25

Je n’arrivai pas le premier.

Et à en juger par le nombre de rampes lumineuses et de gyrophares qui m’accueillirent quand je quittai El Cajon pour tourner dans la rue, nous étions tous arrivés trop tard.

Deux voitures-radio et plusieurs véhicules banalisés étaient déjà disséminés devant le garage, sans compter une autre voiture blanc et noir et une ambulance. Deux agents s’efforçaient d’entourer les lieux d’un ruban jaune tout en repoussant une foule croissante de curieux.

Je garai ma LaCrosse aussi près que je pus et fis le reste à pied, montrai ma carte à l’un des policiers qui s’approchaient pour me bloquer le passage. Je trouvai Villaverde de l’autre côté de la cour du garage, devant ce qui devait être l’entrée du club-house, discutant avec des gars du shérif et deux mécanos en combinaison bleue. Il se détacha du groupe et se dirigea vers moi.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-je.

— Viens, répondit-il simplement en passant devant moi.

Désignant du pouce un des mécaniciens, il ajouta :

— Un des aspirants les a découverts et a appelé. C’est pas joli à voir.

Les « aspirants » étaient des gars qui, à force de traîner autour du club, en étaient devenus membres potentiels. Ils étaient en période d’essai et n’avaient pas encore gagné leur insigne.

David me fit franchir une porte latérale pour pénétrer dans le club-house.

L’abattoir, plutôt.

Je dénombrai six cadavres gisant çà et là dans la grande salle. Cinq d’entre eux figés dans une mise en scène grotesque de la mort. Du travail de pro : une ou deux balles dans la poitrine, une de plus entre les yeux pour les achever.

Le sixième, c’était autre chose.

Un colosse avec de longs cheveux gras et un bouc broussailleux, allongé sur le dos au milieu de la pièce. Comme les autres, il portait une veste en denim aux manches coupées et avait pris une balle dans la tête. Mais on lui avait tranché plusieurs doigts que je repérai, éparpillés sur le sol, comme des mégots de cigarette. Ce qui attirait l’attention, cependant, c’était son entrejambe. On lui avait baissé son slip et coupé le sexe. Il ne restait qu’une plaie innommable au-dessus d’une flaque de sang qui avait coulé entre ses jambes, jusqu’à ses pieds.

Mes entrailles se tordirent et je ne cherchai pas des yeux où se trouvait maintenant la partie manquante du corps. Je me tournai vers Villaverde.

Il me rendit un regard qui reflétait mes pensées.

Un nouveau joueur était entré dans la partie.

Et il fallait requalifier l’affaire à un tout autre niveau.

Après avoir laissé une seconde à mes tripes pour se remettre, je demandai :

— Les gars du garage ont vu quelque chose ?

David haussa les épaules.

— Le type qui a prévenu la police a vu une voiture s’éloigner. Un 4 × 4 noir aux vitres teintées. Un gros engin, comme un Escalade, mais il ne pense pas que c’était un Cadillac.

Il marqua une pause et reprit :

— Il y a autre chose qu’il faut que tu voies…

Mes yeux inspectèrent la salle pendant qu’il me la faisait traverser. Sur le mur de gauche, derrière un canapé en cuir, j’avisai un poster de l’insigne du club, celui qui était tatoué sur l’épaule de la Torche. Il y avait un bar, un piano droit et, plus loin, une sorte de salle de réunion avec, curieusement, une rangée de battes de base-ball accrochées à côté de l’encadrement de la porte. Quelque chose attira mon œil. Sur le mur du fond, derrière un billard. Une série de photos encadrées.

— Attends, dis-je.

Je m’approchai pour les examiner.

C’était le genre de photos de guerre qui ne m’étaient que trop familières, des gars marqués par les combats souriant à l’objectif en faisant un V avec leurs doigts sur la toile de fond d’un désert intemporel. Sur l’une d’elles, le motard mutilé se tenait fièrement avec deux autres troufions devant un arrière-plan apocalyptique fait de chars éventrés par des obus à uranium appauvri et de puits de pétrole en flammes. Manifestement l’Irak, soit au début des années 1990, soit deux ans après le 11 Septembre. A côté de la galerie des anciens combattants, une douzaine de portraits de mêmes dimensions étaient disposés sur deux rangées. Des photos anthropométriques en noir et blanc, format 20 × 12, de ce que je supposai être les membres à part entière du club.

