11

Dutton, mardi 30 janvier, 19 h 30

 

— Eh bien, murmura Meredith tout en sirotant sa boisson. Voilà ce qui s'appelle être le point de mire.

Alex la fixa d'un air triste par-dessus la table de la pizzeria.

— Je te l'avais dit, répondit-elle. Les gens me regardent comme ça depuis le début de la semaine.

Elle se tourna vers Daniel, qui l'avait prise par les épaules dès qu'ils s'étaient installés, histoire de montrer à tout le monde qu'ils ne se cachaient pas.

— Et ton comportement n'arrange rien, lui fit-elle remarquer.

Il haussa les épaules.

— Ils savent déjà qu'on s'est embrassés hier soir.

— Et qu'il t'a accompagnée chez Bailey, ajouta Meredith.

Alex fit la grimace.

— Pourtant, ça s'est passé il y a quelques heures à peine, protesta-t-elle.

— J'ai entendu ça quand je suis passée près du juke-box. A ce qu'on dit, tu te serais évanouie et Daniel t'aurait portée dans ses bras.

— Je ne me suis pas évanouie et je suis sortie de la maison sur mes deux jambes, rétorqua Alex, agacée. Ces gens-là n'ont pas de vie personnelle, ma parole...

— Ils ont la nôtre, grommela Daniel. Ce n'est pas tous les jours que deux enfants prodigues reviennent au pays en même temps.

— Et se mettent en plus à « forniquer », ajouta Meredith.

Elle leva la main pour couper court à leurs protestations.

— C'est leur vocabulaire ! Pas le mien.

Alex plissa les yeux.

— Qui a dit ça?

Daniel l'attira à lui.

— Qu'est-ce que ça peut te faire ? Ils vont s'intéresser à nous tant qu'il ne se passera rien de plus croustillant. Nous n'y pouvons rien.

Meredith contempla le dessin imprimé sur la nappe en papier. Hope s'était empressée de le colorier.

— C'est très beau, dit-elle.

Alex soupira.

— Et très rouge, murmura-t-elle à l'intention de Daniel.

Il lui pressa doucement l'épaule en réponse.

— L'agent Randall a trouvé quelque chose qui va te servir pour ton enquête ? demanda-t-elle.

Il posa un doigt sur ses lèvres et secoua la tête.

— Pas ici, répondit-il tout bas.

Il jeta un coup d’œil circulaire aux visages qui les observaient. A son air dur et méfiant, elle comprit qu'il se demandait si l'assassin était l'un deux, et s'il les surveillait en ce moment même.

Elle dut faire un effort pour lutter contre la nausée et baissa les yeux sur ses mains écorchées. Elle avait ôté les bandages, mais chaque fois qu'elle voyait ses mains, elle revivait la scène de l'après-midi : les crissements de pneus, les cris des passants, les cris dans sa tête.

Quelqu'un avait tenté de la tuer. Elle avait du mal à en prendre réellement conscience.

On avait assassiné deux femmes. Cela aussi, c'était dur à avaler.

Depuis qu'on avait trouvé ce sang près de la maison de Bailey, sa disparition paraissait encore plus réelle. Elle songea à la maison. Maintenant qu'elle s'en était éloignée, elle pouvait réfléchir calmement à ce qui s'était passé.

— Personne ne m'avait jamais demandé ça, murmura-t-elle, sans même se rendre compte qu'elle parlait tout haut.

Daniel s'écarta pour mieux la regarder.

— Demandé quoi ?

Elle soutint son regard.

— Ce que me disaient les cris.

Il plissa ses yeux bleus.

— Vraiment? C'est surprenant... Et toi, tu savais ce qu'ils te disaient ?

Je te hais. Je voudrais que tu sois morte.

Elle détourna le regard.

— Je le savais, bien sûr. Mais aujourd'hui, c'était plus clair que jamais. J'avais l'impression qu'elle était là. J'entendais sa voix.

Il glissa une main sous ses cheveux, à la base du crâne, à l'endroit exact où c'était douloureux.

Son pouce la massait doucement et elle sentit ses épaules se détendre. Elle laissa tomber sa tête en avant et se laissa pénétrer par ce nouveau bien-être.

— Tu es doué...

Il eut un petit rire qui lui fit chaud au cœur.

— C'est bon à savoir, répondit-il.

Il s'arrêta. Trop tôt.

— La pizza arrive, poursuivit-il.

Alex leva les yeux vers la serveuse qui posait le plateau sur leur table. C'était une femme au visage dur, plutôt vulgaire, très maquillée, avec un rouge à lèvres trop voyant. Elle lui donna entre vingt-cinq et trente-cinq ans. D'après son badge, elle se prénommait Sheila. Elle regardait fixement Daniel, comme quelqu'un qui a quelque chose à dire, mais qui hésite à se lancer.

— Vous êtes Daniel Vartanian, dit-elle enfin d'une voix monocorde.

Il la dévisagea.

— Oui, mais je n'arrive pas à me souvenir de vous. Désolé.

Elle pinça ses lèvres rouges.

— Ça ne m'étonne pas. Nous n'avions pas les mêmes fréquentations. Mon père travaillait à l'usine.

Alex se raidit. L'usine de papier employait la moitié de la ville et le père de Bailey y avait travaillé aussi. Le soir où il avait laissé sa mère seule, le soir de la mort d'Alicia, il se trouvait justement à l'usine. Le soir où sa mère aurait eu besoin de lui. Le soir où j'aurais eu besoin de ma mère. Elle ferma les yeux. La main de Daniel revint se poser sur sa nuque. Comme elle se détendait, d'autres souvenirs refirent surface.

— Vous êtes Sheila Cunningham ! s'exclama-t-elle. Nous étions sur le même banc, en cours de biologie...

L'année de la mort d'Alicia. Celle que je n'ai pas terminée.

Sheila acquiesça.

