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D’un air détaché, Julia fit demi-tour et se dirigea vers le cinéma. Elle repéra immédiatement Tess et Alex. Ils étaient assis au bout d’une rangée, Tess sur le premier siège, Alex à côté d’elle, l’air émerveillé.

Julia s’accroupit à côté de Tess.

— Il y a deux types dehors… Je crois qu’ils pourraient nous créer des problèmes.

Elle regarda Tess pour s’assurer qu’elle avait bien compris.

— Nous n’avons pas beaucoup de temps. Il est probable qu’ils te suivent grâce à ton téléphone. Il faut que tu me le donnes. Je vais m’en servir pour les éloigner de vous deux.

— Mais…

— J’ai parlé à Sean, insista Julia, toujours à voix basse, d’un ton calme. Il est d’accord. Donne-moi ton portable.

Tess lui tendit son iPhone. Julia se rappela que la romancière avait connu sa part de situations dangereuses, et qu’elle savait sans doute que l’efficacité était souvent le meilleur gage de survie.

— Restez ici encore dix minutes. Puis venez me retrouver près de la sortie du parking où nous nous sommes garés.

Elle lui tendit les clés de la voiture. Julia calcula qu’il ne leur faudrait pas plus de dix minutes pour rejoindre le parking. Dès qu’ils se seraient retrouvés, ils sortiraient directement sur Park Boulevard et disparaîtraient.

— Bonne chance, dit Tess en lui posant la main sur le bras. Et merci.

Julia hocha la tête, puis se dirigea discrètement vers la sortie.

Elle éteignit l’iPhone avant de le glisser dans sa poche. Quittant la salle de projection, elle retrouva la lumière de l’esplanade, regarda autour d’elle. Les deux gars se trouvaient près d’un avion en forme de boomerang. S’il s’agissait de professionnels qui suivaient à la trace l’iPhone de Tess, ils agissaient de manière appropriée, anticipant le mouvement de leur cible, mais dans une position qui leur permettrait, si nécessaire, de changer de direction. Ils devaient rester à proximité, mais pas trop.

Une confirmation de plus que Julia ne s’était pas trompée.

Elle se dissimula au milieu d’un groupe de visiteurs, se baissa et fonça vers l’entrée principale. Elle disposait de trente secondes avant qu’ils comprennent qu’ils avaient été bernés. La filature par GPS était assez précise, mais ce n’était pas parfait. Le signal était dynamique avant de parvenir au serveur de la compagnie du téléphone. Il y avait ensuite une latence entre le signal lui-même et le réseau cellulaire qu’utilisaient les truands pour le traquer. Si elle n’allumait pas l’iPhone pendant plus de trente secondes, elle se donnait le temps dont elle avait besoin pour distancer ses poursuivants, lesquels ne sauraient pas qu’ils avaient perdu le signal.

Julia sortit du musée par l’entrée principale côté rotonde, ralluma l’iPhone et prit la direction du musée d’Art de San Diego. La plaza vibrait toujours de la présence des vacanciers en visite pour la journée, de groupes de touristes montant et descendant des autocars, de parents qui aidaient leurs rejetons à débarquer des 4 × 4 et d’amoureux se tenant la main, chargés de paniers de pique-nique. Tout le monde jouissait de la douceur de la température et du temps ensoleillé. Julia savait qu’elle ne pouvait marcher plus vite qu’un gosse de quatre ans surexcité, mais elle utilisait tout ce qui pouvait l’aider à se dissimuler : groupes de retraités, véhicules de grande taille, familles se disputant sur ce qu’elles devaient visiter en premier lieu. Quand elle remonta sur le large trottoir qui longeait les files de voitures en stationnement, elle se laissa absorber par un groupe de touristes.

Elle s’efforçait de ne pas regarder derrière elle. Les truands savaient certainement à quoi ressemblait Alex – peut-être même avaient-ils une photo de Tess –, mais il était impossible qu’ils connaissent Julia de vue. Ils auraient du mal à repérer un garçon de quatre ans dans une foule en mouvement. Julia espérait simplement qu’ils ne comprendraient pas qu’ils suivaient une fausse piste avant que ça n’ait plus d’importance.

