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Ce fut à nouveau sous un ciel d’un bleu parfait que je me rendis en voiture à La Mesa pour interroger Karen Walker.
Nous avions arrangé un rendez-vous là-bas, dans les locaux tout neufs de la police, sur University Avenue, parce que c’était plus près du club-house des Aigles et de l’endroit où elle vivait. J’estimais qu’après ce qu’elle venait de subir, ce serait plus courtois que de lui imposer le long trajet jusqu’aux bureaux fédéraux de Villaverde. Elle arriva à l’heure – c’est à mettre à son crédit – et, quoiqu’elle eût l’air secouée et à cran, elle semblait tenir à peu près le coup. Elle ne s’était pas non plus fait accompagner par un avocat.
Je l’accueillis avec Villaverde et Jesse Munro, spécialement descendu de L.A. ce matin-là. Après mon départ, la veille, David avait téléphoné à Corliss pour le mettre au courant et celui-ci avait proposé d’envoyer Munro pour que nous puissions avoir un accès direct aux ressources de la DEA maintenant que l’enquête prenait de l’ampleur. Nous nous trouvions dans une salle de réunion du premier étage, un lieu qui m’avait paru plus propice qu’une des salles d’interrogatoire exiguës et sans fenêtres du rez-de-chaussée, où des inspecteurs étaient occupés à cuisiner les aspirants du club.
Les fichiers de l’ATF indiquaient que Walker et elle s’étaient mariés en 2003, peu avant qu’il soit envoyé en Irak. Ils avaient deux gosses, un garçon de huit ans et une fille de trois ans. Karen tenait une onglerie à La Mesa. Elle avait un casier, une peine légère pour coups et blessures, ce qui ne cadrait pas vraiment avec la femme posée que j’avais devant moi, mais la réinsertion des anciens détenus n’est pas nécessairement quelque chose de vain.
Nous étions à peine assis qu’elle demanda si nous avions retrouvé Scrape ou non. Les médias avaient parlé du meurtre du shérif adjoint, mais nous ne leur avions pas communiqué la raison de sa présence à l’entrepôt. Karen avait visiblement fait le rapport, étant donné le lieu de la fusillade, et je décidai que lui confier des détails que la presse ignorait contribuerait à établir une certaine confiance entre nous.
— Ils l’ont embarqué, dis-je. Ils ont descendu l’adjoint et emmené Scrape. Nous ne savons pas où ils sont et nous n’avons aucune piste là-dessus non plus.
Son regard, qui se porta tour à tour sur chacun de nous, était empreint de perplexité et de gêne. J’y décelai toutefois de la peur.
— Vous avez rien de rien ?
— C’est pour ça que vous êtes ici, madame Walker…
— Karen, coupa-t-elle sans sourire.
Je pris une inspiration, hochai la tête.
— OK, Karen. Voilà la situation : votre mari et ses copains faisaient un boulot pour quelqu’un. Je ne parle pas de motos customisées, je parle d’enlèvements à main armée qui remontent à déjà quelques mois. De fusillades qui ont causé la mort de plusieurs personnes. Mais ce n’est pas pour ça que nous sommes ici maintenant. Nous n’essayons pas de vous impliquer dans ces affaires. Nous sommes ici à cause de ce qui s’est passé au club-house. Parce qu’il faut retrouver les types qui ont fait ça et les coller en prison. D’accord ?
J’attendis qu’elle m’adresse un petit hochement de tête pour continuer :
— Vous avez vu de quoi ils sont capables. Nous ne savons pas qui ils sont ni ce qu’ils cherchent exactement, mais apparemment ils ne l’ont pas encore trouvé. Et tant qu’ils seront en liberté, tous ceux qui sont liés au club de près ou de loin seront en danger. Vous plus que n’importe qui d’autre, Karen.
Je m’interrompis pour la laisser assimiler l’avertissement. Soyons clairs, je n’essayais pas de lui mettre la pression. Je pensais sincèrement qu’elle était en danger. Je n’aurais pu certifier pour autant que cela me causait réellement du souci, étant donné ce que la bande de son mari avait fait à Michelle et aux autres. Au fond de moi, mon attitude envers elle n’était peut-être pas aussi ambivalente que je le pensais. Elle ne m’inspirait pas une aversion viscérale et cependant, même si j’ignorais ce qu’elle savait au juste des activités de son mari, je présumais qu’elle était en partie au courant. Mais je savais par expérience que les conjoints de criminels violents sont souvent aussi des victimes, à leur façon.