— Je ne pensais pas que vous vous souviendriez de moi, dit-elle.

Alex fronça les sourcils.

— J'ai oublié pas mal de choses, je l'avoue.

Sheila acquiesça de nouveau.

— Il s'en passe, ici, ces derniers temps...

— Que puis-je faire pour vous, Sheila ? demanda Daniel.

Le visage de Sheila se rembrunit.

— Vous étiez chez Bailey, aujourd'hui.

Meredith leva le nez de sa pizza. Autour d'eux, les gens s'étaient arrêtés de parler pour les écouter, mais Sheila ne parut pas le remarquer. Elle paraissait émue, et une veine battait à son cou.

— Les gens de cette ville voudraient vous faire croire que Bailey n'était qu'une paumée et une traînée, mais c'est faux.

Elle jeta un regard en coin du côté de Hope.

— Bailey était une bonne mère.

— Vous parlez d'elle au passé, fit calmement remarquer Daniel. Vous savez ce qui lui est arrivé ?

— Non. Si je le savais, je vous le dirais. Mais je peux vous affirmer qu'elle n'est pas partie tranquillement en abandonnant sa fille.

Elle se mordit les joues, comme quelqu'un qui prend le temps de peser ses mots.

— Les gens ne parlent que des deux femmes assassinées parce qu'elles étaient riches et de bonne famille. Les filles ordinaires, on s'en est toujours fichu. Bailey et les autres, tout le monde s'en moque.

Elle regarda Alex droit dans les yeux.

— Sauf vous.

— Sheila! cria une voix depuis la cuisine. Viens ici !

Sheila secoua la tête et un sourire moqueur s'afficha sur ses lèvres.

— Oups... J'en ai trop dit. Je ferais mieux de vous laisser. Je ne voudrais pas mécontenter certaines personnes.

— Que se passerait-il si vous mécontentiez certaines personnes ? demanda Daniel.

Un rictus déforma sa bouche.

— Posez donc la question à Bailey. Ah oui... C'est vrai qu'elle n'est plus là pour vous répondre...

Elle fit volte-face et fila en direction de la cuisine, dont elle poussa la porte du plat de la main.

Alex s'adossa à la banquette.

— Eh bien..dit-elle.

Daniel était tourné vers la porte de la cuisine qui continuait à se balancer.

— Eh bien, répéta-t-il. Comme tu dis...

Il entreprit de partager la pizza, mais il paraissait préoccupé.

— Mangeons.

Meredith poussa une assiette vers Hope, laquelle se contenta de la fixer d'un air indifférent.

— Il faut manger, Hope.

— Elle a tout de même mangé un peu, aujourd'hui? demanda Daniel.

— Elle grignote du bout des lèvres à condition que j'insiste suffisamment longtemps, répondit Meredith. Mais je ne lui ai proposé que des sandwichs. C'est notre premier repas digne de ce nom depuis que je suis arrivée ici.

— Je suis désolée, dit Alex. Je n'ai pas été une bonne hôtesse.

— Je ne te reproche rien, répondit Meredith en mordant dans la pizza.

Elle ferma les yeux de plaisir.

— C'est délicieux, Daniel. Vous aviez raison.

Daniel avala une bouchée et acquiesça.

— Voilà au moins une raison de revenir à Dutton.

La porte s'ouvrit et un homme vêtu d'un costume entra. Il traversa le restaurant d'un air renfrogné.

— Merveilleux, soupira Daniel. Il ne manquait plus que ça.

— C'est le maire, murmura Alex à Meredith. Garth Davis.

— Je sais, répondit Meredith. J'ai vu sa photo dans le journal, ce matin.

— Daniel, dit le maire en s'arrêtant devant leur table. Tu avais promis de m'appeler.

— Si j'avais du nouveau, corrigea Daniel. Il faut croire que je n'avais rien de nouveau.

Le maire posa ses deux mains à plat sur la table et se pencha en avant, pour placer son visage à la hauteur de celui de Daniel.

— Tu m'avais demandé de t'accorder une journée, déclara-t-il hargneusement. Tu es censé enquêter sur une affaire de meurtre et je te trouve là, tranquillement assis en train de manger.

— Oui, tranquillement assis, répondit posément Daniel. Ecarte-toi de mon visage, Garth.

— Je veux savoir où tu en es, insista ce dernier.

Alex remarqua qu'il parlait haut et fort, pour que tout le monde entende. En bon politicien, il n'oubliait pas qu'il avait un public.

Daniel s'approcha un peu plus de lui.

— Je t'ai demandé de t'écarter, Garth, répéta-t-il tout bas, en lançant au maire un regard qui fit frémir Alex. Tout de suite.

Le maire se redressa et Daniel poussa un soupir.

— Merci, monsieur le maire, dit-il. Je comprends que vous teniez à être au courant des progrès de l'enquête. De votre côté, vous devez sûrement comprendre que l'endroit est mal choisi pour vous faire des confidences. J'ai appelé votre bureau cet après-midi, mais personne n'a répondu.

Davis plissa les yeux.

— J'étais chez Bowie, cet après-midi. Je ne savais pas que tu avais appelé. Je te prie de m'excuser.

Mais son regard ne s'excusait pas.

— Compte sur moi pour demander à ma secrétaire pourquoi elle n'a pas décroché.

— Bonne idée ! Et si tu veux des nouvelles fraîches, tu attendras qu'on ne soit pas dans un endroit public.

Le maire devint tout rouge.

— Bien sûr. Nous avons tous passé une sale journée. Janet, puis Claudia...

— Et Bailey Crighton, ajouta froidement Alex.

Le maire eut la décence d'affecter un air gêné.

— Et Bailey. Bien sûr... Daniel, je serai dans mon bureau une bonne partie de la soirée. Tu pourras me joindre si tu le désires.

— Il y a de quoi vous gâcher l'appétit, déclara Alex dès qu'il se fut éloigné.

