CHAPITRE XVII

Il faut beaucoup de volonté pour rester étendu dans une complète immobilité lorsque l’on sent des brins collants, de plus en plus nombreux, tomber comme des plumes, vous chatouiller le visage et les mains et, plus encore, lorsqu’on commence à se rendre compte que les premiers brins pressent la peau comme de fines cordes et la tirent doucement.

Je saisis la pensée de Michael qui se demandait avec inquiétude si ce n’était pas un piège et s’il n’aurait pas mieux fait de s’enfuir. Avant que j’aie pu répondre, la Zealandaise intervenait, toujours rassurante, pour nous dire de garder notre calme et de patienter. Rosalinde souligna ces recommandations pour Petra.

— Êtes-vous prises aussi ? lui demandai-je.

— Oui, répondit-elle. Le courant d’air de la machine a soufflé des brins jusqu’au fond de la cave. Petra, chérie, vous avez entendu ce qu’elle a dit. Essayez de rester immobile.

Le grondement et le ronflement qui avait tout dominé diminuèrent lorsque la machine marcha au ralenti. Bientôt ils s’arrêtèrent. Le silence qui succéda fut bouleversant.

La Zealandaise appela :

— Michael ! Commencez à compter pour me guider vers vous.

Michael se mit à compter en formes de chiffres. J’entendis craquer l’échelle et grincer les montants contre le rebord de la cave. Bientôt, il y eut un sifflement. Une humidité me tomba sur le visage et les mains et ma peau cessa de se crisper. J’essayai d’ouvrir les yeux. Mes paupières résistèrent, puis se détachèrent lentement. Elles me parurent gluantes lorsque je les levai.

Tout près devant moi, debout sur les derniers barreaux de l’échelle, et penchée à l’intérieur, il y avait une silhouette entièrement cachée sous un vêtement blanc étincelant. Des filaments flottaient encore lentement dans l’atmosphère, quand ils tombaient sur le casque ou les épaules du vêtement blanc, ils ne se collaient pas. Ils glissaient et continuaient à descendre doucement. Je ne pouvais rien voir du porteur du vêtement, sauf les yeux qui me regardaient à travers de petites fenêtres transparentes. Une main gantée de blanc tenait une bouteille métallique d’où s’échappait en sifflant un fin brouillard.

— Tournez-vous, me dit-elle par la pensée.

Je me retournai et elle aspergea de gouttelettes mes vêtements de haut en bas. Puis elle monta les deux ou trois derniers barreaux, m’enjamba au passage et se dirigea vers Rosalinde et Petra qui étaient au fond de la cave, en lançant un brouillard liquide.

La tête et les épaules de Michael apparurent au-dessus du rebord. Lui aussi était humecté de rosée et les quelques brins errants qui se posaient sur lui brillaient un moment, puis fondaient. Je m’assis pour regarder derrière lui.

La machine blanche était posée au milieu de la clairière. Le dispositif qu’elle portait à son sommet avait cessé de tourner et on pouvait maintenant l’examiner. C’était, semblait-il, une spirale conique composée d’un certain nombre de sections faites d’une matière presque transparente. Sur le côté du corps de l’appareil en forme de poisson, il y avait des fenêtres vitrées, et une porte était ouverte.

La clairière elle-même donnait l’impression qu’un nombre fantastique d’araignées y avaient filé leur toile en y mettant toute leur force et toute leur puissance.

Des corps d’hommes et de chevaux étaient dispersés parmi les masures. Ils étaient aussi immobiles que le reste.

Un brusque craquement sonore vint de la droite. Je tournai la tête juste à temps pour voir un jeune arbre se briser à un pied du sol et tomber. Puis, du coin de l’œil, je perçus un autre mouvement. Un buisson se penchait lentement. Ses racines sortirent du sol sous mes yeux. Un autre buisson bougea. Une masure se ratatina sur elle-même et s’effondra, puis une autre… C’était mystérieux et troublant…

Les yeux de Petra dévisageaient avec rancune et curiosité la silhouette vêtue de blanc. La femme lança quelques derniers jets de liquide pulvérisé dans tout l’air ambiant, puis elle ôta ses gants et rejeta son casque en arrière. Elle nous regarda et nous la dévisageâmes franchement.

