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C’était un chalet en chêne, avec des toits pentus qui descendaient jusqu’au sol. Il paraissait minuscule en comparaison des arbres de plus de trente mètres de haut qui l’entouraient. Je trouvai Corliss assis sur la terrasse à l’arrière du chalet, qui donnait sur un torrent au flot tumultueux et sur des hectares d’une forêt épaisse. L’air était empli des cris des fauvettes et des hirondelles.
Visiblement, Corliss m’avait entendu arriver. Mais il n’avait fait aucun effort pour se lever et aller voir qui venait. Je le soupçonnais de savoir que c’était moi, tout comme je le soupçonnais de s’être attendu à me voir débarquer d’un moment à l’autre.
Il ne leva même pas les yeux quand je m’approchai.
Tout était trop parfait. Alex est la réincarnation de McKinnon. Munro a vent de cette histoire, d’une manière ou d’une autre. Il décide de s’en servir pour appâter Navarro et le faire sortir de sa cachette – car il s’agit de la seule chose à laquelle Navarro est incapable de résister.
Trop parfait. Et trop magique.
La vie ne marche pas comme ça.
Quant à Munro… Le connaissant comme je le connaissais, je ne pouvais tout simplement pas croire qu’il ait pu monter cela tout seul.
Ce qui m’avait amené à m’interroger à propos de Corliss.
Celui qui était à l’origine de l’affaire devait savoir que Navarro était obsédé par la réincarnation. Il devait aussi savoir ce que la drogue de McKinnon avait de particulier. Et il devait surtout avoir une envie désespérée, maladive, d’arrêter Navarro.
Ce qui me ramenait à Corliss et à cette petite phrase que Munro avait prononcée, à Merida, près de l’hélico.
« Tu ne crois tout de même pas que j’ai accepté toutes ces conneries juste pour aider un vieux fou aigri à se venger ? »
Depuis cet instant, ces mots n’avaient cessé de me tarabuster.
Je pensais avoir compris ce qu’ils avaient fait. Ce que j’ignorais, c’était depuis quand ça durait.
C’était pour ça, et aussi pour le « comment ? », que j’étais venu.
Il était parfaitement inutile d’échanger des formules de politesse.
— Tu savais que Munro travaillait pour son compte ? lui demandai-je.
Il se tourna vers moi. Il avait l’air encore plus vidé que dans mon souvenir. Il avait sous les yeux de grosses poches noires et les rides sur son front semblaient avoir été tracées au burin.
— Il n’avait pas l’intention de te livrer Navarro, tu sais. Il allait le vendre au cartel, pour quinze millions de dollars. Et tu sais quel est le pire, dans tout ça ? Tu ne l’aurais sans doute jamais su. Il aurait mis au point une histoire, où Navarro aurait été tué, là-bas, et tu serais là, tranquillement, en train de te dire que ton plan avait marché à la perfection.
Il haussa les épaules, impassible.
— Je suis sûr qu’ils ne l’auraient pas gardé en vie très longtemps.
Si j’avais eu encore un doute sur le rôle joué par Corliss, cette phrase l’aurait définitivement annihilé.
— Exact, mais ce n’était pas vraiment ça, l’idée, hein ? L’idée, c’était la vengeance. Ta vengeance. Et je ne vois pas ce qui aurait pu être plus jouissif, pour toi, que l’avoir juste là, devant toi, de pouvoir le regarder dans les yeux pendant que tu lui faisais ce que tu avais l’intention de lui faire.
Il ne répondit pas. Il se contentait de me fixer de son regard sombre en respirant lentement, la bouche entrouverte.
— Mais ça aurait dû marcher. Si Michelle ne les avait pas repoussés, à la maison. C’était ça, le plan, hein ? Il devait les kidnapper. Et Alex t’aurait mené directement jusqu’à lui.
Je sortis de ma poche le bracelet Omnitrix d’Alex et le jetai sur la desserte, à côté de lui.
Je l’avais fait examiner.
Le traqueur était là.
— Tu savais que Navarro croyait à la réincarnation. Tu avais lu le journal. Tu connaissais l’histoire d’Eusebio. Et tu savais que Navarro ne se contentait pas d’y croire. L’histoire l’obsédait, comme l’obsédait le désir de retrouver la formule de McKinnon. Alors tu as décidé de te servir de ça pour l’obliger à se montrer. Et quelle meilleure façon d’y arriver que de lui faire croire que McKinnon s’était réincarné ?
Je vis son regard vaciller.
— C’est alors que tu as décidé de piper les dés. Tu as décidé que ça ne devait pas être n’importe quel enfant. Tu voulais être sûr qu’il y croirait, tu voulais qu’il soit si motivé qu’il n’hésiterait pas à se lancer aux trousses de ce gosse. Et qui était mieux placé pour cette mission que le fils du type qui avait tué McKinnon ? Tu étais au courant, car Munro avait appris que Michelle était enceinte de mon fils.