— Alex, appela tout bas Meredith d'une voix angoissée.

Alex leva les yeux vers elle. Hope avait enlevé le fromage qui recouvrait sa part de pizza et se barbouillait le visage de sauce, tout en se balançant d'avant en arrière.

Daniel fut le premier à réagir. Il se leva pour essuyer l'enfant.

— Hope ! gronda-t-il. Qu'est-ce que c'est que ces saletés ? Tu as vu ta jolie robe ?

Le couple assis près d'eux se retourna et Alex reconnut le Dr Toby Granville et sa femme.

— Puis-je vous aider? demanda Toby d'un air inquiet.

— Non merci, répondit tranquillement Daniel. Nous allons rentrer à la maison et la laver, voilà tout. Vous savez comment sont les enfants...

Il sortit son portefeuille, tandis que Sheila approchait, une serviette humide sur le bras.

Elle avait assisté à la scène. Comme tout le monde dans la salle.

Daniel lui tendit un billet plié en deux, et Alex vit qu'il avait discrètement glissé sa carte de visite à l'intérieur.

— Gardez la monnaie, dit-il.

Il tira Alex hors du box, et elle fit la grimace parce que ses genoux protestaient. Mais elle parvint à marcher et à suivre Meredith qui sortait déjà. Daniel prit Hope dans ses bras.

— Allons-y, ma jolie. Nous rentrons.

Alex jeta un dernier regard à Sheila, puis elle quitta le restaurant.

Cinq minutes plus tard, ils étaient de retour au pavillon. Meredith courut devant eux pour entrer la première. Quand ils pénétrèrent dans le salon, elle avait posé la tête à coiffer de la princesse Fiona sur la table. Elle prit Hope des bras de Daniel et l'installa devant la tête à coiffer.

— Montre-nous ce qui est arrivé à ta maman, Hope, dit-elle en lui plaçant dans les mains le pot de pâte à modeler rouge. Montre-nous.

Hope écrasa une boulette rouge sur une des joues de Fiona. Puis une autre. Encore une autre. Jusqu'à ce que la pâte à modeler recouvre entièrement le visage et les cheveux.

— Elle a tout vu, murmura Alex.

— Si elle a tout vu, elle a vu aussi l'homme qui a fait ça, intervint Daniel d'une voix tendue. La visite à sœur Anne attendra demain. Il faut que cette enfant rencontre ce soir l'un de nos dessinateurs. Meredith, mon patron voulait aussi que j'emmène Hope voir l'un de nos psychologues demain, mais... Je pense qu'il vaudrait mieux que ce soit ce soir.

Alex réagit au quart de tour.

— Meredith est très compétente, protesta-t-elle. Et Hope a confiance en elle.

Mais Meredith acquiesçait déjà.

— Nous touchons presque au but, Alex. Il faut tout tenter et tout de suite. Appelez votre spécialiste, Daniel. Je l'aiderai de mon mieux.

 

Atlanta, mardi 30 janvier, 21 heures

 

Il y avait une douzaine de jolies filles au bar, mais Mack n'en voyait qu'une. Il l'avait choisie cinq ans plus tôt, le soir où elle et ses deux copines avaient monté la petite combine qui avait foutu sa vie en l'air. Elles s'étaient crues vraiment intelligentes... Janet et Claudia avaient déjà payé. Et ce serait bientôt le tour de Gemma. Un frisson le parcourut quand il s'approcha d'elle. Peu importait la façon dont elle réagirait : sa soirée se terminerait comme il l'avait prévu.

Elle finirait enveloppée dans une couverture de laine marron. Et ça ficherait la frousse aux notables de la ville. Il s'accouda au bar, en ignorant les protestations d'une cliente qu'il venait de pousser hors de son tabouret. Il ne s'intéressait qu'à sa proie.

Gemma Martin. Elle avait été sa première maîtresse. Il serait son dernier amant. Ils avaient seize ans à l'époque, et elle lui avait réclamé, en échange, la permission de conduire sa Corvette pendant une heure. Comme elle était soûle, elle avait défoncé sa carrosserie. Ce soir aussi, elle était soûle. Mack avait l'intention de savourer sa revanche et de lui défoncer son joli visage.

— Excusez-moi, cria-t-il pour couvrir le bruit de l'orchestre.

Elle tourna la tête vers lui et le balaya d'un regard appréciateur des pieds à la tête. Elle paraissait intéressée. Cinq ans plus tôt, elle lui avait ri au nez. Ce soir, c'était différent. Coup de chance, elle n'avait pas l'air de le reconnaître.

Elle inclina la tête avec coquetterie.

— Oui ? demanda-t-elle en minaudant.

— J'ai remarqué que vous conduisiez une Corvette rouge. J'ai l'intention d'en acheter une. Je voudrais savoir si vous êtes satisfaite de la vôtre.

Elle lui fit un sourire de chatte, et il sut qu'il n'aurait pas besoin de Rohypnol pour la convaincre de s'allonger. Elle le suivrait de son plein gré. Et ça rendait l'affaire encore plus excitante.

— C'est une voiture parfaite, dit-elle. Rapide et dangereuse.

— C'est exactement ce que je cherche, dit-il.

 

Atlanta, mardi 30 janvier, 21 heures

 

— Appelez-moi si vous avez du nouveau, dit Daniel au téléphone.

Il raccrocha au moment où Chase entrait dans son bureau. Chase revenait d'une réunion avec les huiles et, d'après la tête qu'il faisait, ça ne s'était pas bien passé.

— A qui parlais-tu ? demanda-t-il.

— A quelqu'un de Fort Benning. J'essayais une fois de plus de joindre l'aumônier de l'armée qui cherchait Bailey.

— Celui qu'Alex a rencontré ?

— Oui. Il se rendait en permission à Albany, chez ses parents, mais il n'y est pas. Même en ayant fait un détour par Dutton, il aurait dû y arriver depuis longtemps. Ils ont déclaré sa disparition.

