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Ce fut Chasseur qui découvrit le cadavre de la livreuse de pains, noyée dans une mare à une centaine de pas du campement de Scorpion. Il donna l’ordre de l’enterrer, enveloppée d’une natte, et se rendit à la résidence de son chef.

De retour du désert, Scorpion avait changé. Sa beauté et son charme demeuraient intacts, mais il avait acquis une nouvelle puissance dont le caractère dangereux, voire impitoyable, n’échappait à personne. Refusant d’évoquer ce qui s’était passé au cœur du désert, il se comportait en maître absolu, et nul ne contestait son autorité.

Scorpion venait de faire l’amour à une Fleur envoûtée quand Chasseur demanda à le voir.

— Un incident grave, affirma-t-il, la mine embarrassée.

— Explique-toi !

— La jolie livreuse de pains chauds… elle est morte.

Scorpion ne manifesta aucune émotion.

— Cause du décès ?

— Voilà le problème… Officiellement, ce sera une noyade. En réalité, on lui a percé la nuque, sans doute avec une épingle en os ou une pointe de silex.

— Autrement dit, un assassinat !

— J’ai enterré le cadavre, précisa Chasseur, et ne parlerai de cette constatation qu’à toi seul. À mon sens, il faut élucider cette affaire au plus vite.

Scorpion remarqua le sourire satisfait de Fleur.

— Je m’en occupe.

Chasseur se retira, Scorpion but de la bière forte, la dernière production de sa toute nouvelle brasserie, fort appréciée des miliciens. Effaçant la fatigue, elle donnait de l’énergie. En chantonnant, Fleur essuyait son corps parfait, trempé de sueur.

Brusquement, son amant l’agrippa par les cheveux.

La jeune femme poussa un cri de douleur.

— C’est toi qui as tué la livreuse, n’est-ce pas ?

— Lâche-moi, j’ai mal !

— Avoue !

— Cette fille, je m’en moque !

— Avoue, ou je t’arrache la tête.

— Libère-moi d’abord.

Il la repoussa. En larmes, elle tenta de reprendre son souffle.

— Je t’écoute, Fleur.

Les poings serrés, l’œil agressif, elle défia son maître et seigneur.

— Eh bien oui, je l’ai supprimée, cette traînée ! Je vous ai vus ensemble et ne l’ai pas supporté. La nuit dernière, je l’ai attirée près de la mare pour lui ordonner de s’éloigner de toi. La garce a haussé les épaules ! Lorsqu’elle m’a tourné le dos, je lui ai planté une aiguille dans la nuque. Elle a couiné et n’a pas mis longtemps à mourir. Quel plaisir de piétiner son joli corps et de le jeter à l’eau ! Tu m’appartiens, Scorpion, et je préfère disparaître plutôt que de te céder à une autre.

La main puissante du chef serra la gorge de sa maîtresse.

Elle ne baissa pas les yeux.

— Fais vite, implora-t-elle.

Les doigts serrèrent davantage, coupant le souffle de la jeune femme. Sa vue se brouilla. Et Scorpion éclata de rire en relâchant sa prise.

— Tu me plais, Fleur, et tu m’amuses ! Te débarrasser d’une rivale… Excellente idée. Mais elle me lassait déjà, et je n’avais pas l’intention de la revoir. Les servantes de ma milice sont à mon entière disposition et je les utiliserai à ma guise, que cela te dérange ou non. Toi, tu resteras mon esclave principale et tu satisferas mes désirs.

Quand il lui caressa les seins, elle fondit de plaisir.

— La prochaine, promit-elle, je la tuerai aussi !

*

La prestance de Scorpion subjugua ses hommes. Comme eux, le Maître du silex s’étonna de la transformation du jeune et vigoureux combattant en un redoutable chef de guerre, doté d’un nouveau pouvoir acquis lors de la nuit passée dans le désert. À l’évidence, une créature de l’au-delà lui avait transmis sa puissance.

Saurait-il l’utiliser et quel prix avait-il payé ?

Scorpion passa ses troupes en revue et ne manqua pas d’examiner leurs armes. Massues, arcs, flèches, lances, couteaux, frondes… L’équipement était remarquable. Oubliée, la modeste milice du début ; il commandait une véritable armée !

Seule faiblesse : un effectif encore insuffisant. Il fallait recruter et former. Néanmoins, le moment était venu de frapper un premier grand coup. Ainsi, Scorpion saurait si l’animal de Seth ne lui avait pas menti.

— Tous ici, déclara-t-il, nous souhaitons terrasser Taureau et rendre la liberté aux milliers de malheureux qu’il oppresse. Mais nous savons qu’il serait insensé de l’affronter en terrain découvert, en raison de sa supériorité numérique. Trop sûr de lui, ce maudit chef de clan n’a pas amélioré son armement, et il sera inopérant face au nôtre. Avant de déclencher un conflit majeur, emparons-nous des richesses de l’adversaire et engageons de nouveaux soldats, heureux de lutter contre l’oppression ! Je vais vous offrir la première occasion de prouver votre valeur en attaquant un bourg, à deux journées de marche au nord. Cette fois, nous nous heurterons à une garnison de Taureau et nous la détruirons. Ni prisonnier, ni survivant. La victoire acquise, les villageois s’engageront à nos côtés ou seront exécutés. Le butin et les femmes vous appartiendront.

