Prologue
Hôpital de Mansfield, Géorgie,
Treize ans plus tôt
Un signal sonore annonça que l'ascenseur venait de s'arrêter à l'étage. Alex baissa les yeux en regrettant de ne pas être invisible, tandis qu'un parfum entêtant venait chatouiller ses narines.
— Violet, dépêche-toi un peu ! lança une voix de femme. Il nous reste encore deux patients. Qu'est-ce que tu fais ? Oh...
La suite se perdit dans un soupir étouffé.
— On dirait que c'est elle, murmura une autre voix à la gauche d'Alex. La fille Tremaine. Celle qui a survécu...
Alex garda les yeux rivés sur les poings qu'elle serrait sur ses genoux. Partez!
— On dirait bien, répondit la première voix. Seigneur, ce qu’elle peut ressembler à sa sœur... J'ai vu la photo de l'autre dans les journaux. C'est son portrait craché.
— C'est normal, elles sont jumelles homozygotes. Enfin... « étaient ». Que Dieu ait l'âme de sa pauvre sœur.
Alicia.
Quelque chose se ferma dans le cœur d'Alex.
— Quelle honte... Cette pauvre petite chose abandonnée dans un fossé ! Nue comme un ver. Dieu seul sait ce que lui a fait subir ce vagabond avant de la tuer.
— J'espère qu'on le fera rôtir vivant. Il paraît que... Enfin, tu vois ce que je veux dire.
Des cris. Des cris. Des millions de voix hurlaient dans sa tête. Bouche-toi les oreilles. Fais taire ces voix. Mais les mains d'Alex restaient crispées sur ses genoux. Ferme la porte. Ferme la porte. Une porte se referma dans son esprit et les cris cessèrent brusquement. De nouveau, ce fut le silence. Alex laissa échapper un soupir. Son cœur battait.
— Et celle-là, celle qui est dans la chaise, elle a tenté de mettre fin à ses jours quand elle a trouvé le corps. Elle a avalé tous les calmants que le Dr Fabares avait prescrits à sa pauvre mère. Heureusement que la tante est arrivée à temps. Pour la fille. Pas pour la mère.
— Pour la mère, elle ne risquait pas. Quand on se tire une balle dans la tête à bout portant, on s'en sort rarement.
Alex tressaillit. La détonation de cet unique coup de feu résonna à l'intérieur de son crâne. Encore, encore, encore. Et le sang. Tout ce sang. Tant de sang, maman...
Je te hais, je te hais, je voudrais que tu sois morte!
Alex ferma les yeux pour lutter contre ces hurlements, mais ils insistèrent. Je te hais, je te hais, je voudrais que tu sois morte!
— Elle vit où, la tante ?
— Elle vient de l'Ohio et elle est infirmière. C'est une sœur de la mère.
— J'ai entendu dire que Kathy Tremaine s'était servie de l'arme du type avec qui elle vit. Se mettre en ménage avec un homme, à son âge... Bel exemple pour ses filles...
Alex sentait monter la panique.
— Lui aussi a une fille, je te le rappelle.
— Bailey, oui, je sais. Une dépravée. Elles étaient toutes les trois bien dévergondées. Pas étonnant qu'un malheur soit arrivé.
— Tu exagères ! Ce n'est pas la faute de cette pauvre gamine si un vagabond l'a enlevée et tuée.
Alex avait la poitrine dans un étau. Elle suffoquait. Partez. Allez au diable. Toutes les deux. Laissez-moi seule. Laissez-moi finir ce que j'ai commencé.
— Tu as vu comment s'habillent les jeunes filles d'aujourd'hui? On dirait qu'elles attendent que les hommes les embarquent pour leur faire Dieu sait quoi. Je suis contente qu'elle parte, celle-là.
— Elle part ? Sa tante l'emmène avec elle dans l'Ohio ?
— C'est ce qu'on m'a dit. Ma fille fréquente le même lycée qu'elle, et je suis soulagée de savoir qu'elle ne fréquentera plus cette mauvaise graine. On ne sait jamais... Les jeunes sont tellement influençables.
— C'est le moins qu'on puisse dire, convint Violet. Zut! Tu as vu l'heure qu'il est? On doit encore passer chez Gracie et Estelle Johnson. Appuie sur le bouton de l'ascenseur, Wanda.
Le signal sonore annonça, cette fois, que les deux femmes étaient parties. Alex se mit à trembler. Kim projetait donc de l'emmener avec elle... Ça lui était égal. De toute façon, elle n'arriverait sûrement pas jusque dans l'Ohio. Tout ce qu'elle voulait, c'était finir ce qu'elle avait commencé.