Une centaine de mètres plus loin, elle se baissa derrière les arbres, trouva un abri et examina le chemin qu’elle venait de parcourir. Il était très probable que les gars étaient tout près, les yeux fixés à la fois sur l’écran de leur appareil et sur le groupe de touristes qui s’éloignait lentement du musée.

Alors qu’elle progressait sous les arbres et remontait la rampe menant au théâtre de marionnettes Marie Hitchcock, Julia trouva l’occasion qu’elle espérait. Un buggy électrique chargé de deux vieilles dames s’éloignait du théâtre à la vitesse de l’escargot. Le flanc du véhicule s’ornait des mots San Diego Zoo.

Le zoo se trouvait à l’autre bout du parc. La voiturette allait dans cette direction. Julia jeta un coup d’œil derrière elle, s’assura que les malfrats étaient hors de vue et courut vers le buggy.

Elle ralentit en arrivant à sa hauteur.

— Excusez-moi ? fit-elle en agitant la main pour demander au conducteur de s’arrêter.

L’homme freina.

— Est-ce que vous revenez par ici ? demanda-t-elle en souriant. Je suis avec mes grands-parents, et je crois qu’ils apprécieraient qu’on les conduise jusqu’au zoo.

Le conducteur du buggy déclara qu’il viendrait les chercher vingt minutes plus tard. Julia le remercia et s’écarta du véhicule qui reprit sa route. Au passage, elle laissa tomber l’iPhone de Tess dans une des sacoches placées à l’arrière, retourna se dissimuler sous le couvert des arbres et attendit.

Vingt secondes plus tard, les deux truands passèrent à moins de dix mètres d’elle, toujours sur la piste du signal GPS de l’iPhone. Elle les suivit des yeux, immobile, les sens en éveil, puis se glissa hors du couvert et repartit en sens inverse.

Un instant plus tard, elle regarda par-dessus son épaule, vit qu’ils passaient le tournant. Désormais, elle était invisible à leurs yeux. Elle repartit vers le musée au pas de gymnastique, courut franchement dès qu’elle eut mis quelque distance entre elle et les deux hommes. Le musée de l’Air et de l’Espace se trouva bientôt à moins de deux cents mètres devant elle. Elle attaqua en petites foulées l’allée menant au parking – le long d’une voie de service séparant deux grands immeubles administratifs –, parvint dans la grande salle… et s’immobilisa net.

Il y avait un troisième malfrat.

Un Latino, lui aussi. Il se tenait à moins de trois mètres de Julia, près d’un 4 × 4 Chevy Tahoe noir – celui qu’elle avait vu sur la vidéo de la voiture de l’adjoint mort. Il avait une oreillette, comme les autres.

Il se tourna à l’instant précis où elle le vit. Leurs regards se croisèrent pendant une fraction de seconde, et chacun sut immédiatement que l’autre l’avait identifié. Ce qui voulait dire qu’il avait compris que Tess et Alex n’étaient pas là où ses compadres croyaient les trouver.

Julia n’avait aucun moyen de prévenir Tess, dont le téléphone se trouvait maintenant à mi-chemin du zoo…

De toute façon, c’était trop tard. Les seules pensées qui lui traversèrent l’esprit, c’était qu’elle ne pouvait laisser le salaud prévenir les autres, et qu’elle n’aurait pas le temps de saisir son arme. Il ne restait plus qu’une chose à faire.

Elle fonça.

Elle vit l’homme rejeter la tête en arrière, entre amusement et incrédulité, une demi-seconde avant qu’elle le percute de plein fouet, le projetant contre le flanc de la Chevy, puis au sol, la respiration momentanément coupée.

Elle se laissa retomber sur lui et tâtonna à la recherche de ses menottes, tout en s’efforçant de le maintenir à terre, mais il était beaucoup plus fort qu’elle. Il se tortilla, pivota sur lui-même et la repoussa contre la voiture. La tête de Julia rebondit contre la portière. Sa vision se brouilla. Elle se ressaisit juste à temps pour apercevoir l’éclair de l’acier : un stylet à l’air particulièrement vicieux venait d’apparaître dans la main du tueur.

Julia se jeta de nouveau sur lui avant qu’il ait eu le temps de se relever, saisit son poignet de la main gauche et d’un coup du tranchant de la droite lui fit éclater le nez. L’homme laissa échapper un grognement de douleur tout en essayant de libérer sa main armée.

