10
— Bailey? appela Beardsley d'une voix étouffée. Bailey? Vous êtes toujours là?
Bailey ouvrit un œil, puis le referma quand la pièce se mit à tourner.
— Je suis là, répondit-elle.
— Vous allez bien ?
Un sanglot lui échappa.
— Non.
— Qu'est-ce qu'il vous a fait?
— Il m'a injecté de la drogue, répondit-elle en s efforçant d'empêcher ses dents de claquer.
Elle tremblait si fort qu'elle avait l'impression que ses os allaient jaillir hors de sa peau.
Il y eut un silence.
— Seigneur..murmura-t-il.
Elle comprit qu'il savait.
— Je me suis tant battue pour m'en sortir, gémit-elle.
— Wade m'en avait parlé. Vous vous en sortirez de nouveau.
Non... Je n'aurai jamais la force de repasser par là.
— Bailey? insista-t-il. Je veux que vous m'écoutiez attentivement. J'ai peut-être trouvé un moyen de sortir. Vous comprenez ce que je vous dis ?
— Oui.
Mais elle n'y croyait pas. Je ne quitterai jamais cet endroit. Pendant cinq ans, elle avait lutté tous les jours pour ne pas replonger. Prends-en. Prends-en. Rien qu'un peu. Mais elle avait résisté. Pour Hope. Pour elle. Il avait tout détruit en appuyant sur ce piston.
Il ignora le téléphone qui sonnait sur son bureau et continua à fixer la lettre qu'il venait de trouver. Bien sûr, c'est moi qu'il appelle. La situation était pire que tout ce qu'il avait pu imaginer.
Le téléphone cessa, mais son portable prit aussitôt le relais. Furieux, il l'attrapa.
— Quoi ? cria-t-il. Qu'est-ce que tu veux encore ?
— J'en ai reçu une autre, fit une voix terrifiée.
— Je sais.
— Il réclame cent mille dollars. Je n'ai pas une somme pareille. Il va falloir que tu me prêtes de l'argent.
Il était déjà au courant. Lui aussi avait trouvé dans l'enveloppe une feuille avec des instructions sur la manière de remettre cet argent. Il l'avait froissée, sans même s'en rendre compte, d'angoisse et de rage.
— A part ça, il y avait quoi, dans ta lettre ?
— Une page avec des photos d'étudiantes. Tu les as reçues aussi?
— Oui.
Dix visages de filles découpés dans les albums de promotions de Janet et Claudia, puis recollés dans l'ordre alphabétique. Janet et Claudia étaient là aussi, à leur place, mais barrées d'une croix.
— Kate est dans le lot, dit-il d'une voix rauque.
Ma petite sœur.
— Je sais. Qu'est-ce que je dois faire ?
Qu'est-ce que je dois faire ? Cette phrase résumait parfaitement la personnalité de Rhett Porter. Kate était sur la liste de l'assassin et ce sinistre crétin geignard ne pensait qu'à lui!
— Tu n'as rien d'autre ? demanda-t-il.
— Non. Pourquoi ?
La panique faisait grimper la voix de Rhett d'une octave.
— Qu'est-ce que tu as d'autre, toi ?
Comme si la photo de Kate, ça n'était pas suffisant.
— Rien, mentit-il.
Mais sa voix l'avait trahi.
— Dis-moi ce que tu as eu de plus..., sanglota Rhett.
— Ne m'appelle plus, marmonna-t-il avant de raccrocher d'un coup sec.
Le téléphone se remit aussitôt à sonner. Il l'éteignit et le lança contre le mur.
Il sortit un vieux cendrier d'un tiroir de son bureau. Plus personne ne fumait dans les locaux, mais ce cendrier lui avait été offert pour la fête des pères, par son fils, quand il avait cinq ans. Il y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Sa famille était tout pour lui. Il devait la protéger, à tout prix. La préserver.
Tu es un lâche. Tu devrais prévenir ces femmes.
Mais il avait déjà décidé de ne pas les prévenir. Parce que cela l'aurait obligé à expliquer comment il était au courant, et ça, il n'en était pas question. Il alluma son briquet et approcha la flamme de la feuille. Elle brûla lentement, en se recroquevillant sur elle-même. Bientôt, il ne vit même plus la photo de sa sœur — photo que le salaud avait pris la peine d'entourer, pour qu'il ne la manque pas. La menace était parfaitement claire. Paye, ou Kate sera la prochaine.
Le dernier visage à brûler fut le onzième, celui qui ne figurait que sur sa feuille à lui. Il regarda disparaître Rhett Porter.
Rhett... Pauvre crétin ! Tu es un homme mort parce que tu ne sais pas la boucler.
