17
Il était près de trois heures de l’après-midi quand je laissai Villaverde sur le parking jouxtant son bureau dans Aero Drive, montai dans ma LaCrosse et pris la direction du centre pour affronter d’autres regards de gros durs. Villaverde avait téléphoné de la voiture sur le chemin du retour pour expliquer à l’un des inspecteurs de la Criminelle de San Diego ce que nous cherchions. L’homme aurait ainsi le temps de prendre contact avec l’ATF avant mon arrivée et de préparer les fichiers que je devais consulter.
Plus j’y pensais, plus cette piste semblait constituer une véritable ouverture. Ça collait : ces types n’étaient ni noirs ni latinos, et si on cherche une équipe de cogneurs blancs dans le sud de la Californie, une bande de motards offre assurément un bon point de départ. Je commençais à croire en nos chances, même si le sud de la Californie grouillait de « 1 % », nom que les OMG – pour rester dans les appellations hip – se donnaient à eux-mêmes. Je veux parler des Outlaw Motorcycle Gangs, les bandes criminelles de motards, pas du sempiternel OMG, généralement suivi de quatre points d’exclamation1 ou d’une binette souriante. La plupart d’entre eux portaient même un écusson 1 % sur leurs couleurs. Le terme était censé se référer à la déclaration faite un jour par un dirigeant d’une association nationale de motards selon qui 99 % des motards étaient des citoyens respectueux des lois. Depuis, cette association avait nié qu’un de ses membres ait jamais tenu de tels propos et nous étions nombreux à penser que c’étaient les « 1 % » eux-mêmes qui avaient inventé cette histoire et s’en servaient pour faire la pub de leurs rituels et du caractère fermé de leurs bandes. Quoi qu’il en soit, étant donné la mer de photos dans laquelle j’allais devoir patauger, la formule me semblait tout à fait inexacte, du moins en ce qui concernait la Californie du Sud.
L’itinéraire pour le centre était plutôt direct, à en croire les indications de Villaverde : prendre au sud par la 15 puis vers l’ouest par la 94. Je n’utilisais même pas le GPS intégré à la voiture. La circulation sur l’autoroute était fluide, avec peu de véhicules sur les deux voies. Sauf imprévu, le trajet ne me prendrait pas plus d’une demi-heure.
C’était oublier un peu vite que si l’homme propose l’imprévu dispose.
Sa première manifestation prit la forme de deux silhouettes dans une berline marron qui semblait maintenir derrière moi une distance par trop constante. Je n’abuse pas habituellement de mon privilège de porteur d’insigne en fonçant comme un dingue sur les autoroutes pour aller récupérer mes vêtements à la teinturerie, mais cette fois-là j’étais pressé de me plonger de nouveau dans le trombinoscope pour voir s’il était d’humeur généreuse. Je roulais probablement une vingtaine de kilomètres-heure au-dessus de la vitesse limite autorisée et la berline – un modèle japonais d’une dizaine d’années, peut-être une Mitsubishi, je n’aurais pas su le dire – restait derrière moi, en laissant cependant un intervalle de cinq ou six longueurs. Quand on roule aussi vite, ceux qui vous collent au train ont du mal à garder un tampon de plusieurs véhicules entre eux et vous, et c’était le cas pour ces types. Il arrivait aussi que des chauffards prennent mon sillage en se disant qu’en cas de contrôle de vitesse je serais l’agneau sacrificiel que les flics arrêteraient tandis qu’eux pourraient poursuivre tranquillement leur route, mais ça n’avait pas l’air d’être ce genre de situation. Mon radar interne se mit à biper, or lui accorder le bénéfice du doute ne m’avait pas trop mal réussi, au fil des ans.
Je me glissai dans la voie de droite, levai légèrement le pied et, comme de juste, mes deux groupies parurent tout à coup moins pressés d’arriver on ne sait où et s’empressèrent de m’imiter. Là encore, il arrivait à certains chauffeurs inoffensifs de faire de même, généralement parce qu’ils pensaient que je savais quelque chose qu’ils ignoraient et que je devais avoir une bonne raison de ralentir. Dans ce genre de cas, cependant, ils se maintenaient plus près de moi, alors que les deux types laissaient le même long intervalle entre nous. Ce n’était pas déterminant, mais ces deux bonshommes ne me plaisaient décidément pas.
Je repris de la vitesse et changeai de voie ; eux aussi.
Mon radar me vrillait les tympans.
Je ressentis une petite poussée d’excitation. Si ces gars me suivaient, ils devaient faire partie de l’équipe originelle, même si je ne voyais pas trop pourquoi ils me filaient. Je récapitulai rapidement ce que nous savions d’eux jusqu’ici. Ils avaient enlevé deux chercheurs. Ils s’en étaient pris à Michelle, par deux fois. Pourquoi me filer ? Michelle était morte. Je me demandai s’ils voulaient récupérer quelque chose que Michelle aurait détenu et qu’ils s’imaginaient peut-être en ce moment même être en ma possession. Ils avaient pris son ordinateur portable mais n’avaient peut-être pas réussi à entrer le bon mot de passe. Il me vint tout à coup une explication plus plausible : ils ne savaient peut-être pas que Michelle était morte, ni même blessée. Du coup, ils continuaient à la chercher pour la contraindre à leur donner ce qu’ils voulaient d’elle. Si mon hypothèse était la bonne, j’avais là une occasion d’en apprendre un peu plus sur leur compte. Je devais simplement veiller à ne pas faire de conneries au moment de les agrafer.
J’arrivais à la bretelle qui partait vers la droite pour rejoindre l’autoroute Martin Luther King Jr. Je la pris. La berline marron itou.