Elle avait de grands yeux, dont l’iris était plus brun que vert, bordés de longs cils dorés. Le nez droit, aux narines incurvées, avait la perfection d’une sculpture. La bouche, peut-être un peu large, surmontait un menton arrondi, mais pas mou. Ses cheveux étaient légèrement plus foncés que ceux de Rosalinde et, ce qui était étonnant chez une femme, ils étaient courts.

Mais, plus que tout le reste, c’était la transparence de son visage qui nous faisait écarquiller les yeux. Ce n’était pas de la pâleur. C’était simplement une teinte blonde, comme de la crème fraîche, avec des joues que l’on aurait pu croire saupoudrées de pétales roses. Il n’y avait pas une ligne dans ce velouté. Elle paraissait neuve et parfaite, à croire que le vent ni la pluie ne l’avaient jamais touchée. Il nous fut difficile d’admettre qu’une vraie personne vivante pouvait paraître si intacte, si impeccable.

Elle nous embrassa d’un coup d’œil, puis fixa son attention sur Petra. Elle lui sourit, dans un éclair de parfaites dents blanches.

Elle émit une image extrêmement complexe qui comprenait du plaisir, de la satisfaction, la réalisation du but atteint, du soulagement, de l’approbation et, ce qui me surprit beaucoup, une pointe d’un sentiment qui n’était pas loin du respect. Le mélange était subtil et dépassait la compréhension de Petra, mais elle en perçut suffisamment pour garder quelques secondes un sérieux inaccoutumé qui lui élargit les yeux, tandis qu’elle regardait la femme en face, à croire qu’elle savait d’une manière quelconque, sans comprendre pourquoi ni comment, que cet instant était l’un des plus importants de sa vie.

Ensuite, elle se détendit, sourit et eut un petit rire. Il se passait évidemment quelque chose entre elles, mais d’une qualité ou à un niveau qui était en dehors de ma portée. Je rencontrai le regard de Rosalinde qui hocha simplement la tête.

La Zealandaise se pencha pour prendre Petra dans ses bras. Elles se regardèrent de près. Petra leva une main hésitante pour toucher le visage de la femme, comme pour s’assurer qu’il était réel. L’étrangère éclata de rire, l’embrassa et la déposa.

— Cela n’a pas été simple d’obtenir la permission de venir. La distance était tellement grande ! Plus du double de celle à laquelle nous étions parvenus jusqu’à présent. Le voyage du vaisseau était coûteux. Ils pouvaient à peine croire que cela en valait la peine. Mais ce sera…

Elle regarda de nouveau Petra avec étonnement.

— À son âge, sans entraînement… et elle peut projeter une pensée sur la moitié du tour du monde !

Elle hocha encore la tête, à croire qu’elle ne pouvait encore l’admettre tout à fait, puis elle se retourna vers moi.

— Elle a encore beaucoup à apprendre, mais nous lui donnerons les meilleurs professeurs et, un jour, c’est elle qui les instruira.

Elle s’assit sur le lit de brindilles et de peaux qui avait appartenu à Sophie. Le casque blanc rejeté en arrière encadrait sa belle tête d’un halo. Pensive, elle nous étudia l’un après l’autre et parut satisfaite. Elle eut un geste d’approbation.

— En vous aidant les uns les autres, vous êtes arrivés aussi à faire du chemin, mais vous verrez que nous pourrons vous enseigner pas mal de choses encore.

Elle prit possession de la main de Petra.

— Eh bien, comme vous n’avez pas de bagages à rassembler et que rien ne vous retient, nous ferons mieux de partir maintenant.

— Pour Waknuk ? demanda Michael.

C’était plus une affirmation qu’une question et elle s’arrêta, alors qu’elle allait se lever, pour le regarder d’un air interrogateur.

— Il y a aussi Rachel, expliqua-t-il.

La Zealandaise réfléchit.

— Je ne suis pas sûre… Attendez une minute, lui dit-elle.

Elle se mit soudain en communication avec quelqu’un qui se trouvait au-dehors à bord de l’appareil, mais à une vitesse et un niveau où je ne pouvais presque rien comprendre. Bientôt, elle hocha la tête avec regret.

— C’est ce que je craignais, dit-elle. Je suis désolée, mais nous ne pouvons pas la prendre.

— Ce ne sera pas long. Ce n’est pas loin, pas pour votre machine volante, insista Michael.

De nouveau, elle hocha la tête.