— Bon sang, Daniel ! Tu n'aurais pas une bonne nouvelle à m'annoncer ?

— Je crois que je sais où Janet a été enlevée. J'ai passé au peigne fin la zone d'où elle avait passé le coup de fil à son petit copain, et j'ai fini par trouver un type qui se souvenait d'elle pour lui avoir vendu un sandwich à la viande. On la voit passer commande sur leur vidéo de surveillance. Felicity n'a pas trouvé ce sandwich dans son estomac au moment de l'autopsie; j'en déduis donc que Janet n'a pas eu le temps de le manger. Mon hypothèse, c'est qu'il l'attendait dans le minivan et qu'il l'a coincée quand elle est montée dedans.

— On a le minivan sur la caméra ?

— Non, il n'y a pas de caméras sur le parking, seulement à l'intérieur des magasins. J'ai vérifié.

Chase lui jeta un regard furibond.

— Dis-moi que notre spécialiste des portraits robots avance avec la gosse.

— Nos deux spécialistes ne seront pas libres avant demain matin, répondit Daniel en levant la main avant que Chase n'explose. Ne te défoule pas sur moi. Ils sont tous les deux avec des victimes. Nous sommes les prochains sur leur liste.

— Qui s'occupe de la gosse, en ce moment ?

— Chase..., protesta une voix de femme.

Mary McCrady entra dans le bureau de Daniel.

— Cette gosse a un prénom. Elle s'appelle Hope.

Daniel avait toujours apprécié Mary McCrady. Elle était un peu plus âgée que lui et un peu plus jeune que Chase. C'était une femme directe, qui ne se laissait pas intimider et qui ne permettait pas non plus qu'on manque de respect aux patients qu'elle prenait sous son aile.

Chase leva les yeux au ciel.

— Je suis fatigué, Mary. Je viens de me faire laminer par mon patron et par le patron de mon patron. Dis-moi plutôt que tu progresses avec Hope.

Mary haussa une épaule.

— Tu es un grand garçon, Chase. Ton patron t'a passé un savon ? Tu t'en remettras. Hope est une enfant qui vient de subir un grave traumatisme et, crois-moi, la situation est beaucoup plus grave pour elle.

Chase allait protester, mais Daniel l'arrêta net.

— Tu as réussi à tirer quelque chose d'elle, Mary? demanda-t-il calmement.

Mary vint s'asseoir dans l'un des fauteuils.

— Je n'ai pas pu obtenir grand-chose de plus que le Dr Fallon.

— Tu n'as donc rien, déclara Chase en se tapant la tête contre le mur. Génial!

Mary jeta un coup d'œil embarrassé par-dessus son épaule.

— Je n'ai pas dit que je n'avais rien. J'ai dit : pas grand-chose.

Elle sortit une feuille du dossier qu'elle tenait sous son bras.

— Elle a dessiné ça.

Daniel se pencha. Il s'agissait de deux personnages représentés sommairement, à la manière des enfants; l'un était allongé, avec un visage gribouillé de rouge, l'autre se tenait debout, immense, et remplissait une grande partie de la page.

— C'est déjà pas mal, commenta Daniel. Depuis qu'on l'avait trouvée dans son placard, elle n'avait fait que colorier en rouge.

Mary se leva pour venir près de lui.

— Le personnage allongé représente sa mère, expliqua-t-elle.

— J'avais compris, répliqua Daniel. Le rouge sur le visage ne laisse pas place au doute.

Il lui jeta un regard en coin.

— Meredith t'a raconté l'épisode de la pizzeria et celui de la pâte à modeler sur la tête à coiffer ?

— Oui, répondit Mary en fronçant les sourcils. Ça me déplaît de devoir insister auprès de cette enfant, mais nous devons absolument savoir ce qu'elle a vu.

Elle montra du doigt l'autre silhouette.

— L'agresseur de Bailey, murmura-t-elle.

— Oui... J'avais compris aussi, figure-toi. Il est gigantesque.

— Ce n'est sûrement pas sa taille réelle, précisa Mary.

— Elle a représenté sa puissance, dit Chase depuis la porte.

Il eut l'air penaud quand Mary lui lança un regard surpris.

— Je ne suis pas un monstre, Mary, protesta-t-il. Je sais que cette gamine a vécu un enfer. Mais plus vite elle se débarrassera de ce qu'elle sait, plus vite on la soignera.

Mary poussa un soupir attendri et désolé.

— On la soignera, Chase, mais ce n'est pas sûr qu'elle s'en remette.

Elle baissa les yeux de nouveau vers le dessin.

— Il porte une casquette, dit-elle.

— Une casquette de base-ball ? demanda Daniel.

— Difficile à dire. Les enfants de son âge ne disposent que d'un vocabulaire limité en matière de dessin. Pour eux, un chapeau est un chapeau, et tous les chapeaux se ressemblent, comme les personnages. Mais regarde sa main.

Daniel se frotta les yeux et approcha la feuille.

— On dirait un bâton. Qui dégouline de sang.

— L'équipe qui a fouillé la maison a trouvé un bâton? demanda Mary.

— Ils n'ont pas fini. Ils ont installé des projecteurs dans le petit bois derrière la maison et tentent de repérer l'endroit d'où Hope a assisté à la scène. Ce bâton est minuscule, sur le dessin. Pourquoi ?

— Elle préfère l'imaginer le plus petit possible, intervint Chase. Parce qu'il la terrorise.

Mary acquiesça.

— C'est à peu près ça, oui. Je suis passée pour vous montrer le dessin, mais nous en avons terminé pour ce soir. Je ne veux pas la pousser trop loin, il vaut mieux reprendre demain. Toi aussi, Daniel, tu as besoin de te reposer.

Elle eut un petit sourire.

— C'est un ordre du Dr McCrady.

— Je vais essayer, répondit-il. Bonne nuit, Mary.

