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Narmer vivait des jours enchantés dont l’amour était l’unique magicien. Savourant chaque instant, emporté dans un tourbillon de désirs partagés, il découvrait l’univers de Neit, ses paysages sans limites. L’intensité de ce bonheur l’effrayait parfois, mais la tendresse de la jeune femme le rendait encore plus réel.
La prêtresse l’initia à la science des onguents. Purificateurs, ils maintenaient l’intégrité du corps et protégeaient des dangers. Disciple attentif, Narmer songeait au moment où il devrait poser une terrifiante question.
La soirée était douce, le vent caressant. Allongés près du sanctuaire, les amants voyaient renaître les premières étoiles.
— L’Ancêtre m’a confié une mission, murmura Narmer.
— Et tu tenteras de la remplir.
— Neit… viendras-tu avec moi ?
— Il m’a attribué une tâche impérieuse, tu le sais.
— Ton rôle de prêtresse est primordial, j’en suis conscient. C’est pourquoi j’ai besoin de ton aide et de ton autorité afin de convaincre Scorpion, mon frère par le sang, de freiner ses velléités guerrières. Préserver la paix me paraît essentiel et ton intervention sera peut-être décisive.
En lui caressant le visage, elle le regarda droit dans les yeux.
— Ne serais-tu pas un redoutable négociateur ?
— Quand tu retournes consulter l’Ancêtre, il faut bien t’éloigner du sanctuaire.
— Comment le sais-tu ?
— Je suis persuadé qu’il t’appelle et que tu entends sa voix.
— Il en ira de même pour toi.
Neit se blottit contre son amant. Les dernières lueurs du couchant embrasaient le ciel.
— Nous partirons demain.
*
Au sommet de la hampe, les deux flèches entrecroisées de Neit tournoyèrent, prêtes à transpercer les profanateurs. Postés devant l’entrée du sanctuaire à la porte scellée, les deux crocodiles de la déesse dévoreraient un éventuel intrus. Ultime précaution, la prêtresse enveloppa l’édifice d’un épais brouillard qui ne se dissiperait qu’à son retour. Ainsi, nul passant ne soupçonnerait l’existence de cette demeure sacrée.
Goûtant la tranquillité des lieux, Vent du Nord aurait volontiers prolongé cet agréable séjour. Il accepta néanmoins de repartir vers des contrées moins paisibles, chargé de sacs contenant des onguents et du miel.
Le trio emprunta une grande barque de papyrus, dissimulée au sein d’un fourré de roseaux. Habile manieur de pagaie, Narmer suivit la voie qu’indiqua la prêtresse.
Elle et lui, ensemble… Le miracle se poursuivait. Ne ressentant ni fatigue ni angoisse, le jeune homme aurait voyagé jusqu’à l’extrémité de la terre.
*
Âgé d’une trentaine d’années, le colosse pesait plus de trois tonnes. D’un caractère irascible, le vieil hippopotame mâle ne supportait aucun gêneur, pas même ses propres rejetons. D’ordinaire, ses congénères vivaient en bandes et formaient des familles à la fois stables et organisées, jalouses de leur territoire ; mais le ronchon à la peau fragile avait décidé de s’isoler et d’occuper son bras d’eau, longeant des étendues herbeuses qu’il dévastait pendant la nuit.
Alors qu’il sommeillait en se laissant dériver au fil de l’eau, ses minuscules oreilles se mirent à frémir, et l’énorme corps fut parcouru d’un frisson. Une onde troublait son repos, signe de la présence d’un indésirable.
Capable de demeurer de longues minutes en immersion, l’hippopotame plongea et perdit toute balourdise en nageant. Parfois, il marchait sur le fond vaseux et se déplaçait avec aisance avant d’attaquer son ennemi en utilisant sa masse.
Et il repéra l’imprudent, coupable de violer son domaine.
*
Inquiet, Vent du Nord se mit debout.
Alerté, Narmer scruta les berges, redoutant la présence de soldats de Taureau. Par précaution, il prononça en hâte la formule de conjuration des crocodiles. Le bras d’eau semblait calme, pas d’obstacle à l’horizon.
Soudain, une énorme tête souleva la barque et la renversa. Neit, Narmer et Vent du Nord chutèrent lourdement.