— Je regrette, répéta-t-elle. Naturellement, nous l’aurions fait si c’était possible mais c’est une question technique. La machine utilise du combustible. Plus le poids qu’elle porte est lourd et plus sa vitesse est grande, plus elle consomme. Maintenant, il nous en reste tout juste assez pour le retour, en usant de prudence. Si nous allions à Waknuk, nous aurions un autre atterrissage, un autre décollage et le transport de quatre d’entre vous, plus Petra. Nous brûlerions tout notre combustible avant de pouvoir arriver chez nous. Cela signifierait que nous tomberions dans la mer et serions noyés. D’ici, nous pouvons tout juste emmener trois d’entre vous sans danger. Pour quatre, avec un atterrissage en sus, nous ne le pouvons pas.

Un silence suivit tandis que nous apprécions la situation. Elle l’avait exposée avec suffisamment de clarté et elle se rassit, immobile dans son vêtement blanc étincelant, les mains jointes autour de ses genoux plies pour attendre, avec sympathie et patience, que nous eussions accepté les faits.

Durant cette interruption, nous prîmes conscience du silence mystérieux qui nous entourait. On n’entendait plus aucun bruit. Pas un mouvement. Même les feuilles des arbres ne faisaient aucun bruissement.

— Ils ne sont pas… Ils ne sont pas tous… morts ? demanda Rosalinde.

— Oui, répondit simplement la Zealandaise. Ils sont tous morts. Les fils de plastic se contractent en séchant. Les hommes se débattent, s’empêtrent eux-mêmes, tombent bientôt dans l’inconscience. C’est plus charitable que vos flèches et vos épées.

Rosalinde frissonna. Moi aussi, peut-être. Il y avait là quelque chose d’effrayant, tout à fait différent de l’issue fatale d’un combat d’homme à homme, ou de la liste des pertes après une bataille ordinaire. Le caractère de la Zealandaise nous laissait aussi perplexes, car il n’y avait dans son esprit aucune dureté ni aucun grand chagrin. Seulement un léger dégoût, comme devant une nécessité inévitable, mais courante. Elle perçut notre confusion et hocha la tête d’un air réprobateur.

— Il est désagréable de tuer des créatures, reconnut-elle. Mais prétendre qu’on peut vivre en l’évitant, c’est se tromper soi-même. Dans le plat il faut de la viande, il faut des légumes que l’on empêche de fleurir, des graines que l’on ne laisse pas germer. De même que nous devons ainsi nous maintenir en vie, de même il nous faut défendre notre espèce contre celles qui veulent la détruire, autrement nous faillirions à nos obligations.

Les malheureux habitants des Franges étaient condamnés, bien qu’ils n’eussent rien fait de mal, à une vie de misère et de crasse. Il ne pouvait y avoir pour eux aucun avenir. Quant à ceux qui les avaient condamnés, eh bien, cela aussi est la loi de la vie. Il y a eu déjà des seigneurs de la terre. Avez-vous entendu parler des grands lézards ? Quand vint pour eux le moment d’être remplacés, ils durent disparaître.

Un jour viendra où, nous aussi, nous laisserons la place à un être nouveau. Très certainement, nous lutterons contre l’inévitable, comme le font ces derniers représentants des Anciens. Nous essaierons de toutes nos forces de le pulvériser pour le renvoyer à la terre d’où il aura émergé, car la trahison à l’égard de sa propre espèce ressemblera toujours à un crime. Nous le forcerons à faire ses preuves et, quand il les aura faites, nous partirons, tout comme, par le même processus, ceux-là s’en vont.

Par fidélité à leur espèce, ils ne peuvent tolérer que nous nous élevions. Par loyalisme racial, nous ne pouvons accepter leur obstruction.

Si le procédé vous choque, c’est parce que vous n’avez pas encore pu voyager et, sachant ce que vous êtes, voir ce que signifie une différence d’espèce. Vous pensez toujours un peu qu’ils sont la même race que vous, c’est pourquoi vous vous révoltez. Et c’est pour cette raison qu’en face d’eux vous êtes désavantagés car eux ne se trompent pas. Ils sont vigilants, ils ont une conscience collective du danger qui les menace. Ils voient parfaitement que, pour que leur espèce survive, il faut non seulement qu’ils la préservent de toute détérioration, mais qu’ils la protègent contre la menace encore plus sérieuse d’une variété supérieure.