— Nous avons besoin de savoir pour qui les Aigles travaillaient et ce qu’ils faisaient, conclus-je.
Son regard passa de nouveau d’un visage à l’autre, comme si elle était tiraillée dans des directions opposées. Le seul fait d’être dans ce bâtiment la mettait mal à l’aise, je le savais. J’avais vu son casier, elle avait fait de la prison. Ce n’était pas une fan des forces de l’ordre. Elle tira de son sac un paquet de Winston, en prit une, se mit à la tapoter contre la table. Elle portait de grosses bagues en argent à ses doigts soigneusement manucurés. Je remarquai aussi qu’elle avait aux poignets des tatouages qui disparaissaient sous ses manches.
— Vous voulez qu’on coince ceux qui ont fait ça à votre mari, n’est-ce pas, Karen ?
— Bien sûr, rétorqua-t-elle.
— Alors, aidez-nous.
Le tapotement s’accéléra puis elle poussa un long soupir, détourna son regard avant de le ramener sur moi.
— Je veux l’immunité, déclara-t-elle.
— L’immunité ? Contre quoi ?
— Pas de poursuites. Ecoutez, je connais la musique. Supposons que je sache quelque chose et que je vous le dise, je deviens complice. Au mieux. Je veux vraiment que vous chopiez les pourris, les malades qui ont fait ça à Wook, mais je suis pas chaude pour retourner en cabane.
Elle se tut, me regarda, passa aux autres et revint à moi. Elle tentait de prendre une attitude d’indifférence et de défi mais j’avais suffisamment vu de gens dans sa situation pour savoir que, derrière cette façade de nana de motard à la redresse, elle était terrifiée. Ce qu’elle demandait n’en était pas moins logique, de son point de vue. Malgré ma rogne contre son mari et sa bande, je ne pouvais pas être sûr qu’elle était au courant de tout, ni que nous parviendrions à la faire condamner. L’important, c’était qu’elle pouvait nous aider à trouver qui était derrière tout ça, et mettre fin à cette spirale morbide. Arrêter celui qui avait lancé la bande sur Michelle valait bien de passer un marché qui éviterait à Karen de retourner en prison.
Je coulai un regard à Villaverde. Connaissant le casier de Karen, nous avions anticipé sa demande. Nous avions aussi estimé que nous ne pouvions pas nous permettre de la refuser.
— D’accord, lui dis-je.
Elle parut surprise, comme si elle ne savait pas comment prendre ma réponse.
— Quoi ? Comme ça ? Vous avez pas autorité pour décider. Vous devez pas d’abord avoir l’accord du procureur ?
— C’est fait. Nous en avons discuté avec les services du procureur du comté de San Diego. Ils sont partants. Le comté de L.A. ne posera pas de problème non plus.
Du menton, j’indiquai Munro, qui confirma d’un petit hochement de tête.
— On est en train de taper le papier en ce moment même, repris-je. Ce n’est pas vous qu’on veut, Karen. Vous avez ma parole d’agent fédéral que rien de ce que vous direz ici ne sera utilisé contre vous. Mais si on veut serrer ces types, il faut agir, et vite. Ils sont peut-être en train de se faire la belle. Si vous savez quoi que ce soit sur eux, c’est le moment de parler.
Je vis les muscles de sa mâchoire se contracter.
— Faut combien de temps pour que le papier arrive ici ?
— Pas très longtemps, répondis-je. Mais trop peut-être pour choper ces types.
Elle eut un autre soupir, plissa les yeux, se renversa en arrière et regarda par la fenêtre, puis se tourna de nouveau vers nous. Elle hocha plusieurs fois la tête, comme pour se convaincre qu’elle prenait la bonne décision.
— Ils travaillaient pour une raclure de Mex. Je connais pas son nom. Wook l’appelait juste « le métèque ».
Mes synapses s’allumèrent. C’était parti.
— Qu’est-ce qu’ils faisaient pour lui ?
— Ça a commencé il y a six, sept mois. Il les a embauchés pour kidnapper deux mecs…
— Les chercheurs du labo proche de Santa Barbara ? intervint Munro.
Elle acquiesça.
— J’en ai plus entendu parler pendant un moment. Ça valait mieux, vu comment ça s’était terminé. Et puis, y a quelques semaines, Wook a eu d’autres boulots. Encore des enlèvements.