Elle sortit et il continua à contempler le dessin, d'un air tourmenté et culpabilisé.

— Il faudrait emmener Alex, Hope et Meredith dans un lieu sûr. Mais Hope et Alex sont notre seul lien avec le salaud qui a orchestré tout ça et...

Chase acquiesça.

— Je sais. J'ai prévu une protection renforcée. Une voiture de patrouille stationnera devant leur pavillon cette nuit.

— Ça devrait tranquilliser Alex. Et moi aussi. Merci, Chase. J'ai demandé à Ed de venir ici demain matin à 8 heures.

Il calcula mentalement combien de temps il lui faudrait pour aller de Dutton à leurs bureaux.

Il y avait un canapé dans le salon du pavillon d'Alex et il comptait y passer la nuit. Protection renforcée ou pas.

 

* * *

 

Mardi 30 janvier, 21 heures

 

L'un de ses téléphones — celui qui n'était pas enregistré à son nom— sonna. Il n'eut pas besoin de vérifier le numéro sur l'écran. C'était forcément Harvard. Il était le seul à l'appeler sur ce portable-là.

— Ouais...

Sa propre voix lui parut lasse. D'ailleurs, il était las. Fatigué. De corps et d'âme. S'il avait encore une âme. Il se souvint du regard de Rhett Porter. Aide-moi...

— C'est fait ? demanda une voix glaciale.

Il savait que Harvard ne supporterait pas la moindre manifestation de faiblesse et se redressa instinctivement.

— Oui. Rhett s'est évaporé dans un feu de joie.

— Tu aurais mieux fait de le donner en pâture aux alligators, comme DJ, lui répondit-on d'un ton mécontent.

— Sans doute, mais je n'avais pas le temps d'aller jusqu'au marais et de revenir. Je suis crevé. Je rentre chez moi et...

— Non tu ne rentres pas chez toi.

Il ravala un soupir.

— Et pourquoi ? demanda-t-il posément.

— Parce que tu n'en as pas terminé pour aujourd'hui.

— Ne t'inquiète pas, je n'ai pas oublié que je dois m'occuper de la fille Fallon. J'ai déjà ma petite idée. Et ça sera discret.

— Tant mieux. Mais il y a du nouveau. Aujourd'hui, Vartanian est sorti dîner en ville avec Alex Fallon et la fille de Bailey.

— La gamine a parlé ?

— Non.

Il y eut un silence.

— Elle n'a pas parlé, mais elle s'est barbouillée le visage avec la sauce tomate de sa pizza. On aurait dit qu'elle était couverte de sang. Tu vois à quoi je pense ?

Il se figea, tandis que son esprit cherchait frénétiquement une explication.

— C'est impossible. Elle était dans un placard. Elle n'a rien pu voir.

— Dans ce cas, il faut croire qu'elle a des dons de médium. Elle a tout vu, Joli Cœur... C'est tout.

Son ventre se noua.

— Non, protesta-t-il.

Ce n'est qu'une enfant.

— Elle a quatre ans, reprit-il plus doucement.

— Peu importe. Si elle t'a vu, tu es foutu.

— Elle ne m'a pas vu, insista-t-il avec des accents de désespoir dans la voix. J'étais dehors.

— Et ensuite tu es entré.

— Je suis entré pour mettre la pagaille à l'intérieur. Bailey, je m'en suis occupé dans le jardin.

— Tous les clients du restaurant ont vu cette gamine se barbouiller le visage de sauce.

— C'est un truc de gosse. Ils n'en tireront pas de conclusions.

— Seuls, peut-être pas. Mais si on les aide...

— Qui les aiderait ? demanda-t-il d'un ton morne.

— Sheila Cunningham.

Il ferma les yeux.

— Pourquoi? Qu'est-ce qu'elle a dit?

— Que Bailey n'était pas une paumée et une pute. Qu'on faisait beaucoup de bruit autour des meurtres parce qu'il s'agissait de femmes riches, et qu'on se foutait de Bailey et des autres.

— C'est tout? Mais ça ne veut rien dire de spécial.

Il se sentait un peu mieux.

— Tu m'as écouté ou pas ?

— Oui, je t'ai écouté. Où veux-tu en venir?

Il y eut un long silence à l'autre bout du fil. Et soudain, il comprit...

— Merde ! s'exclama-t-il.

— Ouais, merde. Et je suis sûr que ce bon vieux Danny a compris à demi-mot. Il n'est pas complètement bouché, lui.

Il encaissa la pique sans broncher.

— Il a parlé avec Sheila ?

— Pas encore. Ils sont sortis précipitamment du restaurant pour aller laver la petite à la maison, mais il a laissé sa carte à Sheila.

— Tu y étais?

— Oui. J'ai tout vu. Et je peux te dire qu'on ne parle que de ça en ville. Après avoir quitté le restaurant, ils ont filé au pavillon de Fallon. Quinze minutes plus tard, ils en sont ressortis tous les quatre pour s'entasser dans la voiture de Daniel et ils sont partis ensemble. Ils ne sont plus en ville.

— Quatre? Mais je croyais qu'ils étaient trois.

— Tu n'es pas au courant de ce qui se passe dans ta propre ville ? C'est dingue, ça... La fille Tremaine a fait venir sa cousine pour l'aider à s'occuper de la gamine. Elle est psychiatre pour enfants, figure-toi.

Le peu d'espoir qui lui restait pour la suite des événements s'envola aussitôt.

— Tu veux que je me charge des deux femmes et de l'enfant ?

— Discrètement. Vartanian doit croire qu'elles sont rentrées chez elle. Sinon, il va les chercher.

— Il découvrira la vérité tôt ou tard.

— D'ici là, je l'aurai neutralisé. Quant à toi, tu sais ce qu'il te reste à faire. D'abord Sheila. Ensuite les trois. Appelle-moi quand tu auras terminé.