Le regard ne vacillait plus. Il s’interrogeait déjà sur les conséquences.
— Tu es venu pour me tuer ?
— Je devrais. Et je le ferai peut-être. Tu es responsable de la mort de Michelle. Et de Villaverde. Et de Fugate. Et du petit ami de Michelle. Et de tous les autres, en fait.
J’avais du mal à me contrôler, et je parlais de plus en plus fort.
— Et tu as mis mon fils en danger. Tu as joué au con avec son esprit et tu l’as agité comme un appât devant l’un des plus grands psychopathes de cette planète…
— Rien de tout cela n’aurait dû arriver. Mon plan ne prévoyait pas que quiconque soit blessé. Mais bon… les meilleurs plans, hein ?
— Des conneries ! Tu avais affaire à Navarro. Qu’est-ce que tu croyais ?
Corliss inspira profondément, entre ses lèvres serrées. Il plissa les yeux, d’un air de défi.
— Toi, plus que quiconque, tu devrais comprendre pourquoi j’ai fait ça. Tu sais ce qui s’est passé. Ce qu’il a fait à ma famille.
Il fit une pause, comme pour s’assurer que ses paroles avaient fait mouche.
Pendant une seconde, j’essayai de me mettre à sa place. Je me demandais ce que j’aurais fait si j’avais vu ma fille égorgée sous mes yeux, et si ça avait entraîné la mort de ma femme. Mais j’avais par-dessus tout envie de l’étrangler, lui, pour ce qu’il avait fait.
— Et il allait continuer à chercher, ajouta Corliss. Il allait continuer à chercher, jusqu’à ce qu’il trouve cette drogue. Où en serions-nous, hein ? Combien de parents seraient là, en train de répéter : « Pourquoi n’avez-vous pas fait tout ce qui était possible pour l’arrêter ? »
Je lui avais opposé les mêmes arguments, après avoir tué McKinnon, et il prêchait un converti. Mais j’avais encore quelques questions à lui poser.
— Comment as-tu fait ça ?
Je pensai à Alex, et je m’efforçai de ne pas montrer ma fureur.
— Comment as-tu fait pour obliger Alex à dire ce qu’il disait, à faire ces dessins… Comment as-tu fait pour qu’il soit assez convaincant pour duper un type comme Stephenson ?
Corliss détourna les yeux. Pendant un bref instant, je crus y voir du regret, de la douleur, quelque chose d’humain qui me fit penser qu’il n’était peut-être pas aussi froid et insensible que je l’avais cru.
— Nous avons fait appel à un barbouze. Un type qui a travaillé avec le MK-Ultra, autrefois.
Il parlait du programme de contrôle des esprits développé par la CIA dans les années 1960, et bien connu aujourd’hui.
Ces salauds avaient fait subir un lavage de cerveau à mon fils âgé de quatre ans !
— Son nom ?
— Corrigan, dit-il à contrecœur. Reed Corrigan.
Un nom que je n’étais pas près d’oublier. Corrigan allait entendre parler de moi. Très bientôt. Et très violemment.
— Comment a-t-il fait ?
Corliss tourna de nouveau la tête, avec lassitude.
— Nous avons drogué l’eau de Michelle. Elle se couchait normalement, chaque soir, et pendant une semaine environ elle n’a pas eu la moindre idée de ce qui se passait dans la chambre d’Alex.
J’avais beaucoup de mal à ne pas le prendre à la gorge et lui arracher le cœur.
— Corrigan l’a nourri d’informations-clés sur la vie de McKinnon. Sur son passé, ses voyages, son travail. Il lui a montré des photos. Il lui a également montré le film de la nuit où tu l’as tué. La vidéo des caméras montées dans vos casques.
Il grimaça. J’imaginais mal quelle espèce de salopard il fallait être pour montrer ce genre de choses à un gosse de quatre ans.
— Mais il fallait faire très attention, ajouta-t-il.
J’eus l’impression qu’il sentait la colère qu’éveillaient en moi ces dernières révélations, et qu’il préférait aller de l’avant.
— Nous ne pouvions semer que des informations dont nous étions sûrs qu’elles auraient du sens pour Navarro, mais qui ne risquaient pas d’alerter Michelle si Alex lui en parlait. Et tu jouais un rôle, même si ce n’était pas voulu. Tu ne lui avais pas dit ce qui s’était vraiment passé, cette nuit-là.
J’y avais réfléchi, et c’était une épine sous ma selle. C’était moi, maintenant, qui voulais aller de l’avant.
— Alex ne pouvait donc pas connaître le nom de McKinnon ?
