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Péninsule du Yucatán, Mexique
Raoul Navarro adorait cet endroit.
Il aimait se tenir là, sur l’une des nombreuses terrasses ombragées de la casa principal de son hacienda, fumer un bon cigare cubain et admirer la vue tandis que le clair de lune taquinait la surface du bassin ornemental, qu’une légère brise faisait bruire le bougainvillier et que d’innombrables cigales berçaient son monde de leur chant.
La vie était agréable pour Raoul Navarro.
Plus qu’agréable puisqu’une autre spécialité cubaine, celle-là tout en jambes et de sexe féminin, reposait, nue, dans son lit. Car, si Navarro était célibataire, il couchait rarement seul. Il avait un appétit féroce pour tous les plaisirs charnels, et avec sa fortune, avec ces traits séduisants donnés à son visage par un expert en chirurgie esthétique très talentueux et malheureusement décédé, il n’avait aucun mal à le satisfaire.
Sa compagne de jeu actuelle était la responsable du spa d’un hôtel de luxe proche qui l’avait surpris et ravi en se révélant plus avide et plus audacieuse encore que lui au lit. Et tandis qu’il promenait son regard sur ses jardins paysagers, il sentait renaître en lui l’envie d’être avec elle et de mordiller sa peau. Ce qu’il serait en train de faire s’il ne se passait pas à San Diego des événements qui l’avaient préoccupé toute la journée et réclamaient encore son attention. Car si sa vie était plus qu’agréable et si tout se déroulait comme prévu – comme il l’avait prévu – elle le serait bien davantage encore demain.
Raoul Navarro avait pour habitude d’aller jusqu’au bout de ce qu’il entreprenait.
Bien que la situation lui eût échappé, cinq ans plus tôt, il était toujours là, bien vivant, avec un nouveau nom et un nouveau visage, libre d’aller et venir à sa guise, de savourer un cigare et une fille de Cuba par une nuit magnifique dans cette merveilleuse maison qui était son refuge. Il y était à l’abri des dangers d’un passé qu’il avait été contraint de fuir et qui, en définitive, était peut-être ce qui lui était arrivé de mieux.
Il avait acheté cette propriété délabrée deux ans après l’annonce de sa mort et il lui avait fallu deux autres années et plusieurs millions de dollars pour rendre à ce bâtiment du XVIIe siècle sa splendeur passée. Rien d’étonnant, cette propriété s’étendant sur près de huit mille hectares. C’était à l’origine un ranch d’élevage de bétail, transformé au XVIIIe en plantation de henequen, les agaves – cet « or vert » à l’origine d’énormes fortunes – qu’on transformait en sisal pour en faire des cordes. Presque toutes les haciendas du Yucatán avaient périclité après les deux catastrophes qu’avaient incarnées pour elles la réforme agraire de la Révolution mexicaine et l’invention des fibres synthétiques. Mais ces dernières années avaient été marquées par un regain d’intérêt pour la restauration de ces superbes propriétés, certaines converties en hôtels de luxe, d’autres en musées, et un petit nombre, particulièrement remarquables, en domaines privés.
La renaissance des haciendas avait coïncidé avec la sienne.
Navarro aimait ce parallèle.
Debout sur la terrasse, jouissant de la sérénité de son empire, il savait qu’il avait réussi. Etant donné sa situation et la sauvagerie qui frappait une grande partie du pays – sauvagerie à laquelle il n’avait pas seulement pris part mais dont il avait été un élément éminemment innovant –, il avait été tenté de partir vivre à l’étranger. Il avait l’argent et le passeport irréprochable qui lui auraient permis de s’installer n’importe où, mais il savait qu’il ne serait heureux nulle part ailleurs. Il fallait que ce soit le Mexique. Et s’il vivait au Mexique, il fallait que ce soit à Merida. Blottie dans la presqu’île du Yucatán, à l’extrémité sud-est du pays, la Cité de la Paix se trouvait aussi loin que possible de la frontière des Etats-Unis, loin des flots de sang dans lesquels le Nord se noyait. C’était un lieu où les plus gros soucis qu’on pouvait avoir concernaient les nappes aquifères, les classes surchargées des écoles publiques, le flic local qui s’était fait mordre par un serpent, et cela convenait parfaitement à la nouvelle version blanchie de Raoul Navarro.