Cette première victoire ne satisfit pas l’hippopotame. Ouvrant la gueule, il poussa des hurlements de colère et montra ses armes fatales, deux longues canines capables de transpercer un crocodile. Fou de rage, il était décidé à supprimer ces gêneurs.
En raison du courant et des remous que provoquait le monstre, regagner la rive ne s’annonçait pas facile. Agitant ses quatre pattes en cadence, Vent du Nord se débrouillait. Nageuse honnête, Neit ne progressait pas assez vite. Pour les protéger, Narmer apostropha la bête, plongea et ressurgit. En captant son attention, il permettrait à la prêtresse et à l’âne de s’échapper.
Un instant désorienté, l’hippopotame fonça et tenta d’embrocher le jeune homme qui ne vit pas une cigogne le survoler et tracer un cercle avant de repartir. La masse grise frôla Narmer, la pointe d’une dent rasa sa tête.
D’un coup d’œil, il aperçut Vent du Nord grimper la berge ; Neit s’en approchait. Se jetant de côté, Narmer évita de justesse un nouvel assaut du monstre, de plus en plus furieux. L’eau absorbée et la fatigue rendaient les mouvements du nageur moins efficaces ; à son tour de se diriger vers la terre ferme.
La souplesse et la rapidité du colosse surprirent Narmer. L’hippopotame lui barra la route, et ses petits yeux agressifs lui promirent une mort cruelle. Vent du Nord poussa un braiment sinistre ; épuisée, Neit ne savait comment intervenir.
La gueule s’ouvrit à nouveau, les deux canines étincelèrent au soleil de midi. En plongée, Narmer était condamné. Il ne lui restait plus qu’à crawler, avec le mince espoir de distancer son poursuivant.
L’hippopotame allait rejoindre sa proie lorsqu’un silex pointu le blessa au front. Étonné, il se tourna en direction de l’agresseur.
Debout sur une nacelle de papyrus, Scorpion abandonna sa fronde et s’empara d’un long harpon. Le suivaient d’autres embarcations chargées de soldats.
L’hippopotame fit face. Scorpion visa l’intérieur de la bouche, et la pointe du harpon ne manqua pas sa cible. Indifférent aux cris de souffrance de l’animal, le chasseur lança un second harpon relié à une corde. Il se planta dans les narines de la bête, incapable de plonger. Scorpion tira sur la corde et, dès qu’il fut à bonne distance, sauta sur le dos de l’hippopotame.
À coups de massue d’une incroyable violence, il l’acheva.
Les spectateurs de ce massacre furent aussi subjugués qu’effrayés.
— Scorpion n’est pas un humain, marmonna un soldat. Il a la puissance d’un dieu.
Le sang de l’hippopotame se répandit dans le bras d’eau où Narmer surnageait. Scorpion regagna sa nacelle en papyrus et lui tendit la main.
— Heureux de te revoir, mon frère.
Essoufflé, choqué, Narmer monta à bord de l’esquif.
— Comment es-tu arrivé ici ?
— Au terme de ma première victoire, la prise d’un bourg de Taureau, j’ai capturé une cheffe de clan, Cigogne, sa principale alliée ! Les dieux nous sont favorables, constate-le. Disposer d’un tel otage, c’était inespéré. Et elle m’a offert sa vision : toi, mon unique ami, étais en grand danger. Aussitôt, elle a envoyé des membres de son clan à ta recherche. L’une de ses éclaireuses t’a retrouvé et m’a guidé.
Les deux hommes s’étreignirent.
— Tu m’as sauvé la vie, Scorpion.
— À charge de revanche. Ne sommes-nous pas inséparables ? Et nos retrouvailles seront l’occasion d’un festin ! La viande de cet hippopotame devrait être goûteuse.
Déjà, les soldats tiraient le cadavre sur la berge. Il fournirait une énorme quantité de nourriture, le cuir servirait à la fabrication de boucliers, les canines à celle de parures et d’objets de toilette.
Scorpion accosta, découvrant une magnifique jeune femme aux yeux verts. Elle exerçait un charme étrange, d’une rare intensité.
— Je suis la prêtresse de Neit, et je voyage en compagnie de Narmer.
Vent du Nord se serra contre elle, comme s’il voulait la protéger d’un prédateur.
— Pas de blessure ?
— Je suis indemne. Sois remercié de ton intervention.
Scorpion sourit.
— Je sortirais mon frère du fond des ténèbres ! Et je suis heureux qu’il ait rencontré la femme de ses rêves.