Je reconnus immédiatement plusieurs d’entre eux : celui qui venait d’être émasculé ; le type qui avait descendu Michelle et que j’avais plié en deux ; la Torche ; la Mouche, également, arborant une expression de défi. Comme les autres, il tenait devant lui une tablette noire portant le numéro qu’on lui avait attribué au moment de son arrestation et l’endroit où cela s’était fait, en l’occurrence dans les locaux de la police de La Mesa. Il s’agissait d’une affaire locale, et s’il ne figurait pas déjà dans le dossier de l’ATF que Villaverde avait dans son portable, nous n’aurions pas de problème à trouver son vrai nom.

— Voilà les deux qui me filaient ! lançai-je à David en tapotant un cadre d’un doigt replié.

Il me rejoignit.

— Là, c’est celui que le vigile a abattu, précisai-je en indiquant la Torche. Et là, celui qui s’est débiné.

— OK, dès qu’on a son nom, on lance un message à toutes les unités.

Il fit signe à l’un des flics d’approcher.

J’avais des sentiments mêlés concernant ce que nous venions de découvrir. D’un côté, le club avait été anéanti. Du moins tous les membres à part entière. Six morts dans cette salle, plus le meurtrier de Michelle et celui qu’elle avait poignardé, auxquels il fallait ajouter la Torche et la Mouche. Dix au total. Il y avait douze photos accrochées au mur, mais les deux qui manquaient à l’appel pouvaient être des membres morts depuis longtemps, dont on aurait laissé les portraits en bonne place pour la postérité. Si c’était cette bande qui avait enlevé les scientifiques du centre de recherches, elle ne constituait plus une menace pour personne. Mais un groupe plus violent encore l’avait apparemment supplantée et il était dans la nature. Et maintenant que les motards étaient morts, nous étions revenus à notre point de départ, sans aucune piste susceptible de nous conduire à celui qui était derrière tout ça.

A moins de réussir à mettre la main sur la Mouche.

Avant les autres.

— Ricky Torres, annonça Villaverde. Nom de club Scrape.

Il me le montra sur son portable. C’était une autre photo anthropométrique que celle du mur, mais c’était bien le même type, aucun doute.

Je hochai la tête, donnai le feu vert au policier. Tandis que celui-ci s’éloignait, Villaverde désigna une porte latérale du menton.

— Par ici.

Une fois la porte franchie, je descendis un escalier étroit menant au sous-sol. C’était une vaste salle sans fenêtres, encombrée de caisses en bois et en carton. L’air sentait la poussière, le moisi.

— Regarde ça, me dit-il en indiquant des tuyaux courant en bas d’un des murs.

Je vis par terre dans le coin du fond, près des tuyaux, des menottes en plastique qu’on avait coupées. Le sol était également jonché d’emballages de fast-food et de gobelets en carton. Je me penchai pour les examiner. Ils sentaient encore et avaient l’air récents.

Ceux qui avaient été attachés dans ce sous-sol ne l’avaient pas quitté depuis très longtemps.

— C’est peut-être ici qu’ils ont amené les deux chercheurs, avançai-je.

— Peut-être. Mais je ne vois pas les motards les garder ici pendant des mois.

— Alors, ils les ont laissés un moment ici avant de les transférer ailleurs. Ce qui voudrait dire qu’ils en ont kidnappé d’autres récemment. Il faut consulter la liste des personnes disparues, voir s’il n’y a pas d’autres chimistes envolés.

Je regardai de nouveau autour de moi et, à côté d’une des menottes, un reflet attira mon attention. Je me baissai. Un verre de contact.

Je le montrai à Villaverde et, comme il avait des gants, il le ramassa et le glissa dans un sac à indices.