Le fait qu’un grand nombre de ses congénères – ex-congénères, plus exactement – ne comprenaient pas sa façon de voir ne manquait jamais de l’étonner. Plus ils devenaient riches et puissants, plus ils menaient une vie pourrie. Jamais dormir deux nuits de suite dans le même lit, changer de téléphone chaque jour, craindre constamment la trahison, s’entourer d’une armée de gardes du corps. Etre prisonnier de sa réussite. Avant eux, les barons de la drogue colombiens avaient tous connu une fin sanglante. Pablo Escobar, leur ancêtre à tous, avait occupé la septième place sur la liste des plus grandes fortunes mondiales de Forbes, mais il avait vécu comme un rat, passant d’une planque sordide à une autre avant d’être abattu dans un bidonville à l’âge de quarante-quatre ans. Les narcos mexicains n’étaient pas mieux lotis. Chaque semaine, les foutus federales du président se targuaient d’une nouvelle grosse prise, même si – ironie de la chose – cela ne faisait que provoquer de nouveaux bains de sang dus aux guerres de succession et aux conflits territoriaux qui s’ensuivaient inexorablement. Les chefs qui n’avaient été ni tués ni arrêtés se terraient dans leurs forteresses tels les fugitifs qu’ils étaient, attendant la balle qui mettrait un terme à leur vaine existence.
Il ne finirait pas comme eux et son existence ne se révélerait pas vaine. Pas si tout se déroulait selon son plan.
Un plan qui en était à son point crucial.
Il sourit intérieurement en songeant à la vie misérable de ses concurrents et éprouva plus de plaisir encore à se remémorer que c’était eux qui l’avaient chassé, que s’il avait abandonné la grande vie d’un narco, c’était à l’origine parce qu’ils avaient tenté de mettre fin à ses jours. Tout ça parce qu’il avait prétendument enfreint les règles, parce qu’il avait osé réclamer ce qui lui revenait de droit, même si cela impliquait de rencontrer face à face l’intouchable, l’incorruptible Yanqui en personne, le grand boss de la DEA au Mexique.
Eh bien, El Brujo leur avait donné une leçon.
Il s’était montré plus malin que ces maricones hypocrites et s’était éloigné dans son couchant parsemé de palmiers, avec les trois millions de dollars qu’il leur avait piqués. Depuis, ces paysans illettrés continuaient à amasser des fortunes dont ils ne profiteraient jamais et à s’entre-tuer. Et la providencia lui avait de nouveau souri. Elle lui avait ouvert une porte inattendue et offert une occasion de finir ce qu’il avait commencé, de revendiquer une place dans l’histoire.
Il ne laisserait pas passer cette opportunité.
Il baissa les yeux vers sa montre et, comme si c’était un signal, son portable à carte prépayée, impossible à localiser, bourdonna.
Eli Walker, son contact à San Diego.
— Tu as ce que je voulais ? interrogea Navarro.
La brève hésitation de Walker lui donna la réponse avant même un « non » catégorique et peu repentant. Navarro garda le silence.
— La femme, dit Walker pour meubler le vide, elle…
— Mamaguevo de mierda ! cracha El Brujo d’une voix sifflante. Encore cette bonne femme ? Je t’avais prévenu qu’elle avait travaillé pour la DEA. Elle connaît la musique, tu le savais.
— Ouais, mais…
— Qu’est-ce que je t’ai dit après que tu as tout fait foirer chez elle ? Qu’est-ce que je t’ai dit ?
— Hé, on n’est pas à la maternelle, riposta Walker d’une voix bourrue.
— Qu’est-ce que je t’ai dit ? insista Navarro d’une voix lente et basse.
Après un nouveau silence, son contact revint en ligne, irrité et impatient : — Tu m’as dit qu’elle n’était plus une priorité, qu’on pouvait se passer d’elle…
— Je t’ai dit de buter cette puta si tu étais obligé mais surtout de me ramener ce que je t’ai demandé.
— Et j’ai bien compris le message, amigo, répliqua Walker. En fait, on est à peu près sûrs que cette salope a pris une balle dans la poitrine.
Navarro fut légèrement choqué par la version américaine du qualificatif. Ce n’était pas tant le mot en lui-même que la façon condescendante et teintée de racisme dont Walker l’avait prononcé.
— Alors, c’est quoi le problème ?
— Elle avait quelqu’un pour l’aider. Un mec à qui elle a téléphoné après s’être débinée de chez elle.
— Elle a appelé quelqu’un ?
— Oui. Après notre dernière conversation.
Curieux.
— Qui ?
— Je sais pas encore. Tout ce que je sais, c’est qu’elle l’appelait Sean.
Le pouls de Navarro s’emballa.
— Ce serait le père du gosse, poursuivit Walker, le ton poisseux de mépris. Ce con le savait même pas jusqu’à maintenant.
L’excitation du trafiquant embrasa toutes les terminaisons nerveuses de son corps.
Sean Reilly, pensa-t-il.
