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Plus haut sur la côte, un démon d’une espèce très différente traversait un paysage tout à fait autre.
Navarro était de retour à la villa en bord de mer de Del Mar, assis en tailleur sur une terrasse en teck derrière la remise de la piscine. La mer était à un jet de pierre, droit devant, et la lune basse semblait peser sur lui tandis qu’il demeurait immobile, silencieux et serein. Du moins, vu de l’extérieur.
A l’intérieur, en revanche…
Cela faisait plus d’une heure qu’il s’enfonçait dans des tunnels de feu et des abysses de ténèbres sans fond, qu’il tombait et s’élevait, tournoyait dans des kaléidoscopes de couleurs, des visions surnaturelles de son passé et de son avenir.
C’était une expérience qu’il avait déjà faite, bien sûr.
De nombreuses fois.
Chez ceux qui n’y étaient pas habitués ou qui ne savaient pas le contrôler, l’épais breuvage marron qu’il avait ingéré pouvait avoir des effets désastreux, à la fois immédiats – ils vomissaient, se pissaient dessus et, convaincus qu’ils étaient de mourir, hurlaient, imploraient qu’on les délivre d’une terreur qui semblait sans fin – et à plus long terme. Mais pas chez Navarro. Il savait ce qu’il faisait et quand il s’écarta finalement du bord et se retrouva dans une lumière blanche, aveuglante, il se sentit incroyablement lucide. Sa respiration se ralentit, apaisée par la paix intérieure qui s’épanouissait au plus profond de son être, et il ouvrit les yeux.
Magnifique.
Il inspira une longue bouffée d’air marin et la retint un moment dans ses poumons, savourant une hypersensibilité à tout ce qui l’entourait. Les vagues clapotant contre la côte, les criquets dans l’herbe – il entendait même les crabes trottinant sur le sable. Grâce à l’œil de son esprit, il voyait avec une clarté grisante des choses qui lui avaient échappé jusque-là ou qu’il n’avait pas vraiment remarquées.
La drogue avait opéré ainsi qu’il s’y attendait. Car il avait été formé par les meilleurs maîtres depuis qu’avait commencé, à l’aube de son adolescence, sa fascination pour ce que les ethnopharmacologues appelaient « le remède de l’esprit sacré ».
Comme tous les enfants, Raoul Navarro avait cru à la magie dans son jeune âge. La différence, c’était qu’il n’avait jamais cessé d’y croire.
Il avait grandi à Real de Catorce, un village aux rues en pente bordées de maisons coloniales espagnoles délabrées, perché au flanc d’une montagne sur l’un des plus hauts plateaux du Mexique. Construit un siècle plus tôt pendant la ruée vers l’argent puis abandonné, Real présentait l’avantage d’être la porte du désert de Wirikuta, là où les Indiens Huichol cueillaient le peyotl sacré. C’était un lieu où un gosse démuni comme Navarro pouvait gagner quelques dollars en dénichant les petits boutons de peyotl cachés sous les buissons de mesquite et en les vendant à des primeros, touristes en quête d’un trip réputé. Il ne se contentait cependant pas de les vendre. Il était curieux de connaître les effets du peyotl et il n’eut pas à attendre très longtemps pour les découvrir. Peu après le treizième anniversaire de Raoul, un chaman huichol lui banda les yeux, le conduisit dans le désert et fit de lui un primero.
Cette expérience changea sa vie.
Elle lui apprit que les esprits étaient partout et qu’ils observaient ses moindres mouvements. Il voulut les connaître.
L’adolescent passa une grande partie de son temps avec les chamans, qui lui apprirent à lire. Il dévorait tout ce qui lui tombait sous la main, des livres de Carlos Castaneda aux ouvrages des grands psychopharmacologues et ethnobotanistes. Puis, quand le monde réel se révéla impitoyable, il prit le même inévitable chemin que tant d’autres jeunes, se retrouva aspiré dans la lutte violente pour gravir les échelons du trafic de drogue, et il découvrit qu’il aimait ça. Non seulement il aimait ça mais il était doué pour ça. A mesure que son pouvoir et sa fortune croissaient, il put s’adonner davantage à sa passion.