D’un coup du genou droit, il tenta de la frapper dans les reins. Julia accompagna le mouvement et parvint, dans une ultime poussée d’adrénaline, à lui tordre le bras pour retourner sa lame contre lui et la lui enfoncer dans le ventre.

Les yeux écarquillés, le tueur lâcha prise, se mit à haleter. Julia le fit rouler sur le côté, s’assit sur son dos, sortit son Glock de son étui et lui expédia un violent coup de crosse à la tempe. L’homme perdit aussitôt connaissance. Elle le fouilla prestement, empocha son téléphone et un pistolet en acier inoxydable, et pour finir lui passa les menottes. Elle se releva enfin, à bout de souffle. Plusieurs touristes la fixaient des yeux, avec des expressions allant de la terreur à l’admiration.

— FBI ! hurla-t-elle en agitant son insigne. Tenez-vous à distance ! Cet homme est dangereux !

Elle composa le numéro d’urgence et demanda au dispatcher d’alerter par radio la police de San Diego et d’envoyer sur le parking le plus d’agents possible.

Julia ignorait où se trouvaient les compadres du tueur, mais elle devait supposer qu’ils avaient maintenant réalisé qu’on les avait menés en bateau. Elle les aperçut alors, qui entraient sur le parking, à son extrémité nord. Elle repartit en courant en direction de son 4 × 4 gris.

Julia allait aussi vite que possible, zigzaguant entre les voitures. Il fallait qu’elle rejoigne Tess et Alex avant que les tueurs les repèrent. Elle contourna la partie sud du parking, jetant des coups d’œil répétés par-dessus son épaule. Soudain, l’un des truands la repéra et cria quelque chose à son comparse.

Les deux hommes brandirent leurs revolvers et se lancèrent à sa poursuite. Elle-même sortit son arme quand plusieurs balles sifflèrent autour d’elle. Des gosses qui s’apprêtaient à monter en voiture se mirent à hurler lorsque le pare-brise vola en éclats. Julia levait son revolver vers le premier tireur lorsqu’une voiture de la police entra sur le parking, sur sa droite. Les tueurs la virent également et l’un d’eux ralentit sa course pour lui tirer dessus. Julia s’arrêta, s’accroupit et tira cinq coups rapprochés. Elle manqua le truand, mais l’obligea à se mettre à couvert.

L’autre continuait d’avancer, plié en deux pour se dissimuler. Il se dirigeait droit vers la sortie du parking. Droit sur le Ford Explorer.

Julia comprit le danger. Elle repartit en avant au moment où la voiture de police freinait brutalement. Deux flics en jaillirent et tentèrent de prendre position derrière leur véhicule, mais l’un d’eux reçut une balle et s’écroula contre sa portière. Julia repoussa son impulsion de se porter à son secours. Il fallait qu’elle continue. Le tueur qui se dirigeait vers Tess s’approchait rapidement du 4 × 4.

Elle regarda à droite et à gauche. Elle ne pourrait pas rejoindre Tess sans se mettre à découvert.

Tandis que leurs trajectoires convergeaient vers l’Explorer, Julia vit le tueur braquer son revolver sur le 4 × 4. Elle s’arrêta aussitôt, mit l’homme en joue. Elle n’eut pas le temps de tirer, un coup de feu retentit et une balle lui laboura l’épaule, la projetant à terre et lui faisant lâcher son arme.

Elle tourna la tête pour regarder derrière elle. Le second tueur était à moins de trente mètres, et il venait vers elle, pour en finir.

Tout en cherchant son arme à tâtons autour d’elle, elle entendit alors, sur le côté, un hurlement de moteur. L’Explorer surgit en marche arrière, s’immobilisant à côté d’elle.

Elle roula sur le côté, se redressa, ouvrit la portière arrière à la volée et se jeta à l’intérieur.

— Fonce ! hurla-t-elle.

Elle n’eut pas besoin de se répéter. Ils franchirent la sortie en coup de vent. Tess tourna sur Park Boulevard et s’éloigna du parking. Sous peu, le quartier grouillerait de flics.

Julia ferma les yeux et essaya de retrouver son calme, de réfléchir.

Alex et Tess étaient sains et saufs.

C’était bien là l’essentiel.