Se forçant à prendre un ton mesuré, il demanda : — Qu’est-ce qu’ils se sont dit d’autre ?
— Il lui a filé des tuyaux pour pas se faire repérer. Je pense que c’est un flic, ou peut-être un autre agent de la DEA.
Navarro ne prit pas la peine de détromper Walker.
— Et quoi d’autre ?
— Qu’il prenait l’avion pour la rejoindre.
Navarro se sentit planer.
Parfait.
Il avait probablement expérimenté une plus grande variété de trips que n’importe qui d’autre sur cette planète et c’était cependant l’un des meilleurs qu’il ait jamais connus.
— Il était avec elle quand vous l’avez trouvée ?
— Ouais. Ça nous a pris un moment pour la loger et il était déjà avec elle à ce moment-là. Un vrai fouteur de merde, ce mec. J’ai perdu un autre de mes gars.
Navarro ne prit pas la peine d’interroger Walker sur ce détail. Il avait l’esprit ailleurs, faisant le point et préparant la prochaine manœuvre ; c’était ce qu’il faisait le mieux, quand il ne cherchait pas de nouveaux moyens d’infliger des souffrances à d’autres pour étouffer toute concurrence dans son petit monde.
— Je crois bien que ce sera pour toi un défi plus dur à relever, amigo, dit-il finalement à son contact. Cet homme s’appelle Sean Reilly, c’est un agent du FBI. Et j’aimerais vraiment le rencontrer…
— Ho, ho, une seconde, fit Walker. Ce type est du Bureau ?
— Oui.
Il émit un bref sifflement et déclara :
— Ça faisait pas partie de notre accord.
Hijo de puta, pensa Navarro. Je te vois venir.
— Tu veux plus de fric, c’est ça ?
— Non. Je suis pas sûr de vouloir continuer, c’est tout, répliqua Walker. Une bonne femme et un gosse, c’est une chose. Avec ce type… on boxe plus dans la même catégorie. FBI, ATF1… j’ai pas besoin d’eux sur mon dos. Surtout que je sais pas vraiment de quoi il retourne.
Navarro fulminait intérieurement.
— Je pensais qu’on pouvait compter sur toi pour faire le boulot…
— Y a boulot et boulot. Quand on se frotte de trop près à nos federales, ça devient vite la merde.
Une chose que Navarro savait par expérience. Il réfléchit et se rendit compte qu’il devrait peut-être se salir les mains plus qu’il ne l’avait prévu.
— Ils sont où, maintenant ?
— J’en sais rien, avoua Walker. On les a perdus après l’hôtel. On a les scanners avec nous et je prévoyais de passer aux urgences de plusieurs hôpitaux du coin, moi et mes gars, mais je pense maintenant qu’il vaut mieux laisser tomber et arrêter les frais. Si elle crève, ça va devenir chaud. C’est peut-être le moment de se dire Vaia con dios, tu vois ? On refera peut-être affaire ensemble une autre fois… quand y aura pas dans le coup un putain de fed !
Navarro contint sa fureur et essaya de se rappeler que Walker n’était pas une vermine inutile. Il avait eu recours à lui à plusieurs reprises, des années plus tôt, quand il était encore Navarro, et, plus récemment, sous sa nouvelle identité de « Nacho », présenté comme un des lieutenants de Navarro « au bon vieux temps ». L’Américain avait toujours assuré. Navarro devait le garder dans le coup encore un peu – au moins jusqu’à ce qu’il puisse prendre lui-même le relais, ce qui lui apparaissait à présent nécessaire.
— D’accord, tu veux te retirer, je comprends. Mais je suis sûr que tu tiens à toucher la deuxième moitié de ton fric.
— Et moi je suis sûr que tu tiens à récupérer le… colis que j’ai pour toi, amigo.
L’insolence de la repartie hérissa le poil de Navarro, mais Walker ne se trompait pas. Il détenait quelque chose que Navarro voulait absolument avoir.
— Je te propose une chose, alors. Tu fais un dernier petit truc pour moi et tu seras entièrement payé.
Walker ne réfléchit pas longtemps :
— Quoi ?
— Tu les retrouves. Tu apprends ce qu’est devenue la femme et où est passé Reilly. Pas besoin d’en faire plus. Tu les localises, tu me dis où ils sont. Je m’occupe du reste. On est d’accord ?
Walker laissa passer quelques secondes puis finit par accepter : — D’accord. Je les aurai logés d’ici demain soir.
1- Diminutif pour BATFE, « Bureau of Alcohol, Tobacco, Firearms and Explosives ». Service fédéral américain chargé de la mise en application de la loi sur les armes, les explosifs, le tabac et l’alcool.