Quand il ne resta plus que des cendres, il les fit tomber dans le café auquel il n'avait pas touché. Puis il se leva en lissant sa cravate.
Moi, je sais.
Il plia soigneusement la feuille contenant les instructions relatives à l'argent et la rangea dans son portefeuille. Il connaissait un type capable de se charger d'un virement bancaire et de rester discret. Il essuya le cendrier avec un mouchoir avant de le remettre dans le tiroir. Il ne lui restait plus qu'à passer à la banque.
Dutton, mardi 30 janvier, 17 h 45
Daniel s'engageait dans la rue menant à la maison de Bailey quand il remarqua l'ambulance garée le long du trottoir.
Il s'arrêta en pilant derrière elle et sortit de sa voiture en courant. Alex était assise sur la civière, courbée en avant, la tête entre les genoux.
Il s'efforça de conserver une voix calme, même s'il avait le cœur coincé dans la gorge.
— Alex...
Elle leva les yeux. Elle était livide.
— C'est juste une maison, murmura-t-elle. Pourquoi est-ce que je n'y arrive pas ?
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
La tête d'un infirmier apparut de l'autre côté de la civière.
— Elle a eu une banale crise d'angoisse, dit-il d'un ton condescendant.
Alex releva le menton et lui jeta un regard mauvais. Mais il ne s'excusa pas.
Daniel la prit par les épaules.
— Raconte-moi tout, lui dit-il tendrement, tout en lorgnant du côté du badge de l'infirmier.
P. Bledsoe. Le nom de famille lui disait quelque chose.
Alex se laissa aller contre lui.
— J'ai voulu entrer. Mais une fois arrivée au porche, j'ai craqué.
Bledsoe haussa les épaules.
— Nous l'avons auscultée, intervint-il avec une pointe d'ironie dans la voix. Elle avait la tension un peu élevée, mais rien d'alarmant. Sans doute avait-elle simplement besoin de ses calmants.
Daniel trouva l'insinuation odieuse. Il se leva d'un bond. La colère lui brouillait la vue.
— Pardon ? dit-il.
Alex le tira par les pans de sa veste.
— Daniel, je t'en prie, laisse tomber.
Elle paraissait honteuse, et cela ne fit qu'exacerber la fureur de Daniel.
— Non, protesta-t-il. Cette attitude est inexcusable.
Bledsoe battit des paupières d'un air innocent.
— Je disais simplement que Mlle Tremaine avait bien fait de prendre des calmants.
Daniel plissa les yeux.
— C'est ça... Eh bien moi, je te dis que tu ne vas pas tarder à remplir quelques formulaires, parce que ton supérieur va entendre parler de ça.
Les joues de Bledsoe devinrent rouges.
— Je n'avais aucune intention blessante...
— Tu expliqueras ça à ton supérieur, coupa Daniel.
Il prit Alex par le menton.
— Tu peux marcher ?
Elle détourna le regard.
— Oui.
— Alors allons-y. Je vais t'installer dans ma voiture.
Elle demeura silencieuse jusqu'à ce qu'ils aient atteint la voiture de Daniel.
— Tu n'aurais pas dû intervenir. J'ai déjà suffisamment d'ennemis dans cette ville.
— Personne n'a le droit de te parler comme ça, Alex.
Elle fit la grimace.
— Tu crois que je ne le sais pas ? Tu crois que ce n'est pas suffisamment humiliant de ne pas être capable d'entrer dans cette maison ?
Sa voix devint glaciale.
— Et cet homme n'avait pas tout à fait tort. J'ai avalé un flacon entier de calmants.
— Ce n'est pas une raison pour se montrer grossier.
— Bien sûr que ce n'est pas une raison pour se montrer grossier... Mais tant que je n'ai pas retrouvé Bailey, j'ai besoin des gens de cette ville. A part ça, je me fiche de ce qu'ils pensent de moi. Je n'ai pas l'intention de vivre ici.
Daniel tressaillit. C'était la première fois qu'il en prenait conscience. Elle allait partir, retourner à la vie qu'elle avait quittée si brusquement.
— Je suis désolée, murmura-t-elle. Ce n'est pas ce que je voulais dire.
Ses épaules s'affaissèrent et elle abandonna son masque de froideur et d'indifférence.
— Tu essayais de m'aider, reprit-elle. Oublions ça.
Elle se pencha pour entrer dans la voiture et sourit.
— Riley...
Riley était installé sur le siège du conducteur ; il paraissait bien éveillé, pour une fois, et humait l'air.
— Il aime la voiture, commenta Daniel.
— Je vois ça, répondit-elle en grattant les oreilles du chien.