 

Mardi 30 janvier, 23 h 30

 

Mack leva les yeux du moteur de la Corvette pour se tourner vers l'endroit où gisait Gemma Martin. Il l'avait attachée dans un coin de son garage improvisé. Elle paraissait terrifiée et le contemplait avec des yeux exorbités.

— Tu as bien entretenu le moteur, approuva-t-il. Celle-là, je vais la garder pour moi.

Il avait déjà trouvé des acheteurs pour la Z et la Mercedes. Quand on avait passé plusieurs années en prison, on savait où s'adresser pour ce genre de transactions.

— Qui êtes-vous ? murmura-t-elle d'une voix rauque.

— Tu me connais, répondit-il d'un ton sibyllin.

Elle secoua la tête.

— Je vous en supplie... Si c'est de l'argent que vous voulez...

— Oui, je veux de l'argent. Mais je me suis déjà servi.

Il lui montra les billets qu'il avait pris dans son sac.

— J'ai déjà eu un paquet comme ça en main. Mais les temps changent et la roue tourne.

Il retira lentement la fine couche de latex qui recouvrait ses joues avec la sensation d'être l'un des agents de Mission Impossible.

Les yeux de Gemma s'agrandirent un peu plus.

— C'est impossible, murmura-t-elle. Tu es en prison.

Il ricana.

— Tu vois bien que non. Un peu de logique. Mais il est vrai que la logique n'a jamais été ton fort.

— C'est toi qui as tué Claudia et Janet.

— Elles le méritaient, non ? demanda-t-il avec douceur.

Il vint s'asseoir près d'elle, sur le sol.

— Toi aussi tu le mérites, n'est-ce pas ?

— Nous étions des gamines.

— Vous étiez surtout des salopes. Et ce soir, tu seras une salope morte.

Il tira de sa poche son couteau à cran d'arrêt et entreprit de découper ses vêtements.

— Vous étiez persuadées d'être des petites futées, toutes les trois...

— Nous ne voulions pas faire de mal, protesta-t-elle en pleurnichant.

— Ah oui ? dit-il, toujours avec autant de douceur. Je t'ai invitée au bal de fin d'année et tu as accepté. Mais tu n'avais pas l'intention de m'y accompagner. Je n'étais pas assez bien pour toi...

— Je suis désolée...

Elle sanglotait, à présent, et de grosses larmes de peur roulaient sur ses joues.

— Il est trop tard pour être désolée, mon chou. Même si je le voulais, et je ne le veux pas, nous ne pourrions plus revenir en arrière. Tu te souviens de cette nuit, Gemma ? Moi, je m'en souviens. Je suis venu te chercher dans la vieille voiture de ma belle-sœur, parce que je n'avais rien d'autre. Je m'attendais à ce que tu me proposes de prendre la tienne. J'aurais dû me méfier quand j'ai vu que tu ne le faisais pas. Ensuite nous avons rejoint tes amies. Et ensuite... Ensuite je ne me rappelle plus rien. Je me suis réveillé nu, dans une aire de repos, à des kilomètres de l'endroit où j'aurais dû me trouver. Ma voiture avait disparu. Tes amies et toi aussi.

— Nous ne te voulions pas de mal, hoqueta-t-elle.

— Si, vous me vouliez du mal. Tu cherchais à m'humilier. C'était réussi. Je me suis réfugié dans les fourrés et j'ai attendu qu'un homme s'arrête et descende de sa voiture pour aller aux toilettes. Je mettais le moteur en marche quand il est revenu. On s'est battus et j'étais tellement plein de colère, à cause de toi, que je l'ai assommé. Je n'avais pas fait huit kilomètres que les flics me sont tombés dessus. J'ai eu droit à un assaut en règle, à l'artillerie, le grand jeu... J'ai fait quatre ans parce que personne à Dutton n'a levé le petit doigt pour m'aider. Personne n'a aidé ma mère à payer une caution pour ma liberté conditionnelle. Personne ne m'a proposé un centime pour m'offrir un avocat digne de ce nom.

Il soupira.

— Tu ne me voulais pas de mal, conclut-il froidement. Mais tu m'as tout pris. A présent, c'est moi qui vais tout te prendre.

— Je t'en supplie, sanglota-t-elle de nouveau. Ne me tue pas.

Il eut un rire mauvais.

— Quand tu auras trop mal, n'oublie pas de crier tout son soûl, mon chou.

 

Dutton, mardi 30 janvier, 23 h 30

 

Daniel se gara dans l'allée du pavillon. Ils étaient restés silencieux pendant tout le trajet, d'Atlanta à Dutton. Derrière, Meredith et Hope dormaient profondément. Près de lui, Alex se taisait, éveillée, mais songeuse. Il avait failli lui demander plusieurs fois ce qui la tracassait, mais c'était inutile. Tout allait mal, et ce qu'il s'apprêtait à lui révéler n'allait pas la réconforter.

Il avait mis à profit le silence qui régnait dans la voiture pour réfléchir, pour assembler les morceaux du puzzle. Une phrase ne cessait de l'obséder.

Les gens ne parlent que des deux femmes assassinées parce qu’elles étaient riches et de bonne famille... Les filles ordinaires, on s'en est toujours fichu. Bailey et les autres, tout le monde s'en moque.

Il commençait à comprendre. Quand il avait posé les yeux sur le visage de Sheila, il avait cru la reconnaître. Il avait d'abord pensé qu'ils avaient été camarades de classe. Mais non, ce n'était pas en classe qu'il l'avait rencontrée.

Il coupa le moteur. Le silence de l'habitacle était uniquement rythmé, à présent, par la respiration régulière des deux dormeuses. Alex se tourna pour regarder la voiture de police garée devant le pavillon, et il observa son profil éclairé par la lueur argentée de la lune. Son visage avait quelque chose de délicat, et même de fragile. Mais elle n'était pas fragile. Elle était sans doute plus forte qu'eux tous. Il espéra qu'elle l'était suffisamment pour encaisser la vérité.