Son argent lui permit de voyager dans tout le Mexique et de descendre vers le sud, dans les jungles et les forêts pluviales du Guatemala, du Brésil et du Pérou. Il s’y lia avec des anthropologues et rechercha des peuplades isolées consacrant autant de temps et d’énergie à comprendre les royaumes invisibles des dieux et des esprits, les chemins de la courbure du temps menant à notre passé et à notre avenir, que nous à percer les mystères du réchauffement global et des nanotechnologies.
Cherchant sans relâche à s’ouvrir des voies vers de nouveaux états de conscience, à atteindre de nouveaux sommets de lucidité, Navarro gagna la confiance de guérisseurs et de chamans. Avec leurs conseils, il expérimenta toutes sortes de substances psychotropes et d’enthéogènes, pour la plupart des breuvages tirés de plantes jouant un rôle essentiel dans les pratiques religieuses des tribus qu’il explorait. Il commença par les substances psychotropes locales les plus accessibles, comme les champignons à psilocybine et la salvia divinorum, sous le contrôle de chamans mazatèques des forêts de brume des montagnes de la Sierra Mazateca. Puis il passa à des hallucinogènes plus puissants et plus obscurs, tels l’ayahuasca, la liane des âmes, l’iboga, la racine sacrée, le borrachero, et d’autres encore, qu’on n’avait offerts qu’à de rares étrangers. Il alla même en Afrique, s’aventura dans des contrées isolées du Gabon et du Cameroun, prit part à des cérémonies ngenza du culte bitwi, au cours desquelles il apprit à communiquer avec les esprits de ses ancêtres. Mais il venait d’un lieu sombre, son âme était déjà asservie par la violence, et à mesure que ces drogues altéraient sa conscience et désintégraient peu à peu son moi, il s’enfonçait dans les abîmes plus sinistres de son subconscient et y découvrait des choses que la plupart des gens n’auraient pas voulu seulement imaginer.
Mais Navarro était différent de la plupart des gens.
A chaque nouvelle expérience, il était entraîné plus profondément par les démons qui rôdaient dans les abysses de son royaume astral. Il ne parvenait toutefois pas à s’arrêter, de plus en plus fasciné par les portes que chaque voyage faisait apparaître dans son esprit et par les révélations spirituelles sur lesquelles elles ouvraient.
Des révélations qui allaient parfois au-delà du spirituel.
Qui l’aidèrent à se tirer de situations dangereuses dans le monde réel et à s’élever parmi les chefs narcos avec une remarquable facilité.
Qui lui valurent le surnom El Brujo.
Le sorcier.
Et c’était l’une de ces révélations qui l’avait orienté dans une nouvelle direction, qui lui avait donné une nouvelle détermination. Elle était à la racine de ce qui le motivait à présent.
Navarro savait depuis longtemps que le jeu changeait. Pour qui se donnait la peine de l’observer, le monde de la drogue était en constante évolution. Le produit phare du moment, la cocaïne, était sur le déclin. L’avenir, il le savait, résidait dans un nouveau type d’expérience, qui ne nécessitait pas de se piquer, de faire fondre la dope, pas même de la sniffer ; il suffisait d’avaler une pilule pas plus grosse qu’un cachet d’aspirine. C’était là le principal attrait des drogues de synthèse et des amphétamines.
Si Navarro voulait modeler l’avenir, rien ne devait lui barrer le chemin.
Il émergea de son trip, son imagination et sa capacité de perception décuplées. Des pensées jaillissaient de recoins jusque-là ignorés de son esprit et éclataient en pleine lumière.
L’une d’elles prenait le pas sur toutes les autres.
Il se concentra sur elle, la cajola et la nourrit jusqu’à ce qu’elle resplendisse de clarté.
Puis il rentra et prit une douche, laissant l’eau laver sa sueur et le ramener dans le monde que les autres appelaient réalité. Il se sécha, enfila ses vêtements de nuit et se pencha de nouveau sur le dossier de Reilly.
Tout était là.
Navarro attrapa son téléphone et appela Octavio Guerra, l’homme qui le fournissait en gardes du corps. L’homme qui lui prodiguait sur les Américains toutes les informations qui l’intéressaient. L’intermédiaire qui lui procurait généralement tout ce dont il avait besoin. Et bien qu’il fût tard, il savait que Guerra répondrait à son appel, et il en irait toujours ainsi, quelle que soit l’heure, de jour comme de nuit.
— Reilly, l’agent du FBI, attaqua Navarro sans préambule. D’après son dossier, il a une femme à New York. Tess Chaykin.
Après une pause, il ordonna :
— Trouve-la.