Elle contempla la maison à travers la vitre du conducteur.
— Ce n'est pas digne d'une adulte d'avoir peur d'une maison, murmura-t-elle.
— Tu veux réessayer? demanda Daniel.
— Oui.
Elle sortit de la voiture et Riley passa par-dessus le boîtier de vitesse pour la suivre.
— Empêche-moi de fuir. Je dois entrer.
— Ed n'apprécierait pas que tu vomisses dans une maison que son équipe est en train de fouiller, fit-il remarquer.
Mais il lui prit le bras et claqua la porte au nez de Riley.
Elle eut un petit rire.
— Si je deviens verte, pars en courant.
Elle reprit son sérieux quand ils remontèrent l'allée du porche. Elle s'était mise à trembler. Daniel put constater que la réaction était réellement physique et qu'elle avait du mal à la maîtriser.
— Désordre post-traumatique, murmura-t-il.
Il reconnaissait les symptômes.
— Je m'en étais rendu compte, répondit-elle. Mais promets-moi tout de même de m'empêcher de fuir.
— Je te le promets, je reste derrière toi.
Il la poussa doucement vers les marches.
— Je n'ai pas pu aller plus loin tout à l'heure, dit-elle entre ses dents.
Son visage était blême.
— Oui, mais je n'étais pas avec toi, rétorqua-t-il.
Elle dut s'appuyer contre le chambranle de la porte d'entrée et Daniel lui fit franchir le seuil, gentiment, mais fermement. Elle vacilla, mais il la retint. Elle tremblait de plus en plus.
— Silence, murmura-t-elle pour elle-même. Taisez-vous.
— Les cris ? demanda-t-il.
Elle acquiesça en silence et, comme il se tenait derrière elle, il dut se pencher par-dessus son épaule pour la regarder. Elle avait croisé les bras sur sa poitrine. Son visage était crispé, ses yeux fermés, ses lèvres articulaient en silence.
Il lui entoura la taille et la tint contre lui.
— C'est très bien, encouragea-t-il. Tu es dans le salon, Alex.
De nouveau, elle acquiesça, mais sans ouvrir les yeux.
Daniel poussa un soupir.
— C'est une sacrée pagaille. Le sol est dégoûtant. Il y a même des poubelles qui traînent.
— Je sens l'odeur, dit-elle.
— Il y a un vieux matelas par terre. Sans draps. Et taché.
— Taché de sang? demanda-t-elle entre ses dents.
— Non, de sueur. Il me semble.
Elle tremblait toujours, mais un peu moins. Il cala sa tête sous son menton.
— Je vois aussi un vieux poster décoloré sur le mur, posé de travers. Ça représente la plage, avec des dunes de sable.
Elle ouvrit les yeux en poussant un bref soupir.
— Il n'y était pas avant, dit-elle. Les murs étaient peints.
Il y avait du soulagement dans sa voix.
Elle avait découvert le corps de sa mère dans cette pièce. L'un des murs avait dû être couvert de sang, de débris de cerveau, et de fragments d'os. Cette affreuse image était sûrement restée imprimée dans son esprit. Il se demanda si elle la hantait dans ses cauchemars.
— Le tapis est bleu, dit-il.
— Avant, il était marron.
Elle se risqua à balayer la pièce du regard.
— Tout a changé.
-— Ça fait treize ans, Alex. Pas étonnant qu'ils aient refait la pièce. Ils ne pouvaient décemment pas la laisser dans l'état où tu l'avais trouvée le jour de la mort de ta mère.
Elle eut un rire moqueur.
— Je sais. J'aurais dû y penser.
— Chut, dit-il en déposant un baiser sur son crâne. Je trouve que tu t'en tires très bien.
Elle acquiesça en avalant péniblement sa salive.
— Merci... Dis donc, les adjoints du shérif avaient raison. C'est une porcherie, ici.
Elle poussa le matelas du bout de son pied.
— Bailey, qu'est-ce que ça signifie... ? murmura-t-elle.
— Je vais chercher Ed, dit Daniel. Tu me suis ?
Elle acquiesça précipitamment.
— Oui. Ne me...
Ne me laisse pas!
— Je ne te laisserai pas, Alex. Je te propose bras dessus, bras dessous.
Elle rit, mais le cœur n'y était pas.
— C'est ridicule, Daniel...
Il se mit à avancer, en la serrant contre lui.
— Ed ? appela-t-il.
La porte donnant sur le jardin claqua et Ed entra en passant par la cuisine. Quand il vit Alex, une expression de surprise se peignit sur son visage.
— L'infirmier a dit qu'elle pouvait ? demanda-t-il.