Des clameurs enthousiastes saluèrent ces belles perspectives.

— Les conditions du succès sont le courage et la discipline, précisa Scorpion. J’abattrai quiconque fuirait ou désobéirait à mes ordres. Ce soir, buvez et distrayez-vous. Nous partirons à l’aube.

*

Les gardes étaient moins nombreux que prévu et, surtout, mal disposés. Le gros de la garnison dormait à l’ombre d’une palmeraie et le bourg se croyait en sécurité. Des femmes cuisinaient, des enfants jouaient, les hommes travaillaient aux champs bordant l’agglomération. Un troupeau de moutons dévorait l’herbe tendre. Les soldats de Taureau mangeaient et buvaient beaucoup, en échange de la protection accordée aux civils. Les mécontenter entraînait de sévères représailles, et chacun redoutait les colères du général Gros-Sourcils. Sa cruauté n’effrayait-elle pas ses propres subordonnés ?

— Chasseur, toi et tes archers éliminez les sentinelles, ordonna Scorpion. Le Maître du silex et les manieurs de frondes abattent les gardes à l’entrée du bourg. Moi et les fantassins, nous envahissons la palmeraie.

Les trois attaques furent simultanées et prirent l’adversaire au dépourvu.

La ruée de Scorpion, à la tête de ses hommes, sema la panique. Communicative, la violence du chef se montra dévastatrice, incapable de réagir, la garnison de Taureau fut anéantie.

Scorpion ne déplorait pas la moindre perte. Il brandit sa massue dont la tête de silex était couverte de sang et de débris humains, des acclamations saluèrent cette première grande victoire. À le suivre, ses guerriers avaient éprouvé une sorte d’ivresse en massacrant leurs adversaires affolés.

Épouvantés, les villageois s’étaient rassemblés au centre du bourg, près du four à pain. Les bambins se serraient contre les jambes de leurs mères, quelques mâles tentaient de faire bonne figure.

L’apparition de Scorpion les tétanisa.

— Vous n’êtes plus les esclaves de Taureau, annonça-t-il. À vous de choisir votre destin : ou bien vous luttez sous mon commandement, ou bien vous disparaissez.

Un cinquantenaire bedonnant s’avança.

— Moi, je n’ai pas envie de combattre ! Et pourquoi céderai-je à tes menaces ?

La massue s’abattit et fendit le crâne de l’insolent.

Plus personne ne mit en doute les déclarations du vainqueur.

— Que mes nouveaux soldats suivent Chasseur, le maître des archers.

La totalité des hommes obéit.

Une brunette s’avança.

— Sommes-nous ton butin ?

— Belle perspicacité !

— Si je t’offrais un trésor, nous épargnerais-tu ?

— S’il s’agit vraiment d’un trésor, je réfléchirai.

De son bras tendu, la brunette désigna une case.

— Isole les mères et les enfants, ordonna Scorpion au Maître du silex. Les autres femmes appartiennent à mes hommes.

Pendant que la curée se déclenchait, Scorpion pénétrait dans la case.

Et sa surprise ne fut pas feinte.

Deux servantes protégeaient une femme âgée, fragile, au visage allongé. À ses pieds, un cigogneau au regard inquiet.

— N’agressez pas notre maîtresse ! supplia l’une des servantes. La cheffe du clan Cigogne vous maudirait.

— Toi et ta compagne, prenez cette bestiole et sortez.

Cigogne demeura impassible. Elle reconnut l’homme qui lui avait vendu des animaux venimeux.

— Moi, Scorpion, je me suis emparé de ce bourg. Que fais-tu ici ?

— Je me reposais avant de reprendre la surveillance des terres du Nord.

— Malheureuse initiative… Maintenant, tu es ma prisonnière. Et je ne redoute pas tes pouvoirs !

D’abord, Cigogne crut que l’impressionnant guerrier était prétentieux ; ensuite, elle perçut la nature de la force qui l’animait. Scorpion ne se vantait pas ; outre ses capacités naturelles, il avait été doté d’une puissance particulière par un démon du désert.

— Où sont les membres de ton clan ?

— Je les ai envoyés en mission.

— À savoir ?

— Repérer d’éventuels envahisseurs.

— Pour le compte de Taureau ?

— En effet, reconnut Cigogne.

— La chance me sert… Avec un otage de ta qualité, je pourrai imposer mes conditions à ce tyran.

— Détrompe-toi, il ne m’accorde guère d’importance et ne te cédera jamais le moindre pouce de terrain.

Soudain, la fragile vieille dame sembla prise d’un malaise.

— Ton ami… ton seul véritable ami est en grand danger.