-16-
Il était impossible d’échapper au regard du tueur si séduisant. Narmer garda son calme.
— Je suis un simple bouvier. Pourquoi me supprimer ?
— Par plaisir.
— Tu désires t’emparer de mes bêtes, n’est-ce pas ?
— Je ne suis pas un paysan. Quand tu seras mort, elles iront où bon leur semble.
— Laisse-moi partir et gagner un pâturage.
— Désolé, je dois effacer toute trace de mon passage. Les gens de ton espèce bavardent, et j’apprécie le silence des cadavres.
— À quel clan appartiens-tu ?
L’assassin au beau visage fut étonné.
— Tu es bien curieux, l’ami !
— Avant de disparaître, j’aimerais connaître le nom de mon bourreau.
— Je m’appelle Scorpion et je n’appartiens à aucun clan. Toi, tu n’es qu’une créature de Taureau et ton existence d’esclave ne mérite pas d’être poursuivie. Remercie-moi de l’interrompre.
— Ne crains-tu pas les représailles de Taureau ?
Scorpion sourit.
— Je ne crains personne.
— Alors, affronte-moi.
Le sourire s’accentua.
— Tu me plais, bouvier ! Au moins, tu ne périras pas comme un lâche.
Scorpion brandit son couteau, Narmer son bâton. À bonne distance l’un de l’autre, ils se défièrent.
Le second décrivit un large demi-cercle avec une extrême lenteur, sans provoquer de réaction du premier. La stratégie du paysan le distrayait ; à l’évidence, il essayait de retarder le moment fatal. Lorsqu’il détalerait, Scorpion lancerait son poignard qui se planterait dans le dos du peureux.
Mais Narmer continua à faire face.
— Félicitations, l’ami, tu ne manques pas de culot. Saurais-tu manier ce bâton ? Viens, attaque-moi !
Narmer ne répondit pas à la provocation et nota un premier signe d’irritation chez son adversaire. Scorpion n’aimait pas que l’on refusât de se plier à ses désirs.
Agacé, il se lança.
Malgré la vivacité de son geste, son poignard traversa le vide. Dépité, il virevolta à la recherche de son insaisissable proie.
Ce n’était pas encore la peur, mais une appréhension. Une esquive de cette qualité méritait le respect.
— Tu connais mon nom. Le tien ?
— Narmer, le protégé du poisson-chat.
— Habile et résistant… Tu m’intéresses. Si on luttait à mains nues ?
Scorpion lâcha son couteau, Narmer son bâton.
Et il osa défier le superbe lutteur, tellement sûr de lui. Scorpion perdit son sourire. Cette fois, il aurait vraiment à se battre.
L’empoignade fut brutale. Les deux hommes roulèrent à terre, tentant de s’étrangler. D’un coup de pied,
Scorpion se libéra. Meurtri, Narmer bondit et saisit son ennemi aux jambes. Scorpion se dégagea, et la lutte reprit, interminable.
Se rendant coup pour coup, les combattants oubliaient la douleur et refusaient de céder. Pantelants, ils cherchaient néanmoins à vaincre.
— Ça suffit, décida Scorpion. Tu m’as tenu tête, respectons-nous.
Posée, la voix enjôleuse faillit tromper Narmer. Il se souvint à temps de son arme fatale.
— Rappelle tes alliés ! Sinon, le duel continue.
Trois scorpions revinrent vers leur maître. Le noir, énorme, précédait deux bruns, longs d’une trentaine de centimètres. Aimant l’ombre, les fissures du sol et les mauvaises herbes, ils tuaient avec leur corne, un dard terminant une queue articulée. Silencieux, ils se déplaçaient rapidement et savaient escalader un mur. À la moindre menace, ils piquaient. Souffrant de troubles respiratoires et d’intenses douleurs, leurs victimes, épuisées, succombaient à une hémorragie interne.
— De merveilleux compagnons, déclara Scorpion, et d’une remarquable efficacité ! Grâce à eux, j’ai commencé à me venger de l’assassinat des miens.