Il décida d'attendre que Meredith et Hope soient couchées. Ensuite, il lui dirait tout. Même si elle risquait de le détester. Elle avait le droit de savoir.

— Ton patron tient ses promesses, murmura-t-elle en faisant allusion à la voiture qui montait la garde.

— C'est ça ou emménager dans un endroit secret, dit-il. Tu préférerais la protection de témoins ?

Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule.

— Pour elles, pourquoi pas ? Mais pour moi, non. Si je me cache, je ne pourrai plus rechercher Bailey.

Elle baissa les yeux vers ses paumes.

— Quelqu'un veut m'empêcher de chercher. C'est signe que je m'approche du but.

Elle avait de nouveau cette voix blanche qui trahissait sa peur, et il songea à différer ses révélations. Mais il n'avait que trop tardé.

— Tu as raison, Alex, mais...

Il ne put s'empêcher de soupirer.

— Entrons, dit-il. Je dois te parler de certaines choses.

— Lesquelles?

— Entrons.

Elle lui attrapa le bras, puis fit la grimace à cause de sa main égratignée.

— Dis-moi, insista-t-elle.

Il lut la peur dans ses yeux écarquillés. Il regretta de ne pas avoir attendu d'être à l'intérieur, mais il avait déjà commencé ; il devait finir, sinon elle refuserait de sortir de la voiture.

— Beardsley a disparu, dit-il.

Elle en resta bouche bée.

— Je l'ai vu hier, protesta-t-elle.

Puis elle comprit.

— C'est depuis hier qu'on me surveille, murmura-t-elle.

— Exactement.

Elle fit la moue.

— Moi aussi, j'ai quelque chose à te dire. Pendant que le Dr McCrady s'occupait de Hope, j'ai appelé Sissy, une fille qui travaille dans le salon de coiffure de Bailey, et qui serait, d'après le patron, sa meilleure amie. J'avais essayé de la joindre toute la journée et je n'avais eu que son répondeur. Mais quand j'ai utilisé un des téléphones du bureau d'investigation, tout à l'heure, elle a décroché tout de suite.

— Tu crois qu'elle ne répondait pas quand elle reconnaissait ton numéro ?

— Oui, j'en suis persuadée. Quand je lui ai dit qui j'étais, je l'ai tout de suite sentie sur la défensive. Je lui ai demandé si je pouvais passer la voir pour parler de Bailey, et elle m'a répondu qu'elle ne la connaissait pas si bien que ça, que je devais plutôt m'adresser à quelqu'un d'autre dans le salon.

— Pourtant, le patron du salon t'avait dit qu'elle était sa meilleure amie?

— Bailey dormait chez elle tous les samedis soir. C'est Sissy qui est allée chez Bailey pour voir ce qui se passait, quand elle n'est pas venue travailler. Je le sais par l'assistante sociale.

— Quelqu'un a dû lui conseiller de se taire et lui donner ton numéro pour qu'elle évite de te parler.

— Sissy a une fille qui servait de baby-sitter à Hope quand Bailey travaillait le samedi, reprit Alex.

Elle s'interrompit pour se mordre pensivement la lèvre.

— Quelqu'un a menacé Sissy... Le père Beardsley à disparu... Sœur Anne et Desmond sont peut-être en danger aussi.

Daniel allongea la main pour caresser du pouce la marque que ses dents avaient laissée sur sa lèvre inférieure.

— J'enverrai des voitures patrouiller du côté du Peachtree and Pine et devant la maison de Desmond, dit-il.

Il retira sa main. Toute la journée, il avait eu envie de la serrer contre lui. Le calme de la nuit exacerbait encore son désir.

— Il est tard, dit-il. Il faut mettre Hope au lit.

Alex ouvrit la portière arrière pour prendre Hope dans ses bras, mais Daniel l'écarta doucement.

— Va plutôt ouvrir la porte. Je m'en charge.

Il toucha l'épaule de Meredith, qui se réveilla en sursautant et en battant des paupières. Puis il défit la ceinture de l'enfant et la souleva délicatement. Elle se laissa aller contre son épaule. Elle était trop épuisée pour s'inquiéter de quoi que ce soit.

Il suivit Alex à l'intérieur. En passant devant les agents Hatton et Koenig, il les salua d'un signe de tête. Il les connaissait bien. Chase avait choisi des hommes de confiance.

Riley se redressa en les voyant arriver et traversa le salon pour les accueillir.

Alex fit entrer Daniel dans une chambre, sur la gauche. Il allongea précautionneusement Hope sur le lit et lui enleva ses chaussures.

— Tu vas lui enfiler son pyjama? murmura-t-il tout bas.

Elle secoua la tête.

— Non, tant pis si elle dort habillée. Je ne veux surtout pas la réveiller.

Daniel couvrit Hope, puis écarta une boucle blonde. Elle avait encore un reste de sauce dans les cheveux, et cela ressemblait vraiment à du sang coagulé. Il remit la boucle en place.

Il avait suffisamment d'images troublantes dans la tête comme ça... Pas besoin d'y ajouter une fillette de quatre ans ensanglantée.

— Je dors dans la même chambre qu'elle, murmura Alex.

Daniel contempla les draps blancs, puis de nouveau Alex qui le regardait fixement.

Il fronça les sourcils.

— Tu vas dormir ? s'étonna-t-il.

— Ça m'étonnerait. Viens...

Elle s'interrompit et haussa les sourcils.

— Oh! Regarde!

Riley avait grimpé sur une valise et tentait de se hisser sur une chaise pour se rapprocher de Hope.

— Riley! gronda Daniel. Descends de là.

Mais Alex lui donna le petit coup de pouce qui lui manquait pour atteindre la chaise. De là, il put gagner le lit sur lequel il se laissa tomber avec un soupir de contentement.

— Riley, descends tout de suite, murmura Daniel. Mais Alex secoua la tête.