Je réfléchis. Ceux qui avaient été détenus dans ce sous-sol n’avaient peut-être rien à voir avec Michelle, ni avec les chercheurs kidnappés, ni même avec la fusillade du rez-de-chaussée, et il s’agissait peut-être d’une autre affaire dans laquelle les motards étaient mouillés. La coïncidence me troublait, toutefois. La bande se serait occupée de tant de choses en même temps, tel un jongleur ayant plusieurs balles en l’air ? Ça me semblait improbable. Je me demandai si la tuerie d’en haut n’était pas liée à ceux qu’on avait nourris de hamburgers en bas et si, en ce cas, il n’y avait pas un rapport avec Michelle. Il restait trop d’inconnues dans l’équation. Pour la résoudre, il fallait trouver qui avait embauché les motards et cela me fit penser à un autre détail.

— Tu m’as dit que c’était la section mère du club, ici ? dis-je à Villaverde pendant que nous remontions l’escalier.

— Ouais, pourquoi ?

— Donc, il y a d’autres sections ?

— Quelques-unes.

Il fit défiler de nouveau le dossier de l’ATF sur l’écran de son portable.

— On y est… Le club a trois autres sections dispersées en Californie et, étrangement…

Il releva la tête.

— … une quatrième en Hollande. En Europe.

— Il faut joindre les plus proches, celles avec lesquelles ils avaient sans doute le plus de contacts. Leurs membres pourraient savoir pour qui ces types travaillaient.

Il plissa le front d’un air sceptique.

— D’accord, mais quand un club fait du business de ce genre, c’est compartimenté. Je doute que les autres sections soient au courant de ce que faisait celle-ci. Et si elles l’étaient, elles ne sont sûrement pas prêtes à nous en parler.

— Peut-être qu’après ce qui vient de se passer ici…

— C’est pas dans leur ADN, estima-t-il.

Je tournai la tête en direction du garage.

— Et les aspirants ? Même s’ils ne sont pas encore dans les secrets du club, l’un d’eux aurait pu surprendre une conversation et savoir quelque chose sur les types emprisonnés en bas…

— Absolument, approuva Villaverde. Ils sont déjà bien secoués, ça devrait nous aider à leur foutre suffisamment la trouille pour qu’ils parlent.

En regagnant la salle principale avec lui, je vis de nouveau les corps ensanglantés et cela me fit penser à la Mouche, Scrape. J’avais un mauvais pressentiment, le concernant.

— Il faut qu’on trouve rapidement Scrape, soulignai-je.

— Son dossier indique son dernier domicile connu, sa dernière copine en date, l’adresse de ses parents. On aura bientôt quelque chose.

Je songeai à sa blessure à l’épaule.

— Il a sûrement appelé ici pour prévenir ses potes de ce qui était arrivé au terminal. Ce qui veut dire que les psychopathes auteurs de cette hécatombe savent qu’il existe. Et peut-être même où il est susceptible de se rendre. Ils ont liquidé tous ces types, ils ont sans doute l’intention de le supprimer aussi. Il faut faire vite.

Je sentais un sentiment de frustration monter en moi. Nous devions absolument le retrouver. Il y avait de bonnes chances pour qu’il puisse nous apprendre ce qui se passait, et qui étaient les nouveaux venus dans la danse.

Il y eut alors un remue-ménage devant l’entrée du club-house.

— Non, m’dame, protestait un homme en élevant la voix. Vous pouvez pas…

— Me dites pas ce que je peux faire ou pas, le coupa une femme avec véhémence. C’est la boîte de mon mari et je veux le voir !

Deux policiers apparurent dans l’encadrement de la porte, essayant – sans succès – d’empêcher une femme de passer entre eux. Elle leur échappa et se rua dans la salle. La quarantaine, des formes rondes et des cheveux auburn veinés de mèches claires, elle portait un jean taille basse et une chemise en denim nouée au-dessus du nombril. Elle n’était pas vraiment jolie mais elle avait quelque chose, une sorte de charme brut difficile à ignorer.

Ses yeux se rivèrent immédiatement au motard charcuté. Elle se figea, laissa tomber son sac et leva les mains vers son visage.

