masqué l’entrée. « N’essaie pas d’y revenir seul, m’a-t-il prévenu ; mon génie gardien te broierait. » À notre passage, les murs bougeaient, et j’entendais des gémissements, comme si l’on martyrisait la roche. Et puis j’ai découvert son atelier. Il disposait d’une grande quantité d’outils que je n’avais jamais vus. J’ai cru qu’il me réduirait en esclavage et que je ne sortirais plus de son antre. À ma vive stupéfaction, il m’a offert des pointes de flèches en silex, admirablement taillées. « J’apprécie les hommes libres, a-t-il affirmé. Avec cette arme-là, tu vaincras tes adversaires. Maintenant, disparais ! » Je me suis empressé d’obéir et j’ai vérifié l’efficacité de son cadeau. Vous avez constaté à quelle profondeur mes flèches s’enfoncent dans les chairs !

— Malheureusement, constata Scorpion, tu n’en possèdes qu’un petit nombre, et seul le Maître du silex sait fabriquer ces pointes-là. Or, j’ai besoin d’équiper une milice.

Chasseur espérait mal comprendre.

— Tu ne comptes pas t’attaquer à lui ?

— Te souviens-tu du chemin menant à son domaine ?

L’interpellé hésita.

— Ne mens pas, recommanda Scorpion.

— Je m’en souviens, mais ce serait une folie de…

— Nous partons immédiatement.

— Des génies le protègent, je te l’ai dit et…

— Narmer a traversé la vallée des Entraves, et les dieux nous sont favorables. Je convaincrai le Maître du silex de rallier notre cause.

Ayant prêté serment d’allégeance, Chasseur était contraint de se plier aux exigences de son chef.

— Une folie, murmura-t-il.