— Laisse-le. Au moins, si elle est réveillée par des cauchemars, elle ne sera pas seule.

 

Dutton, mardi 30 janvier, 23 h 30

 

Il tira sur sa cravate et tenta de se caler confortablement sur le siège, mais un homme de sa taille n'était jamais bien installé dans une voiture. Kate était rentrée du travail, elle avait garé sa Volvo dans le garage. Par les fenêtres de la maison, il pouvait suivre ses déplacements. Elle avait accroché son manteau à une patère, et maintenant, elle donnait à manger à son chat.

Il avait décidé de passer ses nuits devant chez elle tant que cette affaire ne serait pas réglée. Il l'avait suivie depuis la ville, en prenant soin de conserver ses distances pour qu'elle ne le remarque pas — il ne voulait surtout pas être obligé de lui avouer qu'il s'inquiétait pour sa sécurité. Pas question de lui dire qu'elle était une cible. S'il le lui disait, elle réclamerait des explications.

Et des explications, il n'avait pas l'intention de lui en donner. Personne ne devait savoir, pas même elle. Et personne ne saurait tant qu'il ferait profil bas et qu'il se tairait. Le tueur agissait entre 20 heures et 2 heures du matin, et enlevait les victimes en les attendant dans leur voiture. Donc, il suffisait de ne pas lâcher Kate d'une semelle durant le trajet entre son travail et son domicile, et de veiller sur elle pendant la nuit. Pendant la journée, elle ne risquait rien, car elle était entourée de ses collègues.

Il revit la feuille avec les photos. Dix visages dont deux déjà barrés. Toute la soirée, il avait tenté de les oublier. Il s'agissait d'un avertissement. Il songea aux sept autres filles que le tueur avait décidé d'éliminer. En transmettant cette feuille à Vartanian, il aurait pu leur sauver la vie. Mais seule Kate comptait pour lui. Ainsi que sa femme. Et ses enfants. Il avait brûlé cette feuille compromettante, et il le regrettait d'autant moins qu'il n'aurait pas pu l'envoyer anonymement... Avec ce cercle qui entourait le visage de Kate, Daniel serait tout de suite venu vers lui pour lui réclamer des explications.

Tu aurais pu découper la photo de Kate et envoyer les autres.

C'est ça... En prenant le risque que le labo du bureau d'investigation découvre ses empreintes sur la feuille. Et puis, même sans les empreintes, Vartanian aurait cherché un lien entre ces femmes, et Dieu seul savait ce qu'il était capable de déterrer.

Mais si l’une d'elles meurt, tu auras son sang sur les mains.

Eh bien, tant pis... Il devait avant tout protéger sa famille. Ces femmes avaient été en classe avec Claudia et Janet, elles n'avaient qu'à réfléchir un peu et demander à leurs maris de les protéger.

Sauf qu'elles ne savent pas ce que tu sais.

Il avait fait des choses atroces, dans sa vie. Mais jusque-là, il n'avait jamais eu de sang sur les mains.

Tu te mens à toi-même... Alicia Tremaine. Le visage d'Alicia fit irruption dans son esprit. Et avec lui le souvenir de cette nuit-là.

Nous ne l'avons pas tuée. Mais il avait violé Alicia. Et beaucoup d'autres. Ils l'avaient tous fait. Sauf Simon, qui prenait les photos. Simon avait toujours été un tordu.

Parce que toi, tu n'es pas un peu tordu ?

Il ferma les yeux. Le remords le tenaillait depuis treize ans. Les photos, Simon les avait mises en lieu sûr, histoire de s'assurer qu'ils ne parleraient jamais.

J'étais vraiment un gamin stupide... Il n'y avait aucun moyen de réparer ou d'effacer ce qu'ils avaient fait.

Tout était sur les photos. Quand ils avaient cru Simon mort, la première fois, ils avaient tous été soulagés, mais aussi terrifiés à l'idée que les photos risquaient de refaire surface. Heureusement, ça n'avait pas été le cas. Et les années avaient passé. Avec cette épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes.

Ils n'avaient plus jamais évoqué entre eux les photos, ni le cercle, ni rien. Sauf quand DJ s'était mis à picoler. Puis DJ avait disparu.

Rhett aussi avait disparu. Il était sûr que Rhett était mort. Rhett s'était affolé, il devenait dangereux, on l'avait éliminé. Comme DJ.

Mais moi, je sais me tenir tranquille. Il ne m'arrivera rien.

Ils avaient tous intérêt à se taire. Ils étaient des adultes, avec une position sociale et une famille à protéger.

Elles étaient jeunes et innocentes. Innocentes.

— Je sais, murmura-t-il tout haut. Je sais.

Visiblement, quelqu'un d'autre savait. Et ce quelqu'un savait aussi pour la clé, pour le cercle, pour les photos. Et ce n'était pas l'un d'eux quatre. Ou plutôt trois. Il n'avait pas encore bien assimilé le fait que Rhett était mort.

Ce cauchemar avait commencé une semaine après la mort de Simon... Ce n'était sûrement pas une coïncidence. Et si Daniel avait mis la main sur les photos ?

Non, sûrement pas.

Si Daniel avait trouvé les photos, il aurait mené une enquête.

Mais il mène une enquête, crétin!

Il menait une enquête, mais sur les meurtres de Janet et de Claudia. Et ça, ça ne le concernait pas.

Donc, si Daniel n'était au courant de rien, il y avait quelqu'un d'autre. Quelqu'un qui voulait de l'argent. Ce quelqu'un n'avait pas hésité à tuer Janet et Claudia pour montrer de quoi il était capable. Et il menaçait de continuer s'ils ne se pliaient pas à ses exigences.

Il se plierait donc à ses exigences et suivrait scrupuleusement les instructions de leur maître-chanteur. Il possédait cent mille dollars d'économies sur un compte offshore. De quoi payer le silence.