— C'est toi qui as appelé l'ambulance ? répliqua Daniel.
— Oui. Elle était blanche comme un linge et son pouls avait décollé.
— Merci, dit-elle d'une voix gênée. Je vais bien, maintenant.
— Tant mieux, répondit-il en posant sur Daniel un regard amusé. J'ai proposé de la soutenir, comme tu le fais en ce moment, mais elle a refusé.
Daniel lui jeta un regard furibond d'homme jaloux, et Ed retint un sourire. Puis il redevint sérieux et contempla la pièce, les poings sur les hanches.
— C'est une mise en scène, déclara-t-il.
Sous le menton de Daniel, la tête d'Alex se redressa brusquement.
— Une mise en scène ?
— Oui. Quelqu'un voulait que cet endroit ressemble à une porcherie. Le tapis est sale, mais la base des fibres est propre, ce qui prouve qu'il était régulièrement et soigneusement aspiré. La poussière ? Nous avons prélevé des échantillons pour l'analyser, mais je suis prêt à parier qu'il s'agit de la même partout. Je pense à un mélange de terre et de cendres. Les toilettes sont si propres qu'on pourrait y remplir son verre.
Il fit la moue.
— Mais je ne vous le conseille tout de même pas.
— L'assistante sociale m'a dit qu'on avait trouvé Hope dans un placard, dit Alex. Ici, ajouta-t-elle en montrant du doigt la direction.
— Nous allons y jeter un œil, assura Ed.
Daniel connaissait suffisamment Ed pour savoir qu'il ne leur avait pas encore révélé le plus important.
— Qu'est-ce que tu as trouvé ? demanda-t-il.
Alex se raidit contre lui.
— Dites-le-moi, je vous en supplie.
— Des traces de lutte dans le petit bois derrière la maison. Et du sang.
— Beaucoup de sang ? demanda Alex d'une voix blanche, mais calme.
— Beaucoup. L'endroit avait été recouvert de feuilles, mais le vent d'hier soir a dû les éparpiller. Nous avons collecté tout un tas de feuilles couvertes de sang. Je suis désolé.
Elle acquiesça en tremblant.
— Je comprends, murmura-t-elle.
Daniel la serra un peu plus fort contre lui.
— As-tu trouvé du sang à l'intérieur, Ed?
— Pas encore, mais nous n'avons pas fait le tour. Pourquoi ?
— Hope ne cesse de remplir des cahiers de coloriage en utilisant exclusivement la couleur rouge, répondit Alex à sa place. Elle n'était sûrement pas dans le placard quand ça s'est passé, sinon elle n'aurait pas vu le sang.
— Elle regardait donc par la fenêtre, proposa Daniel. Ou bien elle était dehors.
— Nous tâcherons de le découvrir, promit Ed.
Daniel prit la main d'Alex.
— Viens. Sortons. Tu en as vu assez.
Elle releva le menton.
— Pas encore. Je voudrais monter à l'étage. Si l'agent Randall le permet.
— Du moment que vous ne touchez à rien.
Mais elle ne bougea pas. Daniel se pencha pour lui parler à l'oreille.
— Alors, bras dessus, bras dessous, ou « homme des cavernes, sur mon épaule » ?
Elle ferma les yeux et ferma ses mains bandées.
— Je dois le faire, Daniel, insista-t-elle d'une voix mal assurée. Elle avait pâli, et son front s'était couvert de sueur. Daniel n'était pas certain que ce soit une très bonne idée de poursuivre, mais il avait promis de la soutenir, aussi lui pressa-t-il la main pour l'encourager.
— Puisque tu y tiens, je t'accompagne.
Elle marcha jusqu'à l'escalier, puis s'arrêta net. A présent, elle tremblait comme une feuille et respirait par saccades. Elle s'agrippa à la rambarde.
— Ce n'est qu'une maison, murmura-t-elle.
Elle parvint à monter deux marches, puis s'arrêta de nouveau. Daniel la prit par le menton pour l'obliger à lever les yeux vers lui. Elle avait un regard flou et terrifié.
— Je ne peux pas, gémit-elle.
— Dans ce cas, ne le fais pas.
— Il le faut.
— Pourquoi?
— Je ne sais pas. Il le faut.
Elle ferma les yeux en grimaçant de douleur.
— Elles crient fort, reprit-elle avec la voix d'une enfant.
— Que disent-elles ? Elle ouvrit les yeux.
— Quoi?
— Que disent les voix ?
— « Je te hais, je te hais, je voudrais que tu sois morte... », murmura-t-elle.
Des larmes roulèrent sur ses joues et Daniel les essuya tendrement.
— Qui te dit ça ?