— Alex?
Des pas claquèrent sur le sol carrelé et elle sentit un autre parfum, doux et propre.
— Qu'est-ce que tu as ? Tu trembles comme un agneau... Meredith, qu'est-ce qui s'est passé ? Tu étais censée t'occuper d'elle, pas rester assise sur ce banc, le nez dans un bouquin.
Kim posa sa main sur le front d'Alex qui se cabra en arrière, sans quitter des yeux ses poings fermés. Ne me touche pas! Elle aurait voulu protester, mais les mots ne résonnèrent que pour elle, dans sa tête.
— Elle n'a rien, maman ?
Meredith...
Alex n'avait qu'un vague souvenir de Meredith : une grande fille de sept ans jouant à la poupée Barbie avec ses deux petites cousines de cinq ans. Nous deux. Alicia et moi. Mais elles n'étaient plus deux, à présent. Je suis seule. De nouveau, elle sentit déferler une vague de panique. Elle soupira et se concentra sur la zone sombre et silencieuse de son esprit.
— Je crois que si, Merry.
Kim s'agenouilla devant le fauteuil d'Alex et la prit par le menton.
Leurs regards se croisèrent, l'espace d'une seconde, mais Alex détourna aussitôt le sien.
Kim se redressa et Alex respira plus librement.
— Emmenons-la dans la voiture. Papa nous attend devant la porte.
Le signal sonore tinta de nouveau et le fauteuil roulant d'Alex fut tiré dans la cage d'ascenseur, en marche arrière.
— Je me demande ce qui a bien pu la contrarier, murmura Kim. Je ne me suis absentée que quelques minutes.
— C'est sûrement à cause de ces pies. Il me semble qu'elles parlaient d'Alicia et de tante Kathy.
— Quoi ? Meredith, pourquoi les as-tu laissées faire ?
— Je n'entendais pas vraiment ce qu'elles disaient et j'ai cru qu'Alex non plus. Elles chuchotaient.
— Bien sûr qu'elles chuchotaient, ces folles. La prochaine fois, viens me chercher.
De nouveau, le signal sonore. Le fauteuil fut poussé hors de la cage d'ascenseur.
— Maman, fit la voix inquiète de Meredith. M. Crighton est là. Avec Bailey et Wade.
— J'espérais qu'il se comporterait correctement, pour une fois. Cours jusqu'à la voiture, Meredith, et demande à ton père de venir. Dis-lui aussi d'appeler le shérif, au cas où Crighton ferait des difficultés.
— D'accord. Maman, ne le mets pas en colère, je t'en prie...
— Ne t'inquiète pas. File.
Le fauteuil s'arrêta et Alex regarda fixement ses mains toujours posées sur ses genoux. Ses mains... Elle battit des paupières. Elle les reconnaissait à peine.
— Papa! Elle l'emmène avec elle! Ne la laisse pas emmener Alex!
La voix de Bailey. On aurait dit qu'elle pleurait. Ne pleure pas, Bailey. C'est mieux ainsi.
— Elle ne l'emmènera nulle part, fit une voix masculine.
Les hottes cessèrent de crisser sur le sol carrelé.
Kim soupira.
Craig, je t'en prie... Pas de scandale. Alex n'a pas besoin de ça et les enfants non plus. Rentre chez toi avec Wade et Bailey. Alex reste avec moi.
— Alex est ma fille. Tu ne peux pas partir avec elle.
— Elle n'est pas ta fille, Craig. Tu n'avais pas épousé ma sœur. Tu n'avais pas non plus adopté légalement ses enfants. Alex est ma nièce, et aujourd'hui, c'est moi qui suis responsable d'elle.
Elle soupira.
— Je suis désolée, reprit-elle d'une voix plus douce en s'adressant à Bailey. Ça doit se passer comme ça. Tu pourras venir la voir aussi souvent que tu le voudras.
Des bottes noires fourrées vinrent se placer devant les pieds d'Alex. Elle les recroquevilla sous elle, insensiblement, sans lever les yeux vers celui qui les portait. Respire.
— Alex vit chez moi depuis cinq ans, Kim. Elle m'appelait papa.
C'est faux. Je ne t'ai jamais appelé papa.
Bailey sanglotait maintenant sans retenue.
— Je t'en supplie, Kim, ne fais pas ça...
— Tu ne peux pas, renchérit Craig. Ce serait une torture pour elle. Tu ressembles trop à sa mère.
II y avait du désespoir dans la voix de Craig et une parcelle de vérité dans ce qu'il disait. Alex ne pouvait pas regarder Kim, même si elle avait changé de coiffure pour lui faciliter la tâche. C'était bien essayé, et elle lui en était reconnaissante. Mais Kim ne pouvait rien faire pour modifier son regard.