— Qui, cette fois ? demandai-je.
— J’en sais rien. Franchement. Le premier, c’était pas ici non plus.
— C’était où ?
— Plus haut sur la côte. Pas loin de San Francisco, je crois. Vous savez, Wook me disait pas tout. Des fois, même, il me disait rien, pas tout de suite, en tout cas. Il m’en parlait après, surtout si ça avait mal tourné et que ça le foutait en boule.
Je me demandai ce que faisait Wook quand il se foutait en boule.
— Vous ne savez rien d’autre sur ceux qu’ils ont enlevés ? insistai-je.
— Non. Sauf que c’était encore une tronche. Et puis, quelques jours après, ils se sont occupés de quelqu’un d’autre, et là ça a encore foiré.
Je sentis mes muscles se raidir, le sang me monter à la tête. C’était de Michelle qu’elle parlait.
— Qui était-ce ?
— Je sais pas. Mais d’après ce que j’ai entendu, ça devait être une femme.
Je scrutais les pores de son visage, cherchant à savoir dans quelle mesure elle disait la vérité, mais impossible d’avoir une certitude, dans un sens ou dans l’autre. Je n’avais pas besoin cependant d’entendre le reste de cette histoire, pas pour le moment du moins, et je lui posai une question plus pertinente :
— Ce Mexicain, qu’est-ce que vous savez de lui ?
Elle écarta les mains.
— Rien, répondit-elle d’une voix moins forte. Wook ne m’a rien dit d’autre, je le jure.
Ça ne collait toujours pas.
— Donc, votre mari et ses gars ont rencontré cet homme il y a six, sept mois, et juste comme ça, ils ont accepté de faire un boulot extrêmement risqué pour lui ? Ça ne paraît pas très prudent, non ?
— D’après Wook, ils avaient déjà bossé ensemble. Des années plus tôt.
— Où ?
Karen soupira, comme si elle s’en voulait de devoir tout déballer.
— Y a de ça quatre ou cinq ans, Wook et les gars assuraient la sécurité des livraisons de ce côté-ci de la frontière pour un baron de la drogue mex. Le nouveau, c’était un des anciens lieutenants de ce baron. Wook se souvenait pas de lui, mais ce mec était au courant de trucs que seul quelqu’un qui aurait été là à l’époque pouvait savoir.
— Quoi, par exemple ?
Elle me fixa longuement, de plus en plus nerveuse.
— Le baron mexicain soupçonnait un de ses gars de travailler pour un cartel concurrent. Pour lui piquer son territoire. Wook était là, ce jour-là. Gourou aussi.
— Gourou ?
— Gary. Gary Pennebaker. Wook et lui ont fondé les Aigles à leur retour d’Irak.
Je pensai aux deux visages qui ne faisaient pas partie des morts, sur les photos accrochées au mur du club-house.
— Bref, ils étaient là tous les deux, et le Mexicain se met à taillader le gars pour le faire parler. Je connais pas les détails, mais c’était moche. Façon Hannibal Lecter. Wook disait que le Mex était un vrai tordu. Gourou a dégueulé devant tout le monde, Wook pouvait plus s’arrêter de rigoler…
L’expression de Karen s’assombrit, sous l’effet de la gêne, supposai-je, d’avoir été mariée à un citoyen aussi éminent. Ou plus probablement en pensant à ce qui lui était arrivé par la suite…
— Pour en revenir au nouveau, il était forcément présent ce jour-là, vu la façon dont il racontait cette histoire. C’était un des gros bras du baron. Ça a suffi pour les convaincre d’accepter le boulot.
Elle nous avait déjà dit qu’elle ne connaissait pas le nom du nouveau, mais je tentai un autre biais :
— Wook a mentionné le nom du baron ?
Elle secoua tristement la tête.
— Et Pennebaker ? Comment se fait-il qu’il n’ait pas été au club-house ?
Villaverde consultait déjà le dossier de l’ATF sur les Aigles.
— Apparemment, il a quitté le club après un séjour en prison.
Il leva les yeux vers Karen pour obtenir confirmation.
— Exact, dit-elle.
J’étais tout excité. Ce Gourou pouvait nous aider à identifier notre dingue. S’il était encore en vie.
— On peut le trouver où ?
Elle haussa les épaules et répondit :
— J’en sais pas plus que vous.