15

Après avoir laissé Tess, Alex et Julia à l’hôtel, je retrouvai Villaverde à son bureau. Notre rendez-vous avec Corliss était fixé à dix heures et demie, ce qui nous éviterait la brutale heure de pointe matinale de Los Angeles et nous permettrait de savourer à la place ses délicieux bouchons de milieu de matinée. Tess était impatiente d’aller chez Michelle prendre ce qu’il fallait pour tenter de réconforter Alex, et Villaverde s’était arrangé pour que des policiers de San Diego l’y conduisent en voiture et veillent sur elle pendant notre absence.

La première partie de notre trajet se révéla assez aisée, une longue ligne droite jusqu’à la route inter-Etats, avec le soleil derrière nous, l’océan à notre gauche, des dunes et des collines ondulantes sur notre droite pendant trois bons quarts d’heure. Puis ce fut San Clemente, dont le cadre enchanteur nous aida à affronter ensuite les aspects moins séduisants de la colonisation humaine et le chaudron d’asphalte chaotique qu’est le centre de L.A.

Une fois passés devant l’immeuble, nous tournâmes pour prendre la rampe conduisant au parking souterrain. Devant l’entrée du bâtiment se dressaient quatre sculptures métalliques de cinq mètres de haut, silhouettes masculines découpées dans de la tôle et s’inclinant l’une vers l’autre pour former un groupe serré. Elles étaient criblées de centaines de petits trous ronds, comme si elles avaient été mitraillées par un gang en plein délire. Je n’étais pas sûr que ce soit la meilleure image à présenter devant un bâtiment fédéral mais je n’ai jamais prétendu comprendre l’art moderne, et le symbolisme qui m’échappait était probablement beaucoup plus profond et sophistiqué que tout ce que je pouvais espérer saisir.

Au dix-neuvième étage, on nous fit entrer dans le bureau de Corliss et j’éprouvai deux petits chocs.

Le premier fut de le revoir après toutes ces années. Je savais ce qu’il avait traversé, bien sûr – c’était arrivé après mon départ du Mexique, mais l’histoire, avec ses détails sanglants, avait fait sensation au FBI –, et cependant je fus étonné qu’il ait autant vieilli. Non, il n’était pas vieilli, usé plutôt. Le Hank Corliss que j’avais connu était un enfant de salaud coriace, têtu et généralement désagréable, avec des neurones affûtés en batterie derrière des yeux pleins d’énergie auxquels aucune astuce n’échappait. L’homme qui nous accueillit était le reflet dans un miroir ancien du Corliss que je me rappelais. Un visage émacié, une peau ridée et grise, des coffres noirs sous les yeux. Son pas était lent et ma grand-mère octogénaire avait une poignée de main autrement plus vigoureuse.

Le second choc fut de découvrir Jesse Munro à son côté. Deux revenants, deux vestiges d’un chapitre déplaisant de ma vie. Munro, en revanche, n’avait pas du tout vieilli. Je savais qu’il passait beaucoup de temps en salle de gym pour tenter de préserver son image de beau mec. Il était resté semblable au souvenir que j’avais de lui. Une épaisse chevelure blonde plaquée en arrière par du gel, le teint bronzé, une chemise non boutonnée sur un tee-shirt blanc à col en V qui découvrait le haut de ses pectoraux et quelques anneaux d’une lourde chaîne en or. Et toujours ce grand sourire satisfait, mielleux, qui n’était jamais loin de la surface.

Corliss nous indiqua la partie salon de la pièce située de l’autre côté de son bureau et, m’examinant comme si j’étais là pour un entretien d’embauche, attaqua :

— J’ai entendu dire que vous abattez du bon boulot, à New York. Votre retour là-bas vous a fait beaucoup de bien, apparemment.