— Tu t'es coupé les cheveux et tu les as teints, mais tu ressembles toujours autant à Kathy. Chaque fois qu'elle posera les yeux sur toi, elle aura l'impression de voir sa mère. C'est ça que tu veux?
— Et si elle reste avec toi, elle reverra le corps de sa mère chaque fois qu'elle entrera dans le salon. Qu'est-ce qui t'a pris de les laisser seules après ce qui venait de se passer ?
— Il fallait bien que j'aille travailler, rétorqua vertement Craig. C'est avec l'argent que je gagne que je fais manger ma famille.
Je te hais. Je voudrais que tu sois morte. Les voix se déchaînèrent, fortes, furieuses. Alex pencha la tête en avant et Kim lui caressa doucement la nuque. Ne me touche pas! Elle aurait voulu se pencher en avant pour se dérober, mais elle aurait risqué de frôler Craig, aussi se raidit-elle et resta-t-elle figée.
— Allez au diable, toi et ton travail! répondit amèrement Kim. Tu as abandonné Katherine alors qu'elle était en état de choc. Si tu étais resté avec elle, elle serait peut-être en vie et Alex ne serait pas dans ce fauteuil.
Les bottes s'approchèrent et les pieds d'Alex se recroquevillèrent un peu plus.
— Tu insinues que je suis responsable ? Que c'est ma faute si Katherine s'est tuée ? Que c'est moi qui ai poussé Alex à avaler les cachets de sa mère ? C'est bien ce que tu dis ?
Il y eut un silence lourd de sens et Alex retint sa respiration. Kim n'avait pas dit non... Les poings de Craig se trouvaient à hauteur de ses yeux et elle les vit se crisper.
La porte s'ouvrit avec un bruissement, puis se referma, et des pas résonnèrent sur le carrelage.
— Kim, il y a un problème ?
Alex soupira. Steve, le mari de Kim, était grand, avec un visage doux. Mais elle ne pouvait plus regarder personne en face, pas même lui.
— Je ne sais pas, répondit Kim d'une voix mal assurée. Craig, il y a un problème ?
Quelques secondes de silence... Les poings de Craig s'ouvrirent lentement.
— Non, murmura-t-il. Tu nous permets au moins de lui dire au revoir?
— Je suppose que je ne peux pas te refuser ça.
Le parfum de Kim se fit plus discret. Elle s'éloignait.
Craig s'approcha. Alex ferma les yeux et retint sa respiration tandis qu'il venait murmurer à son oreille. Elle se concentra, pour ne pas entendre, ne pas le laisser pénétrer son esprit. Et enfin, enfin, il recula.
Elle demeura courbée en avant quand Bailey vint la serrer dans ses bras.
— Tu vas me manquer, Alex. Je ne pourrai plus te chiper tes vêtements.
Bailey tenta un petit rire qui s'acheva dans un sanglot.
— Ecris-moi, je t'en prie.
Wade vint en dernier. Elle se raidit quand il se pencha vers elle. Les voix se firent grinçantes. Au point de lui écorcher les oreilles. Je vous en supplie. Faites que ça s'arrête! Elle se concentra pour poser ses mains sur la porte et la maintenir fermée. Puis Wade recula et elle put de nouveau respirer normalement.
— A présent, nous partons, annonça Kim d'un ton décidé. Laissez-nous.
Alex retint son souffle jusqu'à ce qu'ils atteignent la voiture blanche. Steve la prit dans ses bras pour l'installer à l'arrière.
Clic. Steve boucla sa ceinture, puis il tint le visage d'Alex dans ses grandes mains.
— Nous allons prendre soin de toi, Alex, promit-il tout bas.
Il claqua la portière et elle s'autorisa à relâcher ses poings, à peine. Juste assez pour entrevoir le petit sachet qu'elle dissimulait dans une de ses mains. Des cachets. Beaucoup de cachets. Depuis quand étaient-ils là? D'où venaient-ils? Peu importait. Elle allait enfin pouvoir finir ce qu'elle avait commencé. Elle s'humecta les lèvres et redressa la tête.
— S'il vous plaît..., murmura-t-elle.
Le son de sa propre voix la fit tressaillir. Elle était rauque de n'avoir plus servi.
A l'avant de la voiture, Steve et Kim se retournèrent ensemble.
— Maman ! Elle a parlé !
Meredith souriait.
— Que se passe-t-il, ma chérie ? demanda doucement Kim. Qu'est-ce que tu veux ?
Alex baissa les yeux.
— De l'eau. J'ai soif.