Car notre espèce est une variété supérieure, et nous ne faisons que commencer. Nous pouvons avoir une pensée commune et nous comprendre comme jamais ils ne le pourront. Nous ne sommes pas de ces dogmatiques qui veulent enseigner à Dieu comment il aurait dû ordonner le monde.

La qualité essentielle de la vie est de vivre, et vivre est, principalement, changer. Changer c’est évoluer, et nous sommes une part de cette évolution.

Le statique, l’ennemi de la vie, est l’ennemi du changement et, en conséquence, notre implacable ennemi. Si vous êtes encore choqués ou hésitants, pensez seulement à ce qu’ont fait ces gens qui vous ont appris à les considérer comme vos compagnons. Je sais très peu de choses de votre vie, mais le processus varie peu, là où une poche de l’ancienne espèce tente de se perpétuer. Et pensez aussi à ce qu’ils avaient l’intention de vous faire, et pour quelle raison…

Mes yeux se portèrent sur Petra. Elle était assise, assez ennuyée par toute cette apologie et elle regardait le beau visage de la Zealandaise avec une sorte d’étonnement désenchanté. Une série de souvenirs effacèrent le tableau que j’avais sous les yeux. Le visage de ma tante Harriet dans l’eau, sa chevelure doucement agitée par le courant ; la pauvre Anne, le corps flasque, pendue à une poutre. Sally, se tordant les mains dans son angoisse au sujet de Catherine et dans sa terreur personnelle. Sophie, dégradée jusqu’à l’état sauvage, glissant dans la poussière, une flèche dans la nuque.

N’importe laquelle pouvait être l’image de ce que serait l’avenir de Petra. Je me retournai pour m’approcher d’elle et je l’entourai de mon bras.

Pendant que parlait la Zealandaise, Michael, à l’entrée de la cave, regardait au dehors et ses yeux détaillaient, presque avec convoitise, l’appareil qui attendait dans la clairière.

— Petra, demanda-t-il. Croyez-vous pouvoir atteindre Rachel pour moi ?

Petra lança l’appel avec toute sa puissance.

Oui, elle est là. Elle veut savoir ce qui se passe, dit Petra.

— Faites-lui d’abord savoir que, quoi qu’on lui raconte, nous sommes tous vivants et en bonne santé.

— Oui, dit bientôt Petra. Elle comprend cela.

— Maintenant, je veux que vous lui disiez ceci, continua Michael lentement. Il faut qu’elle continue à se montrer brave et très prudente. Bientôt, dans trois ou quatre jours peut-être, je viendrai la prendre pour partir en voyage. Voulez-vous le lui dire ?

Petra établit le relais avec énergie, mais très fidèlement, puis elle attendit la réponse. Un léger froncement de sourcils apparut sur son visage.

— Oh ! ciel ! fit-elle avec une pointe de dégoût. Elle est encore dans la confusion et les pleurs. Elle a l’air de pleurer beaucoup, cette fille, vous ne croyez pas ? je ne comprends pas pourquoi. Ses pensées d’arrière-plan ne sont pas du tout tristes, cette fois. Ce sont comme des larmes de bonheur. N’est-ce pas stupide ?

Nous regardâmes tous Michael, sans aucun commentaire.

— Vous savez bien, dit-il, sur la défensive, que vous êtes tous deux proscrits et hors la loi. Aucun de vous ne peut donc y aller.

— Pourtant, Michael… commença Rosalinde.

— Elle est seule, continua Michael. Auriez-vous laissé David seul là-bas, et David vous aurait-il laissée ?

Il n’y avait rien à répondre à cela.

— Vous avez dit : « pour partir en voyage », fit remarquer Rosalinde.

— Rachel a autant de droits qu’aucun de nous. Puisque l’appareil ne peut l’emmener, il faut que quelqu’un le fasse.

La Zealandaise, penchée en avant, le regardait. Il y avait dans ses yeux de la sympathie et de l’admiration, mais elle hocha doucement la tête.

— La route est très longue… et il y a ce terrible pays infranchissable qui nous sépare, rappela-t-elle.

— Je sais, reconnut-il. Mais la terre est ronde, il y a sûrement une autre route pour y arriver.

— Ce sera dur… et certainement dangereux, prévint-elle.