Elle eut un sanglot silencieux.
— Ma mère. C'est ma mère.
Daniel la prit dans ses bras et elle s'accrocha aux revers de sa veste, toujours secouée de sanglots. Sans un mot, lentement, il lui fit descendre les deux marches qu'elle venait de gravir au prix de tant d'efforts.
Quand ils sortirent, l'ambulance s'apprêtait à repartir. Bledsoe aperçut Alex et se dirigea vers eux en la voyant tituber. Daniel l'accueillit d'un regard glacial qui l'arrêta net.
— Que s'est-il passé ? demanda Bledsoe.
— Il ne s'agit pas d'une banale crise d'angoisse, lança Daniel. Laissez-nous passer.
Bledsoe recula.
— Je suis désolé... Je ne pensais pas...
— Vous ne pensiez pas... C'est certain ! Laissez-nous passer.
— Ça va aller? insista Bledsoe d'un air contrit et bouleversé.
Alex pleurait toujours dans les bras de Daniel.
— Il faudra bien que ça aille, grommela-t-il.
Dutton, mardi 30 janvier, 18 h 45
Quand ils arrivèrent devant le pavillon, une femme rousse, mince et élancée, les attendait sur les marches du porche, la tête dans les mains. La porte d'entrée était restée ouverte et Daniel entendit les six notes jouées par la petite dès qu'il sortit de la voiture. Alex n'avait rien exagéré. Elle les répétait inlassablement.
La femme rousse leva la tête. Son visage était celui de quelqu'un qui se retient pour ne pas exploser. Puis elle aperçut Alex et se leva aussitôt.
— Seigneur ! s'exclama-t-elle. Que lui est-il arrivé ?
— Ne vous inquiétez pas, elle va bien, assura Daniel.
Il fit le tour de la voiture et aida Alex à sortir.
— Viens Riley, appela-t-il.
Le basset sauta mollement sur le trottoir.
Alex fit la grimace en entendant la musique.
— Elle n'a pas quitté le piano ?
La femme acquiesça.
— Exactement.
— Pourquoi n'avez-vous pas tout simplement débranché l'appareil ? s'étonna Daniel.
Elle lui jeta un regard furibond.
— Désolé, reprit-il.
— J'ai fait mine de le débrancher, mais elle s'est mise à hurler.
Elle se tourna vers Alex d'un air excédé.
— Et du coup, quelqu'un a appelé les flics.
— Tu plaisantes ? Qui est venu ?
— Un adjoint du shérif. Un certain Cowell. Il a dit qu'il serait obligé de prévenir les services sociaux si on ne pouvait pas la faire taire. Alors j'ai rebranché ce fichu piano en attendant de trouver une meilleure idée. Alex, je crois qu'il va falloir se résoudre à lui administrer un calmant.
Alex parut abattue.
— Bon sang..., murmura-t-elle. Daniel, je te présente ma cousine, Meredith. Meredith, voici l'agent Daniel Vartanian.
Elle baissa les yeux vers ses pieds.
— Et Riley.
Meredith acquiesça.
— J'avais déjà compris. Entrons, Alex. Tu as l'air épuisée. Excusez ma grossièreté, monsieur Vartanian, mais j'ai les nerfs en pelote.
Elle était tout excusée, et Daniel commençait déjà à avoir mal à la tête. Il les suivit à l'intérieur où il découvrit une petite fille aux boucles blondes. Elle ne parut pas remarquer leur présence et continua à jouer d'un doigt les fameuses six notes.
— Ça a duré trop longtemps, déclara Alex. Il faut absolument qu'elle nous parle.
Sur ce, elle alla débrancher le piano d'un pas décidé. La musique cessa immédiatement et Hope leva la tête. Elle ouvrait la bouche pour prendre sa respiration avant de crier, mais Alex ne lui en laissa pas le temps.
— Ne crie pas, lui dit-elle en s'agenouillant devant elle.
Elle posa ses mains sur les épaules de l'enfant.
— Regarde-moi, Hope. Regarde-moi.
Surprise, Hope leva les yeux vers elle.
— Il suffisait de dire « Ne crie pas »..., murmura Meredith en poussant un soupir de frustration. Si seulement j'avais pu y penser!
— Chut..., dit Daniel.
— Je viens de chez toi, Hope, poursuivit Alex. Je sais qu'un monsieur a fait du mal à ta maman.
Meredith se tourna vers Daniel.
— Elle est entrée chez Hope ? articula-t-elle silencieusement.
Il acquiesça sans un mot.
Hope regardait fixement Alex, avec une expression torturée. Elle ne criait pas, mais des larmes roulaient sur ses joues.