Je restai sur la voie de droite.
Vous pouvez imaginer ce que firent les deux types.
Mon cerveau tournait à plein régime, passait en revue les choix possibles. J’étais presque sûr qu’ils me filaient et je les voulais, ces types. A mort. Dans l’immédiat, je voyais deux problèmes à résoudre. D’abord, je devais trouver un endroit tranquille pour porter mon attaque. Ces hommes avaient plusieurs fois montré qu’ils n’hésitaient pas à faire des victimes innocentes et il n’était pas question que je tente quoi que ce soit là où des gens se retrouveraient en danger. Cette difficulté était aggravée par mon deuxième problème : je ne connaissais absolument pas San Diego et mon GPS ne m’apporterait pas de solution. Il pouvait m’aider, cependant, et je le mis en marche, pressant le bouton « Carte » avant d’appeler Villaverde sur mon portable.
Je gardai l’appareil hors de vue sur mes genoux et mis l’amplificateur dès que Villaverde répondit.
— Je crois qu’on me file, dis-je. Deux gars dans une berline marron. Je suis sur la 94.
Des panneaux annonçant l’aéroport apparurent devant moi et ne firent qu’entretenir ma colère.
— Tu peux lire leur plaque ? me demanda-t-il.
Je regardai dans le rétroviseur.
— Non, ils sont trop loin.
— OK, mmm… Laisse-moi… Comment tu veux la jouer ? On peut établir un barrage et…
— Non, trop long, le coupai-je. Je ne veux pas risquer de les perdre ou de les faire déguerpir.
— Je comprends mais tu ne peux pas non plus les affronter seul.
— D’accord. Pour le moment, j’ai surtout besoin de savoir où je vais…
Je regardai défiler les panneaux routiers, qui confirmaient ce que Villaverde m’avait dit dès le début : l’autoroute finissait et se transformerait très bientôt en F Street. Le central de la police de San Diego n’était plus qu’à quelques pâtés de maisons. Je pouvais m’y rendre, me garer au parking de la police et faire en douce le tour du bâtiment pour surprendre les types en train d’attendre que je reparte, mais la perspective de passer à l’action avec des renforts armés dans une rue pleine de monde ne me tentait pas du tout, pas face à des cyborgs à la gâchette facile. De toute façon, je n’avais plus trop le choix puisque j’allais arriver bientôt au bout de l’autoroute. Je tenais absolument à éviter les rues de la ville et les feux rouges – trop de piétons, moins d’options –, mais la seule sortie menait à l’autoroute de San Diego, en direction du nord.
Je regardai l’écran de mon GPS. L’autoroute filait vers le nord sur un kilomètre et demi, tournait ensuite à gauche et brièvement vers l’ouest, vers l’aéroport, avant de monter de nouveau vers le nord. Je ne pouvais pas courir le risque de prendre ce chemin après avoir constamment roulé en direction du sud depuis que j’avais quitté le bureau de Villaverde. Cela me ferait décrire une curieuse grande boucle qui alerterait très certainement mes deux suiveurs et les inciterait à jeter l’éponge. Je passai donc devant la sortie et continuai tout droit.
La voiture marron me suivait toujours.
— J’arrive dans F Street, annonçai-je à Villaverde.
Je demandai à Villaverde de me trouver un endroit loin de la foule, où je pourrais affronter les deux gars sans craindre de dommages collatéraux.
Je descendais maintenant F Street, large rue à sens unique qui traversait le centre d’est en ouest et je pouvais presque entendre cliqueter le cerveau de Villaverde tandis qu’il traitait ma demande.
— Il y a les installations des gardes-côtes dans Harbor Drive, lâcha-t-il enfin. Je peux téléphoner pour que la sentinelle de l’entrée te laisse passer et qu’une équipe se tienne prête à t’épauler…
— Non. Ni les gardes-côtes ni la Marine, rien de ce genre. Ça pourrait les effrayer.
Je me doutais que mes suiveurs n’auraient pas trop envie de planquer devant une base militaire, pas dans cette période de lutte antiterroriste intense.
— Presse-toi, David. Je serai bientôt à cours de bitume…
— Ne quitte pas.
Après un silence, il revint en ligne :
— Qu’est-ce que tu dirais du terminal maritime de la 10e Rue, dans le port ? Il y a des dépôts de conteneurs, des entrepôts, des réservoirs de stockage…
Ça semblait jouable.
— Ça aurait l’air normal d’avoir quitté l’autoroute là où je l’ai fait si j’avais depuis le début cette destination en tête ?
Il réfléchit un instant avant de répondre :
— Je n’aurais pas forcément pris la sortie 15 mais, ouais, pourquoi pas. Ça ne fait pas un très grand détour. D’ailleurs, tu n’es pas du coin, tu n’es pas censé connaître l’itinéraire idéal.
Je n’aimais pas trop qu’on me rappelle cette lacune. En plus, j’ignorais ce que les deux types pensaient ou projetaient. Mais le centre-ville ne semblait pas pouvoir m’offrir ce que je cherchais et le port constituait apparemment le meilleur choix.
La suggestion de l’entrée des installations des gardes-côtes m’avait donné une idée.
— Il y a un entrepôt sous douane, avec une entrée sécurisée ? demandai-je.
— Ouais, absolument.
Je lus les plaques des rues au carrefour suivant.
— Je viens de traverser la 13e. Il faut que tu me guides jusqu’au terminal. Et vois si tu peux appeler le gars de l’entrée et le prévenir que j’arrive.
Villaverde m’indiqua de prendre la première à gauche. Tendu, je tournai le volant en regardant dans mon rétroviseur.
1- Oh My God !!!! (« Oh mon Dieu »).