Le sourire ironique qui étira ses lèvres me confirma le message sous-jacent de sa remarque. Je n’avais d’ailleurs pas pensé une seule seconde qu’il avait oublié les propos extrêmement vifs que nous avions échangés au Mexique. A l’époque, j’étais furax qu’on m’ait ordonné d’éliminer – d’exécuter, à vrai dire – un citoyen américain désarmé, Wade McKinnon, dont je savais uniquement qu’il était un génie de la chimie et qu’il mettait au point, sous la menace, une sorte de superdrogue pour un narco du nom de Navarro. Munro était avec moi cette nuit-là et il avait commis des actes encore plus condamnables pendant cette malheureuse mission, des choses qu’on n’aurait dû pardonner à personne. A notre retour, alors que Munro n’éprouvait aucun remords, je n’arrivais pas à oublier mon acte. Cela me torturait tellement que je finis par décider que je devais faire quelque chose pour réparer : essayer de retrouver des membres de la famille de McKinnon, les mettre au courant, me laver de ce crime, obtenir une sorte d’absolution ou affronter le mépris ou la haine que je pensais mériter. De leur côté, Corliss et le reste des pontes n’avaient pas ce genre de scrupules et se fichaient totalement de mes démons intérieurs. Mais surtout, ils ne voulaient pas que je me répande en jérémiades à tous les coins de rue. Ils avaient donc agité une carotte devant moi : un transfert au bureau de New York, avec un poste important à la division antiterroriste à la clé, affectation prestigieuse par laquelle ils pensaient me circonvenir. Après m’être torturé l’esprit pendant des jours, j’avais fini par accepter – ce n’est pas ce que j’ai fait de plus glorieux, je l’admets – et nous nous retrouvions dans ce bureau, cinq ans plus tard, avec le fantôme de Corliss, qui ne semblait même plus capable d’avoir l’air content de lui.

Je faillis répliquer que cela nous avait fait beaucoup de bien à tous les deux, mais compte tenu de ce qu’il avait enduré après mon départ, c’eût été vraiment nul. J’optai plutôt pour un moyen terme qui pouvait passer pour une offrande de paix :

— Une vraie partie de plaisir.

Il m’observa, comme s’il ne savait pas trop quoi répondre à ça, puis remua dans son fauteuil et en vint au fait :

— Je suis profondément désolé pour Martinez. Elle avait fait du bon boulot pour nous, même si son départ de l’agence a été un peu… hum… abrupt.

Il me regarda comme si j’y étais pour quelque chose. C’était le cas, en fin de compte, mais j’étais sûr qu’il n’en savait rien. Il était au courant de ma liaison avec Michelle, ce n’était pas un secret, mais elle m’avait confié qu’elle n’avait parlé de sa grossesse à personne de l’agence.

— Dites-moi ce que nous pouvons faire pour vous aider, conclut-il.

Munro et lui m’écoutèrent avec attention exposer le peu que je savais, puis Villaverde leur communiqua les infos du service balistique, qu’on leur avait transmises. C’était cette partie de l’histoire qui suscitait la curiosité de Corliss car elle fournissait une nouvelle piste pour une de ses enquêtes actuellement au point mort.

— Vous avez autre chose sur l’équipe de tueurs ? demanda-t-il quand David eut terminé.

— Pas encore, répondit-il. C’est pour ça qu’on est ici.

Corliss plissa les lèvres, écarta les mains.

— Hé, j’espérais que vous m’apporteriez de quoi nous aider à coincer ces enfoirés !

— Pour le moment, c’est tout ce que j’ai.

Corliss fronça les sourcils.

— On n’est pas plus avancés l’un que l’autre, alors. Notre enquête a abouti à une impasse. Ces types sont venus, ils ont fait leur truc, ils sont repartis. Ils portaient des masques. Les véhicules utilisés avaient été volés, ils les ont soigneusement nettoyés et y ont mis le feu avant de les abandonner. Les balles récupérées et les vidéos des caméras de surveillance ne nous ont pas fait progresser davantage. Aucune rumeur dans les rues sur cette affaire, aucun crétin qui bavasse dans un bar, rien. Et six mois plus tard, la piste n’est pas froide, elle est gelée.

J’espérais quelque chose, n’importe quoi, mais pas ça. Je jetai un coup d’œil à Munro et revins à Corliss.

— C’est tout ?

— C’est tout, confirma-t-il d’un ton abattu. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Vous croyez que je suis content ? Je suis bien emmerdé, oui. On me met la pression. Le gouverneur a tellement gueulé dans mon téléphone que je sentais l’odeur de son cigare. Ça ne me gênait pas, j’étais aussi remonté que lui. Je veux leur peau, à ces salauds, mais ils ne nous ont pas laissé grand-chose sur quoi travailler.

Le silence se fit dans la pièce tandis que nous assimilions cette nouvelle déprimante, puis Villaverde demanda :

— Et la piste des trois écussons ?