Narmer fut intrigué.
— Quel est le coupable ?
— J’appartenais à une tribu errante, refusant d’obéir à Taureau et souhaitant préserver son indépendance. Nous capturions des serpents et des scorpions, et nous les vendions à la guérisseuse, Cigogne, qui se sert des venins pour préparer des remèdes. Taureau n’a pas supporté cette situation. Comme ma tribu persistait à refuser son autorité, il a envoyé ses tueurs. Je suis l’unique rescapé et j’ai décidé de le détruire.
— J’appartenais au clan Coquillage, révéla Narmer, une bande armée l’a anéanti. Moi aussi, je suis le seul rescapé.
Les regards des deux hommes se modifièrent. À l’hostilité succédèrent la surprise, une certaine admiration et un début de confiance.
— J’ai cru que tu étais un bouvier de Taureau, précisa Scorpion, et que tu te querellais avec tes camarades. Vous tailler en pièces me procurait un immense plaisir ; mon ennemi mortel serait-il également le tien ?
— Je le soupçonne d’avoir exterminé mon clan, en effet, mais je n’en ai pas la preuve.
— Comment comptes-tu l’obtenir ?
— En rencontrant Taureau. Face à face, il sera contraint de me dire la vérité.
Scorpion ne dissimula pas son étonnement.
— Tu continues à m’intriguer, Narmer ! Ce projet est une véritable folie.
— Traverser la vallée des Entraves n’en était-elle pas une ?
— Et… tu as réussi ?
— J’en suis sorti vivant ; depuis, elle a disparu. Un bouvier m’a hébergé et appris son métier. J’ai dû le quitter, car des soldats de Taureau voulaient engager tous les hommes jeunes. Mon intention consistait à gagner son camp et à m’y introduire.
— Qui t’a appris à te battre ?
— Personne ! Le clan Coquillage se contentait de pêcher et de sommeiller. Quand ma vie est menacée, je suis mon instinct.
Scorpion s’assit en tailleur.
— Si tu avais maîtrisé certaines techniques, tu m’aurais vaincu. Aimerais-tu les apprendre ?
— Je tâcherai d’être un bon élève.
— Tu n’es pas un homme ordinaire, Narmer, et je ne le suis pas non plus. Les dieux nous ont imposé de rudes épreuves et entrecroisé nos destins. Acceptes-tu de lier nos sangs ?
Scorpion s’entailla l’intérieur de l’avant-bras. Narmer tendit le sien et accepta la blessure rituelle.
Les deux amis soudèrent leurs plaies jusqu’à ce que le sang cessât de couler. Puis ils se donnèrent l’accolade.
— Entre nous, déclara Scorpion, c’est désormais à la vie à la mort.
— À la vie à la mort, répéta Narmer.
— Je n’ai jamais fait confiance à quiconque : tu seras l’exception. Deux êtres qui ne se trahissent pas sont plus forts qu’une armée entière ; et cette armée se dressera sur notre chemin.
— Combattrons-nous les soldats de Taureau à nous deux ?
— Chacun, nous avons remporté des victoires. Ce n’est qu’un début ! On nous oblige à croire que la situation est figée et que rien ne changera ; moi, je suis persuadé du contraire. Ensemble, nous le prouverons.
— Aurais-tu… un plan ?
— Frapper fort et vite, avancer pas à pas. Et je sais par où commencer.
— Pensais-tu réussir seul ?
— Réussir ou échouer, peu m’importait. Subir la tyrannie de Taureau, en revanche, m’était insupportable. À présent, tout a déjà changé : nous sommes deux.
Scorpion se releva.
— Avant d’attaquer, entraînement. Et avant l’entraînement, je boirais bien du lait.
L’heure de la traite étant venue, Narmer exerça ses talents.
Rassasiés, les deux hommes s’affrontèrent à nouveau, cette fois afin de perfectionner leurs techniques de combat.