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Nous sommes rentrés à Aero Drive un peu traumatisés, et le moral en berne. Le nombre de cadavres avait encore monté d’un cran, un témoin indispensable avait été liquidé avant qu’on ait eu le temps de l’utiliser, et Navarro avait fait la preuve, une fois de plus, de son efficacité mortelle et de son audace, sans la moindre conscience des limites qu’il n’aurait pas dû franchir.

Je suivis Villaverde dans la grande salle de réunion qui était devenue notre centre d’opérations depuis la mort de Michelle, trois jours plus tôt. En liaison avec la police locale, deux jeunes agents tentaient de découvrir si Navarro avait laissé la moindre trace derrière lui avant le début du siège. Le premier visionnait les bandes des caméras filmant la circulation automobile. Un autre passait en accéléré les vidéos de surveillance du parking du centre commercial. Villaverde prit un siège et leur jeta un coup d’œil interrogateur. Ils secouèrent la tête. Rien, pour le moment.

Un peu plus tard, Munro nous rejoignit. Il n’avait pas l’air plus satisfait que Villaverde. En fait, il semblait encore plus frustré que moi. Villaverde enclencha l’interphone et demanda des sandwichs et du café pour tout le monde, puis se renversa en arrière et ferma les yeux. Visiblement, il essayait de rassembler ses idées, mais il semblait n’avoir pas grand-chose à rassembler.

— Ce type est un nom de Dieu de fantôme, grogna-t-il. Nous n’avons absolument rien, nada, et d’après la manière dont ça se passe depuis trois jours, je ne m’attends pas à de grands changements.

Il se tourna vers Munro.

— Rien de ton côté ?

Munro secoua la tête.

— Aucun résultat. Nous avons interrogé tout le monde, des gardes-frontières aux indics dans la rue. Corliss est en contact direct avec les flics fédéraux mexicains. Il a appelé tous les gens qui lui devaient une faveur, de part et d’autre de la frontière, et il est revenu les mains vides.

Nous n’avions plus qu’une carte en main. Nous devions donner à ce fils de pute exactement ce qu’il voulait. Tout au moins lui faire croire que j’étais à sa portée, le temps qu’il nous faudrait pour resserrer un filet astucieusement déployé autour de lui.

— Je crois que nous n’avons pas le choix, attaquai-je. Il faut débusquer Navarro et l’obliger à se montrer. Au moins ses soldats. Nous savons qu’il croit que je possède les informations qu’il cherche. Laissons-le venir les chercher…

— Si c’est bien à lui que nous avons affaire, intervint Villaverde. Nous n’en avons encore aucune preuve formelle.

— Peu importe de qui il s’agit, pourvu que ça marche. Nous devons simplement être d’accord sur la méthode, pour qu’il se sente assez en confiance pour abattre son jeu, et que je sois couvert.

L’air maussade de Villaverde trahissait sa réticence à satisfaire mon désir d’être l’appât. Visiblement, il crevait de frustration et il était furieux de ne pas pouvoir me contredire.

— Quelqu’un a une autre idée ?

Je laissai la question planer pendant un instant interminable.

— Parfait. Alors parlons de la manière dont nous allons le piéger.

Munro, toujours brutal et pragmatique, monta tout de suite au créneau :

— La conférence de presse, demain matin. Cette femme, du bureau du shérif, pourrait tenir la barre. Lupo. La veuve de Fugate. Un psychiatre militaire, si on en trouve un. Faisons cela à un endroit qui possède au moins trois issues. Une présence policière visible à deux des trois, mais la troisième apparemment claire. Puis tu sors pour répondre au téléphone ou je ne sais quoi, il bouge et nous refermons le piège.

Villaverde secoua la tête. Il semblait incrédule. Je voyais bien qu’il était à deux doigts d’exploser.

— Après ce qui s’est passé ? Tu veux mettre tous ces gens dans sa ligne de mire ? Hors de question !

C’était la première fois que je le voyais perdre son calme.

La porte s’ouvrit. En guise de café, un jeune agent tendit à Villaverde une mince chemise brune.

— Rapport sur les examens toxicos de Eli Walker. Pour ceux de Ricky Torres, on a mis la pression pour que ça ne traîne pas. Nous devrions les recevoir d’ici ce soir.

Dès qu’il fut ressorti, Villaverde ouvrit la chemise et lut rapidement la feuille qui s’y trouvait. Il regarda ostensiblement vers moi et me tendit le rapport.

On avait trouvé dans le sang de Walker un agent organique paralysant. Un mélange de venins d’araignée et de lézard. La veuve noire, ou latrodectus geometricus, et le lézard perlé mexicain, ou heloderma horridum, de la famille des hélodermes. Plus une neurotoxine que le labo n’avait pas encore identifiée.

Je jetai le dossier à Munro.

— Maintenant, dis-moi que nous n’avons pas affaire à El Brujo.

Munro lut le rapport. Pour une fois, il resta silencieux.

Les sandwichs et les boissons suivirent de près le rapport. Chacun de nous profita du rituel bien rodé (jeter le sucre dans le café, disposer la ciabatta sans faire couler le trop-plein de sauce sur nos vêtements) pour oublier l’affaire et redevenir soi-même pendant un bref instant. J’avais l’habitude, pendant ces moments-là, de penser presque uniquement à Tess. Cette fois, c’est Alex qui s’imposa à mon esprit.

Il ne méritait pas ce qui lui arrivait.

J’avalai une bouchée.

— Demain, j’irai à la conférence de presse, demain matin. Seul. Ils peuvent en parler, faire le plus de bruit possible sur l’entretien exclusif avec l’agent du FBI chargé de l’enquête… il faut absolument que Navarro soit au courant. J’irai seul, et je quitterai les lieux seul. Présence policière dans le studio, personne à l’extérieur. Personne qu’ils puissent voir, en tout cas. On met en place les filatures. Je serai en sécurité jusqu’à ce qu’il croie que je lui ai dit tout ce que je sais, et je veillerai à fermer ma gueule avant que nous arrivions là où nous allons, où que ce soit.

Villaverde but une gorgée de café. Il secoua de nouveau la tête. Cette fois, c’était en signe de résignation.

Nous étions à court de solutions. S’il fallait, pour arrêter ce malade mental, que je me jette dans la gueule du loup – drogues indigènes et ablation d’organes comprises –, il en serait ainsi. Rien de plus que ce qu’on avait destiné à Michelle, à Tess, à Alex et à un nombre incalculable de personnes depuis que cette saloperie d’affaire avait éclaté.

J’étais prêt à y aller.

Après tout, on ne meurt qu’une fois, non ?