Il se référait aux bandes de motards et à leurs insignes en trois parties – les deux « rockers », généralement en forme de croissant, avec le nom du club et sa ville, la pièce centrale avec son logo – qu’ils portaient au dos de leurs blousons ou de leurs vestes en jean à manches coupées.

— Vous en êtes où, avec ça ?

Villaverde et moi en avions discuté en chemin. Il m’avait parlé du témoignage d’un des rescapés du raid sur l’institut, selon qui les kidnappeurs avaient « le type motard », ce qui cadrait assez bien avec ceux que j’avais vus. Les gars qui avaient agressé Michelle étaient des durs aux visages ravagés par l’alcool et la dope. Il pouvait s’agir de motards, mais c’était difficile à affirmer, étant donné qu’ils n’arboraient pas leurs couleurs et qu’ils dissimulaient une trop grande partie de leur anatomie pour qu’on puisse repérer un tatouage de bande révélateur, style motard ou autre. Les bandes servaient cependant de plus en plus de gros bras aux cartels au nord de la frontière – ça au moins on le savait avec certitude. On pouvait facilement imaginer que pour un narco ayant connu Michelle autrefois et voulant s’emparer d’elle, pour une raison ou une autre – récupérer l’argent qu’elle lui avait fait perdre, ou simplement se venger –, le recours à une bande de motards constituait un choix tentant. Villaverde et moi estimions que je devais retourner feuilleter l’album de famille, en délimitant mieux le champ des recherches. Les gars de l’ATF étaient des experts ès motards et Villaverde avait déjà téléphoné à son contact dans cette agence pour qu’on prépare les photos que j’examinerais.

— On continue à chercher de ce côté-là, répondit Munro. On met la pression à toute la racaille de nos fichiers, on bosse avec l’ATF, mais c’est comme essayer de faire saigner une pierre. Ces bandes, elles sont soudées. Les seules fois où un de ces branleurs ouvre sa gueule, c’est pour nous embrouiller en faisant courir le bruit que c’est un concurrent qui a fait le coup. Les Desperados disent que c’est les Huns, les Huns disent que c’est les Sons of Azazel, les Sons of Azazel disent que c’est les Aztecas… Un vrai cauchemar. On peut seulement y voir un peu plus clair en infiltrant quelqu’un, et ça demande du temps. En plus, on ne sait même pas de quelle bande il s’agit, encore moins quelle section…

— Et les cartels ? intervins-je. Ça donnerait quelque chose en prenant par l’autre bout, du sommet vers la base ?

Corliss eut un petit rire.

— Je vous souhaite bonne chance. Nos amis du Sud ont un code d’omerta encore plus strict.

— Mais, si on a bien affaire à des motards, vous pensez que dans cette histoire, ce sont des hommes de main, pas des consommateurs ? insistai-je.

— D’après moi ? Oui. Absolument.

Corliss se pencha en avant, indiqua Villaverde et dit :

— Nous avons tous réussi à éliminer un grand nombre de labos locaux, mais vous savez aussi bien que moi que ça n’a fait que déplacer au sud de la frontière la partie production du problème. Et c’est là-bas qu’ils ont besoin de blouses blanches. Pas ici. Nos amis mexicains dirigent au Mexique des superlaboratoires capables de fournir chacun cent cinquante à deux cents kilos de meth par jour. Par jour. C’est beaucoup et ça demande du savoir-faire. Alors, quand ils mettent la main sur un crack en chimie qui peut rationaliser leur production et obtenir un produit de meilleure qualité sans faire exploser leurs labos, ils ne le laissent pas partir.

J’avais l’impression qu’il me manquait encore une pièce essentielle du puzzle.

— Je ne vois toujours pas le rapport avec Michelle. Ça remonterait à cinq ans.

— Qui sait, dit Corliss, écartant l’objection d’un geste désinvolte. Elle suivait la piste de l’argent des cartels. Elle a beaucoup fait souffrir quelques affreux en les privant de leurs jouets et en nettoyant leurs comptes en banque. L’un d’eux a peut-être voulu le lui faire payer. Ces types… ils passent un moment en prison, ils sortent en graissant des pattes ou en tirant dans le tas, ils changent de coin et restent en dessous du radar… Il a peut-être fallu tout ce temps à l’un d’eux pour la retrouver. D’autant que Martinez était un agent infiltré.