— Pas plus que de rester à Waknuk. En outre, comment pourrions-nous rester, maintenant que nous savons qu’il y a un pays pour les gens comme nous, qu’il y a un endroit où aller ? Savoir fait toute la différence. Savoir que nous ne sommes pas seulement des monstres inutiles, des déviations ébahies qui espèrent sauver leur peau. C’est la différence entre essayer seulement de préserver sa vie et avoir une raison de vivre.

La Zealandaise réfléchit un instant, puis elle leva les yeux pour rencontrer le regard de Michael.

— Nous vous attendrons, Michael, lui dit-elle ; nous vous réserverons une place parmi nous.

La porte se referma avec un bruit sourd. L’appareil se mit à vibrer et lança un grand souffle poussiéreux à travers la clairière. Par les hublots, nous pûmes voir Michael qui se raidissait contre le courant d’air tandis que ses vêtements claquaient. Même les arbres déviés de la clairière bougèrent sous leur linceul de toile d’araignée.

Le sol s’inclina en dessous. Il y eut une légère embardée, puis la terre parut tomber tandis que nous grimpions de plus en plus vite dans le ciel du soir. Le vol, bientôt, se régularisa et nous prîmes la direction du sud-ouest. Petra était surexcitée et sa force en était quelque peu amplifiée.

— C’est vraiment merveilleux, annonça-t-elle. Je peux voir sur des milles et des milles. Oh ! Michael ! Que vous avez l’air drôle et minuscule là-bas !

La petite silhouette solitaire de la clairière agita le bras. Sa pensée monta vers nous.

— Pour le moment, je parais drôle et minuscule, Petra, mais cela passera. Nous vous suivrons.

C’était exactement ce que j’avais vu en rêve. Un soleil brillant, comme n’en avait jamais connu Waknuk, baignait de lumière la vaste baie où les crêtes blanches des longues vagues rampaient lentement vers la rive. De petites embarcations, quelques-unes portant des voiles de couleur, d’autres sans voiles, se dirigeaient vers le port déjà plein de bateaux. Ramassée au long de la berge et plus clairsemée en arrière où elle s’étendait vers les collines, la ville s’étendait, avec ses blanches maisons enfouies dans la verdure des parcs et des jardins. Je pouvais même distinguer les minuscules véhicules qui glissaient au long des larges avenues bordées d’arbres. Un peu à l’intérieur, près d’un carré vert, une lumière éclatante clignotait au faîte d’une tour et un appareil en forme de poisson descendait lentement.

Le tableau m’était si familier que je fus presque inquiet. Dans un éclair, j’imaginai que je me réveillerais et que je me retrouverais sur mon lit à Waknuk. Je pris la main de Rosalinde pour me rassurer.

— Est-ce réel ou non ? Vous le voyez vous aussi ? demandai-je.

— C’est beau, David. Je n’aurais jamais pensé qu’il pût rien y avoir d’aussi splendide. Écoutez !

En arrière-fond, il y avait quelque chose de nouveau et d’inconnu. En termes d’acoustique, ce serait comme le bourdonnement d’une ruche d’abeilles ; en termes d’optique, une lueur diffuse.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je, intrigué.

— Vous ne devinez pas, David ? Ce sont les gens. Des tas et des tas de gens de notre espèce.

Je me rendis compte qu’elle avait raison et j’écoutai un peu jusqu’au moment où Petra fut emportée par son excitation, et je dus me protéger.

Nous survolions maintenant la terre et nous regardions la cité monter à notre rencontre.

— Je commence enfin à croire que c’est réel et vrai, dis-je à Rosalinde. Vous n’étiez jamais avec moi les autres fois.

Elle tourna la tête. Son visage souriant, aux yeux brillants, reflétait la Rosalinde intérieure. L’armure avait disparu. Elle me laissa regarder en dessous, c’était comme une fleur qui s’ouvre.

— Cette fois, David… commença-t-elle.

Sa pensée fut submergée. Titubants, nous prîmes nos têtes entre nos mains. Le parquet même, sous nos pieds, eut une légère secousse. Des protestations angoissées arrivèrent de toutes les directions. Petra fit des excuses à l’équipage du vaisseau et à la cité en général.

— Oh ! pardon ! dit-elle. Mais c’est tellement excitant !

— Cette fois, chérie, nous vous pardonnons, lui répondit Rosalinde, car c’est vraiment merveilleux !