— Wook ! s’écria-t-elle, les larmes aux yeux. Wook, oh, mon Dieu, non, Wookie chéri, non non non…

Elle vacilla et j’eus l’impression que ses jambes allaient se dérober sous elle. Je me précipitai pour l’aider, suivi de Villaverde.

En la rejoignant, je m’arrangeai pour me placer entre elle et le cadavre du motard.

— Madame, vous ne devriez pas être ici. Je vous en prie, dis-je en posant les mains sur ses épaules.

— J… je… bredouilla-t-elle.

Elle se tut, les larmes ruisselant à présent sur ses joues. Puis la voix lui revint, pleine de rage.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qu’ils lui ont fait ?

Je la tins un moment contre moi pour lui laisser le temps de se calmer et de reprendre sa respiration.

— Allons là-bas, suggérai-je en la dirigeant vers la salle de réunion.

Je fis de mon mieux pour rester entre elle et le motard mutilé mais je ne pus l’empêcher d’apercevoir deux des autres cadavres et elle tressaillit au passage. Je la fis asseoir sur une chaise, le dos tourné à la salle principale, lui proposai un verre d’eau. Je ne sais pas pourquoi on fait toujours ça, comme si l’eau avait un pouvoir magique permettant aux gens d’effacer les événements les plus traumatisants. Encore sous le choc, elle acquiesça de la tête. Villaverde alla chercher de l’eau au bar.

Il fallait que j’opère en douceur mais il fallait aussi parvenir à lui soutirer rapidement quelque chose d’utile. Je croyais entendre tictaquer une horloge : le temps jouait contre Scrape. Et contre nous. Elle me dit qu’elle s’appelait Karen, qu’elle était la femme de Wook – Eli Walker –, le président du club. L’un des jeunes l’avait appelée dès qu’il avait vu le carnage et elle s’était précipitée ici.

Je tâchai de répondre à ses questions en demeurant dans les limites de ce que je pouvais lui révéler, mais bientôt je dus en venir à ce que nous avions besoin de savoir :

— Il faut qu’on trouve Scrape, lui déclarai-je.

Elle me regarda, déroutée, comme si je m’étais soudain mis à parler du temps qu’il ferait la semaine prochaine.

— Pourquoi ?

— Il est blessé et je pense que les tueurs le recherchent. Si nous ne le retrouvons pas avant eux, il sera bientôt mort, lui aussi.

Elle me regarda nerveusement.

— Blessé ?

— Il a reçu une balle.

Je la laissai enregistrer l’information avant de reprendre :

— Vous savez comment le joindre ? Vous avez le numéro de son portable ?

Elle détourna les yeux et battit des cils.

— Ne vous inquiétez pas, la rassurai-je. Il ne s’agit de rien d’autre que de garder Scrape en vie. J’ai vraiment besoin de savoir comment le joindre.

Elle hésita, secoua la tête.

— J’ai pas son numéro. De toute façon, s’il était en train de faire quelque chose pour le club, ajouta-t-elle avec un regard sous-entendant clairement une activité illégale, il n’aurait pas pris son portable. Il aurait acheté un appareil à carte prépayée.

Je me tournai vers Villaverde.

— On a trouvé un téléphone sur Walker ?

— Non.

Je sentais le temps fuir, comme si nous nous tenions sur un sablier géant dont le sable s’écoulerait sous nos pieds.

— Et une planque où il pourrait attendre qu’on vienne l’aider ? Ou un docteur avec qui le club aurait l’habitude de travailler ? La maison de quelqu’un ? Une copine ?

Elle secoua de nouveau la tête, nerveusement.

— S’il vous plaît, Karen, insistai-je avec douceur. Il faut qu’on le retrouve.

— On connaît un docteur à Saint Jude qui pose pas trop de questions, mais Scrape n’irait pas là-bas avec une blessure par balle.

— Où, alors ?

Elle me regarda en plissant les yeux, comme si la réponse que je cherchais demandait un effort physique.

— La Grotte, lâcha-t-elle enfin.