— Tu as peur, reprit Alex. Moi aussi, j'ai peur. Mais ta maman t'aime, Hope. Tu sais qu'elle t'aime. Elle ne t'aurait jamais laissée de son plein gré.
Daniel se demanda si elle essayait de convaincre l'enfant ou de se convaincre elle-même. Sa mère à elle l'avait rejetée. C'était lourd à porter.
Hope se balançait maintenant sur la banquette, d'avant en arrière, tout en continuant à pleurer. Alex se glissa près d'elle et la serra dans ses bras pour la bercer.
— Chut..., murmura-t-elle. Je suis là. Meredith est là aussi. On reste avec toi. Tu es en sécurité.
Riley traversa la pièce en trottinant pour venir appuyer sa truffe contre la cuisse d'Alex. Elle défit le poing de l'enfant et posa sa petite main sur la tête du chien.
Meredith poussa un soupir tremblotant.
— J'espère qu'elle ne va pas caresser votre chien avec l'obstination qu'elle a déployée pour le coloriage et la musique. Il risquerait d'être chauve d'ici à ce soir.
— On lui mettra de la lotion anti-chute, répondit tranquillement Daniel.
Meredith pouffa, mais son rire ressemblait plutôt à un sanglot.
— Ainsi, elle est entrée dans la maison...
— Oui.
— Et vous l'avez accompagnée.
— Oui.
— Merci, dit-elle d'une voix émue.
Elle se tourna vers Alex.
— Alex, j'ai faim et j'ai besoin de faire un tour. Ce matin, j'ai remarqué une pizzeria près du bureau de poste.
— « Presto Pizza » ? demanda Daniel d'un ton surpris.
— Vous connaissez?
— Je me suis gavé de leurs pizzas aux poivrons quand j'étais gosse, répondit-il. Je ne pensais pas qu'ils existaient toujours.
— Eh bien, ils existent toujours et nous y allons. Alex, je te conseille de te maquiller pour t'arranger un peu. Nous dînons dehors.
Alex leva la tête en fronçant les sourcils.
— Pas question. Sœur Anne nous attend.
— Nous irons voir sœur Anne quand nous aurons mangé. Hope aussi a besoin de sortir. Je me suis montrée trop précautionneuse avec elle. Tu as ouvert une brèche dans sa carapace, c'est le moment d'en profiter.
— Il faut manger, Alex, insista Daniel.
Cette intervention lui valut un regard reconnaissant de la part de Meredith.
— Ça ne sera pas long, poursuivit-il. Qui sait, nous ferons peut-être des rencontres intéressantes en ville? Le type qui a tenté de t'écraser te surveillait. Il se montrera peut-être. Et puis les gens parlent... Tout se sait, ici.
Elle acquiesça.
— Tu as raison. Je suis désolée, Daniel. Je me conduis comme une égoïste. Je ne dois pas avoir les idées en place, en ce moment.
— Ce n'est pas grave. Tu as eu une journée plutôt mouvementée.
Il avança vers elle et la prit dans ses bras. Elle avait besoin de réconfort.
Et lui aussi.
— Va te changer, murmura-t-il.
Il baissa les yeux vers Hope qui caressait toujours la tête de Riley. Riley lui jeta un regard mélancolique et il ne put s'empêcher de rire.
— Et dépêche-toi. Sinon, nous allons devoir acheter un postiche à mon chien.
Les doigts crispés sur le volant, Rhett Porter jeta un coup d'œil dans le rétroviseur et s'humecta nerveusement les lèvres. Une voiture le suivait depuis qu'il avait quitté l'US-14 et il n'était pas rassuré.
Il roulait au hasard, sans savoir où il allait; il ne songeait qu'à fuir. Fuir. Il était désormais marqué au fer rouge, il l'avait compris quand son ami lui avait répondu « Rien » sur ce ton satisfait. Son ami... Tu parles d'un ami ! Un ami, ça ne vous lâchait pas comme ça, au moindre problème.
Mais il allait s'en sortir. Il savait pas mal de choses. Des choses qui intéresseraient bigrement le procureur. Et en échange de ses révélations, il réclamerait la protection de la police. Pas n'importe laquelle : la protection qu'on réservait aux témoins importants.
On l'aiderait à s'installer ailleurs. Il se déferait de son accent du Sud. Il disparaîtrait.
Il entendit gronder le moteur derrière lui juste avant de sentir le choc. Le volant lui échappa des mains quand les pneus dérapèrent sur la chaussée. Il tenta de reprendre le contrôle de son véhicule, mais il était trop tard. Il vit défiler à travers sa vitre le bord de la route, les arbres. Puis ce fut le bruit du métal contre le bois. Son crâne s'écrasa contre le pare-brise, sa poitrine contre le volant... Les tonneaux de la voiture, l'odeur métallique du sang... Son propre sang...