Ça me semblait toujours bancal, mais pour l’heure il faudrait que je m’en contente.

— Ils ont emporté son ordinateur portable, rappela Villaverde en me regardant d’un air gêné, comme s’il renforçait le point de vue de Corliss. Ils cherchaient peut-être un moyen d’inverser un marché. D’obliger Michelle à leur transférer des fonds.

Je me raidis, sachant où cela menait. Corliss haussa un sourcil et lui lança un regard dubitatif.

— Son portable ?

Le directeur du bureau local du FBI hocha la tête. Corliss ne dit rien mais signifia clairement ce qu’il pensait par son expression matoise.

— Quoi ? fis-je.

— Eh bien, elle a confisqué pas mal de fric à plusieurs de ces narcos, répondit Corliss avec une moue, comme s’il venait de renifler du lait tourné. Elle en avait peut-être gardé une partie pour elle. Ce ne serait pas la première fois que ça arriverait.

Je sentis mon visage s’embraser.

— Michelle était clean, affirmai-je en veillant à garder mon calme.

— Vous le savez parce que vous avez eu une aventure avec elle ?

— Elle était clean, persistai-je.

— C’était un agent infiltré, ne l’oubliez pas. Elle savait cacher un secret. Même à celui avec qui elle partageait son lit.

Je surpris le regard qu’il échangea avec Munro et je sentis les veines de mon cou se durcir. Je dus faire un effort pour me contrôler. Michelle n’était pas encore enterrée que ce connard amer et à moitié déglingué salissait sa mémoire. Après m’être brièvement tourné vers Villaverde, je revins à Corliss.

— Elle était clean. A cent pour cent. Cela ne fait aucun doute.

J’attendis, prêt à riposter à toute contestation, mais il n’y en eut pas. Corliss soutint simplement mon regard de ses yeux las puis haussa les épaules, la moue toujours perplexe.

— Peut-être, admit-il. Dans un cas comme dans l’autre… c’est à vérifier. Ça pourrait conduire à nos tueurs.

Je n’appréciais pas son attitude soupçonneuse, mais je n’y pouvais rien changer. Il y avait cependant un argument que je pouvais lui renvoyer à la figure :

— Si c’était bien des narcos qui en voulaient à Michelle, vous avez une taupe ici. Ils n’auraient pas pu la retrouver autrement.

Corliss ne fut pas ébranlé.

— Vous savez le temps et les ressources que nous consacrons à garder notre maison saine ? C’est une bataille incessante.

— Vous voyez un narco en particulier qui aurait voulu se venger d’elle ? demanda Villaverde à Corliss pour passer adroitement sur un autre terrain. Quelqu’un à la rancune assez forte pour refaire surface cinq ans après ?

— J’en vois un ou deux, répondit Corliss. Personne n’aime se faire rouler, surtout par une femme.

Il parut passer en revue une série de possibilités et Munro intervint :

— Faudrait que je revoie son dossier, mais son dernier boulot était un gros truc. Carlos Guzman. Elle l’a lessivé. Près d’un demi-milliard. Et comme vous le savez, il est toujours là. Probablement plus friqué que jamais.

Je coulai un regard à Villaverde. Ni lui ni moi n’avions quoi que ce soit à ajouter. Je me disais que nous n’obtiendrions pas grand-chose d’autre d’eux non plus quand Corliss se tourna vers moi et me demanda :

— Pourquoi elle vous a téléphoné ? Après tout ce temps, pourquoi vous ?

Vu les saletés qu’il avait insinuées sur elle, je n’avais aucune envie de lui apprendre que Michelle et moi avions eu un enfant ensemble.

— Elle avait peur, elle ne savait pas vers qui se tourner, répondis-je. Et allez savoir, elle croyait peut-être encore à ce truc désuet qu’on appelle la confiance…

Il poussa un long sifflement triste puis hocha lentement la tête.

— La confiance, hein ?

Il se tut et son regard se voila, comme s’il s’était égaré dans un endroit lointain et sombre.

— Ma femme m’a fait confiance quand je lui ai juré que mon travail ne les mettrait jamais en danger, elle et ma fille, reprit-il.

Puis son regard accommoda de nouveau et se posa sur moi.

— Ça n’a pas vraiment bien fini, pour l’une comme pour l’autre, vous ne croyez pas ?

Il n’y avait pas grand-chose à ajouter.