— Non. Michelle aurait compris qui il prétendait être. Mais il pouvait parler du passé de McKinnon, de sa vie et de sa famille, et des moments importants de sa carrière. Il pouvait aussi parler du Mexique. Du journal. D’Eusebio de Salvatierra. De la tribu.
— Et Stephenson faisait partie du plan depuis le début ?
— C’est l’expert numéro un. L’autorité mondiale en la matière. Et il est là, en Californie. S’il cautionnait cette histoire, Navarro y croirait. Nous avons simplement fait en sorte que le psy chez qui Michelle a conduit Alex l’oriente vers Stephenson.
— Comment ?
Il haussa à nouveau les épaules.
— Aujourd’hui, avec la sécurité intérieure et la menace d’être étiqueté comme un combattant ennemi, on obtient beaucoup. Personne n’a envie de se retrouver en combinaison orange.
Evidemment.
— Mais comment savais-tu que Navarro en entendrait parler ?
— Je savais ce qu’il cherchait. J’avais la retranscription complète du journal d’Eusebio. Celle que j’avais demandé à l’analyste du FBI de garder pour lui. Navarro… il n’était pas simplement obsédé par la réincarnation. Cela allait bien au-delà de l’obsession. Il ne vivait que pour cela. Tu ne l’as pas vu, cette nuit-là, chez moi. Tu n’as pas vu son regard… Je savais qu’il devait surveiller le travail de Stephenson. Et Alex devait être un cas important pour Stephenson. Un gosse, aux Etats-Unis, qui revivait une vie antérieure, si récente… Il devait en parler à ses pairs, écrire des articles à ce sujet. Il était plus que probable que tôt ou tard Navarro en entende parler et parte à sa recherche. Nous devions simplement nous assurer que nous avions assez de traqueurs en place pour retrouver Alex.
Il parlait de traqueurs, au pluriel.
— Il y en avait plusieurs ?
— Quelques-uns. Un dans chacune de ses paires de baskets. Dans certains jouets. Son animal en peluche préféré.
Il fit un geste vague pour montrer que ça n’avait aucune importance.
— Ils sont petits, et coûtent trois cents la douzaine.
— Et pendant tout ce temps, depuis le début, tu savais que Navarro était vivant ?
— Allons… ricana-t-il. Je n’ai pas cru une seconde à cette histoire de voiture piégée. Et quand il a commencé à kidnapper ces savants… Ils travaillaient sur les psychoactifs. Un des gars qu’il a enlevés à Santa Barbara était en train de synthétiser de l’iboga, d’en faire des pilules pour aider les héroïnomanes à décrocher. Tout ça collait parfaitement avec ce que je savais, concernant ce qu’il cherchait.
Je sentis venir un nouvel accès de rage.
— Tu aurais pu demander à Stephenson de faire un faux rapport, tout simplement. Ou l’obliger à le faire en usant de tes charmes…
Sa bouche se plissa. Il secoua la tête.
— Non. Il y avait un risque trop élevé que Navarro le fasse enlever par des tueurs à gages, comme les autres. Des motards, ou je ne sais qui. Et Stephenson aurait craqué en moins de deux si on l’avait interrogé. Ce n’était même pas la peine d’y penser. Non, Stephenson lui-même devait croire à notre histoire.
Il resta silencieux. Son expression s’était adoucie.
— Comment va-t-il ? Alex.
Je n’étais pas obligé de lui répondre, mais je le fis quand même :
— Ça ira. Nous savons maintenant ce que vous lui avez fait. Nous pouvons commencer à le défaire.
Il acquiesça, l’air absent.
— Bien.
Il ne dit pas qu’il regrettait. Je pense d’ailleurs qu’il ne regrettait rien.
— Et maintenant, qu’est-ce qui se passe ? C’est le moment où tu sors ton revolver parce que je résiste à l’arrestation ?
— Non. Je vais simplement m’en aller.
Une pause.
— Je vais rédiger mon rapport sur ce qui s’est passé.
Il me regarda, comme s’il pigeait ce que je voulais dire. Je devais être assez explicite.
Je tournai les talons pour m’en aller. Il me rappela.
— Pour ce que ça vaut… Ça n’était pas facile. Ce n’était pas une décision facile à prendre. Je n’ai tout simplement pas trouvé d’autre moyen.
Pour moi, de fait, ça ne valait pas grand-chose.
Je sortis du chalet. Au moment où j’ouvrais la portière de ma voiture, j’entendis la détonation.
Je ne revins pas sur mes pas pour vérifier.
Je bouclai ma ceinture, franchis la barrière en trombe. J’allais passer le reste de la journée avec Tess et avec mon fils, en essayant de ne pas trop penser à ce que Navarro m’avait dit sur ses vies antérieures.
Ni à ce que je ferais du tube d’acier que j’avais récupéré sur le cadavre de Munro.