Puis tout s'arrêta brusquement et il regarda autour de lui, étourdi. Il se trouvait la tête en bas, coincé contre son siège par sa ceinture. Il entendit des pas, puis vit les genoux d'un homme qui s'accroupissait devant l'épave qui avait été sa voiture. L'espoir d'être secouru s'évanouit quand il reconnut les yeux qui le dévisageaient à travers le pare-brise éclaté.
Mais il tenta tout de même sa chance.
— Aide-moi, murmura-t-il.
L'homme leva les yeux au ciel.
— Il fallait que tu aies attaché ta ceinture... Tu ne pouvais pas crever du premier coup...
Les yeux disparurent. Les pas s'éloignèrent, puis revinrent.
— Aide-moi. Je t'en supplie.
— Tu es un nul, Porter.
L'homme écarta le verre brisé d'un coup de coude et allongea le bras pour prendre le trousseau de clés sur le contact. Quelques minutes plus tard, le trousseau reprit sa place, mais Porter savait qu'il manquait une clé. Il faillit sourire en pensant à la tête qu'ils feraient quand ils découvriraient ce qu'elle ouvrait.
Puis il sentit une odeur d'essence, celle du petit bois qui brûlait... Il comprit.
Il ferma les yeux en maudissant cet homme qu'il avait trop longtemps couvert. Il avait conservé son secret pendant treize ans. Et à présent...
On se retrouvera tous en enfer.
Il s'arrêta pour contempler depuis la route le feu qui léchait le sol autour du véhicule accidenté. Il sentait d'ici la chaleur qui s'en dégageait. La fumée n'allait pas tarder à ameuter du monde, et il n'avait pas intérêt à traîner dans le coin. Il monta dans sa voiture et fila. Bye, Igor! Pauvre crétin...
Tout en roulant, il songea avec un peu d'appréhension qu'ils avaient été sept, autrefois. Aujourd'hui ils n'étaient plus que trois.
Le corps de DJ, on ne l'avait jamais trouvé. Il se souvint de l'odeur de soufre des marais, du bruit du corps quand il l'avait fait passer par-dessus sa barque. Un alligator en avait probablement fait son repas le jour même.
Pour DJ, il n'avait pas eu le choix. Le jeu, l'alcool, les femmes : DJ avait eu tous les vices. Jared... DJ... Don Juan... Il avait bien mérité son surnom. DJ s'était mis à boire et à divaguer. Il avait bien fallu le faire taire.
Mais pour ce pauvre Igor, c'était regrettable... Quand le feu en aurait terminé avec Rhett Porter, il ne resterait plus grand-chose de son corps. Plus de DJ, plus d'Igor, ça revenait au même, au bout du compte. Sauf que dans le premier cas, un alligator était parti se coucher l'estomac plein.
Quant aux deux autres... Le plus dangereux, Daniel Vartanian s'en était chargé. Capitaine Achab... L'unijambiste de Moby Dick. Bien entendu, Simon n'avait jamais su qu'ils lui donnaient ce surnom. Il avait toujours été un enfoiré, mais il leur foutait la trouille, et sa jambe en moins n'était qu'un des nombreux sujets à ne pas aborder devant lui. Il se souvint de la première fois qu'on l'avait enterré, du soulagement qu'ils avaient tous ressenti, mais que personne n'avait osé exprimer à haute voix.
Restait Po'Boy... Le fauché de la bande. Pour Po, ils avaient toujours su que ce n'était qu'une question de temps. C'était même miraculeux qu'il ait réussi à esquiver si longtemps les balles de toutes les zones en guerre de la planète. Finalement, un Irakien l'avait eu. Ce héros de Dutton était rentré au pays les pieds devant. Pendant des années, Wade Crighton avait représenté une menace parce qu'il avait quitté la ville et qu'il se trouvait hors de portée, hors de contrôle.
De Simon, ils s'étaient crus à l'abri parce qu'ils le croyaient mort... Heureusement que Daniel Vartanian lui avait réglé son compte une bonne fois pour toutes. Ils lui devaient une fière chandelle, et il l'aurait presque remercié pour ça. Sauf que l'idée de dire merci à Daniel Vartanian lui donnait la nausée. Daniel était un fichu prétentieux...
Bref, le bilan, c'est que Simon et Wade étaient morts. Rhett et Jared aussi.
Ils n'étaient donc plus que trois. Il lui manquait la clé de Simon et celle de Wade, mais c'était devenu le cadet de ses soucis.
