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Nous étions de retour à la case départ.
La Mouche – pardon, Scrape, ou Torres, ou Tête de Nœud, comme vous voudrez – avait disparu. La Torche – en réalité Billy Noyes, dit Booster – était en réanimation à Scripps Mercy avec un gros tube dans le gosier. Le reste des frères motards gisait en hibernation définitive sur des plateaux d’aluminium de la morgue.
Nous avions aussi un shérif adjoint mort qui n’avait sûrement pas imaginé au réveil que cette journée serait sa dernière.
Et surtout, nous avions un tas de questions sans réponses.
Questions qui me harcelèrent tandis que la nuit tombait et que je regagnais finalement l’hôtel, prêt à balancer le souvenir de cette journée de merde dans la partie incinérateur de mon esprit et à passer au plus vite au lendemain.
J’étais épuisé, de mauvais poil, et retrouver Tess me réconforta. Elle avait réussi à endormir Alex, ce qui était bon signe, même si je savais que ça ne durerait pas toute la nuit. J’allai le voir, pelotonné sous ses draps d’enfant, entouré de ses peluches et jouets en plastique, et il me parut plus paisible que la veille.
Tess faisait cet effet à tout le monde.
Je renvoyai Julia chez elle pour lui permettre de renouer avec sa vie privée après avoir été réquisitionnée tout le week-end. Je commandai un sandwich mixte au room service, soulageai le minibar de deux bières, en tendis une à Tess et m’assis avec elle sur le canapé.
Je lui livrai la version courte de ma journée en dévorant le sandwich, l’informai de ce que nous avions découvert au club-house en omettant les détails les plus sanglants. Lui raconter ma journée m’aidait toujours parce que cela me donnait l’occasion d’opérer un retour en arrière et de considérer la situation avec un recul souvent bienvenu. Cela mettait aussi en relief les questions essentielles.
Du genre : pourquoi me suivait-on ? Pourquoi avait-on enlevé Scrape au lieu de l’abattre sur-le-champ ? Et celle qui les surpassait toutes, naturellement : qui a tué les motards ? Quelqu’un qui les avait embauchés pour s’occuper de Michelle ou des prisonniers du sous-sol ? Ou les deux choses n’avaient-elles aucun rapport ? La succession des événements et mon instinct me faisaient pencher pour la première hypothèse, que je retins comme base de réflexion. Du coup, au-delà du « qui ? » se posait la question du « pourquoi ? ». Les motards, trop cupides, s’étaient-ils bagarrés pour l’argent ? Etaient-ils devenus un risque pour celui qui les employait et pourquoi ? Avaient-ils salopé le boulot – auquel cas, tuer Michelle aurait été une erreur ? Mais peut-être ignoraient-ils sa mort. Je me demandai ensuite si leur employeur n’avait pas estimé qu’ils ne lui servaient plus à rien : puisqu’ils me filaient hier encore, ils n’avaient manifestement pas réussi à trouver ce qu’on leur avait demandé de chercher. Et leur employeur avait peut-être décidé de prendre lui-même les choses en main. Ce qui, étant donné le sort d’Eli Walker, n’avait rien de rassurant.
Quand, à son tour, Tess me raconta sa journée, je laissai mon esprit réduire l’allure et passer au ralenti tandis que j’écoutais sa voix et que je regardais son visage s’animer. Puis ses traits se plissèrent pour prendre cette expression inquisitrice avec laquelle j’avais une véritable relation amour-haine : amour parce que le fait qu’elle soit tenacement curieuse faisait partie du charme de Tess ; haine parce que, généralement, cela annonçait des ennuis. Elle se leva du canapé, passa dans la chambre et revint avec un dessin qu’elle avait trouvé sur le bureau de Michelle, parmi ses papiers, et qu’elle me montra.
— C’est Alex qui l’a fait ? demandai-je.
— Sûrement. Il ressemble à ceux qui sont disséminés dans la maison.
Je l’examinai. D’accord, c’était pas mal mais en ce qui me concernait, ça s’arrêtait là. Puis une Tess de plus en plus animée repartit à l’assaut : — Qu’est-ce que tu vois ?
Je pataugeai un moment avant de répondre :
— Deux formes vaguement humaines. Ou des extraterrestres, peut-être ?
Elle me lança son regard accablant.
— Des personnes, idiot. Deux personnes. Et je crois que là, c’est Alex, dit-elle en tendant le doigt vers celle de droite. Le jouet, dans sa main. C’est Ben, sa figurine préférée. Il m’a demandé de la lui rapporter de la maison.
Je ne voyais toujours pas de quoi il s’agissait.
— Tu lui as posé la question ?
— Non.
— Pourquoi ?
Elle plissa le nez. Là encore, cela faisait partie de son charme.
— Ce n’est pas un dessin très gai.
— « Pas un dessin très gai »… répétai-je. Pourquoi ? Parce que ça manque d’arc-en-ciel et de papillons ?
J’adore l’asticoter.
— Regarde son visage, m’enjoignit-elle. La bouche bée, les yeux écarquillés. Moi, j’ai l’impression qu’il a peur. Et le type, en face de lui. Vêtements sombres. Un objet à la main.
— Voldemort ? Houps. Non, j’ai rien dit.
Le même regard, dix crans au-dessus.
— Je suis sérieuse. C’est peut-être un pistolet qu’il tient.
Je regardai de nouveau. Ça pouvait être un pistolet, de fait. En même temps, ça pouvait être à peu près tout ce qu’on voulait étant donné que le personnage était aussi éloigné d’un véritable être humain qu’un Picasso d’un Norman Rockwell.
— Les gosses jouent aux soldats, aux cow-boys, aux chasseurs d’extraterrestres, ils font ça tout le temps, arguai-je. Alors, même si c’est Alex… C’est peut-être lui avec un personnage de dessin animé, ou un de ses copains. Ça peut être n’importe quoi.
— Alors pourquoi ce dessin était sur le bureau de Michelle, parmi ses papiers, et pas sur les murs de la cuisine ou de la chambre d’Alex, comme les autres ?
Je n’avais pas de réponse à ça – ou plutôt, j’en avais trop. De plus, mon cerveau était assez pris comme ça par la vie réelle. Les envolées fantasques de l’imagination d’Alex, aussi charmantes soient-elles, devraient attendre.
— Aucune idée, répondis-je simplement.
Je pris le dessin de la main de Tess et le posai sur la table basse. Puis je me retournai et acculai Tess contre le dossier du canapé, l’embrassai avidement. Me souvenant tout à coup de l’endroit où nous étions, je m’écartai d’elle, me levai et lui tendis la main.
— Si nous passions dans mon bureau pour en discuter ?
En suivant Reilly dans la chambre, Tess ne pouvait s’empêcher de continuer à penser au dessin.
Reilly avait peut-être raison, elle imaginait des choses.
Le problème, c’était que l’agaçant petit démon de la curiosité tapi dans les recoins obscurs de son esprit s’agitait et réclamait à grands cris son attention.
Le démon bondissait encore en elle quand, après qu’elle eut fermé la porte derrière elle, Reilly se retourna et la plaqua contre lui. Le démon cessa totalement de l’importuner pendant l’heure qui suivit mais après, alors qu’elle s’endormait dans les bras de Reilly, il surgit de nouveau au premier plan de ses pensées, déchaîné et réclamant une audience.