Janet et Claudia aussi étaient mortes. Trouvées dans un fossé, enveloppées dans une couverture, comme Alicia. Et ce n'est pas moi qui les ai tuées. Pas non plus son patron. C'était stupide de ma part de lui mettre ça sur le dos. Harvard était taré et pervers, mais pas idiot.
Autrefois, ils s'étaient tous comportés comme des gamins irresponsables, mais à présent, ils étaient des adultes. Des membres respectés de leur petite communauté. Ils avaient réussi à mettre en place pendant treize ans une trêve tacite pour préserver leur position sociale et leur respectabilité.
Celui qui s'était chargé de Janet et de Claudia avait copié le meurtre d'Alicia dans les moindres détails.
Et puis les clés... Quelqu'un savait, pour les clés, et les narguait avec ça. Il songea à Rhett Porter... On voulait les faire paniquer, et Rhett avait plongé dans le piège tête baissé. Ça lui avait coûté cher.
Maintenant qu'ils n'étaient plus que trois, s'ils parvenaient à garder la tête froide, personne ne pourrait faire le lien entre eux et Alicia Tremaine.
D'ailleurs, ils ne l'avaient pas tuée. Ils l'avaient violée, mais ils n'avaient pas enveloppé son corps dans une couverture pour le jeter dans un fossé. Celui qui avait fait ça pourrissait en prison depuis treize ans. Donc, tant qu'ils resteraient calmes, personne ne viendrait leur chercher de noises. Ils devaient absolument garder la tête froide.
Garder la tête froide et réfléchir. Trouver qui avait assassiné ces femmes, et de préférence avant l'agent Vartanian. Si Vartanian le démasquait avant eux, ce serait une catastrophe. Le coupable était au courant de tout, et il ne se gênerait pas pour tout dire aux flics.
Il faut que je me débrouille pour savoir où en est exactement Daniel Vartanian. Pourquoi lui avait-on confié cette affaire ? Est-ce qu'il avait trouvé la clé?
Il serra les dents tout en freinant par à-coups. Devant lui, un traînard l'empêchait d'avancer. Il lui fit un appel de phares et l'autre changea de file pour le laisser passer.
De nouveau, il se concentra sur la route déserte qui s'étirait loin devant lui. Si Vartanian soupçonnait quelque chose, il se gardait bien de le dire, mais Daniel avait toujours été du genre secret. Lui aussi fichait la trouille aux gens, avec ce regard qui vous paralysait.
C'était tout de même marrant que Daniel Vartanian se soit amouraché d'Alex Fallon... Encore une qui posait problème. Même s'ils trouvaient qui avait tué Janet et Claudia, le mal était fait. Tout le monde reparlait d'Alicia et des circonstances de son assassinat. Et cette Alex qu'on voyait partout en ville ne faisait que mettre de l'huile sur le feu.
Le type qu'il avait engagé pour surveiller Alex avait complètement débloqué. Il lui avait demandé de la surveiller et de l'empêcher de parler à certaines personnes. Il ne lui avait jamais ordonné de foncer sur elle en plein jour. Il y avait des manières plus discrètes de se débarrasser des gêneurs.
Il avait donc décidé de s'en charger lui-même. Il allait écarter définitivement, mais discrètement, cette fouineuse d'Alex Fallon, et ensuite trouver qui les harcelait avec ces femmes et les clés. Avant Vartanian.
Parce que si Daniel tombait sur lui avant eux, ils finiraient en prison.
Plutôt mourir.
Il écrasa la pédale d'accélérateur et fonça vers la ville. Il ne voulait ni mourir ni aller en prison. Il ne lui restait plus qu'à se battre pour ça.
Mack abaissa son appareil photo en souriant. Il s'était douté qu'ils finiraient par se dévorer entre eux, mais il avait cru que ça prendrait un peu plus de temps.
Il avait passé le mois dernier à suivre leurs déplacements et il ne l'avait pas regretté. Chacune de ses filatures lui avait apporté de précieux renseignements.
A présent, ils n'étaient plus que trois, et Mack eut la sensation d'avoir fait un pas de plus vers la réalisation de ses rêves. Il passa en revue les photos qu'il venait de prendre. Le plan qu'il avait échafaudé pour détruire les trois survivants lui paraissait solide, mais les photos pourraient toujours servir de plan B, au cas où. Toujours avoir une porte de sortie, un escalier de secours... Un plan B. Encore une leçon qu'il avait apprise en prison.
En parlant de leçon, il en avait une à donner. Dans quelques heures, il embarquerait une jolie fille dans une superbe Chevrolet Corvette dont il serait bientôt le nouveau propriétaire.