CHAPITRE X
Lorsqu’elle nous en fit part, ce fut avec une pointe de défi. Nous ne la prîmes pas d’abord très au sérieux. Il nous était difficile de croire, et nous ne le désirions pas, qu’elle était décidée. En premier lieu, il s’agissait d’Alan Ervin, ce même Alan avec qui je m’étais battu sur le bord de la rivière et qui avait dénoncé Sophie. Les parents d’Anne dirigeaient une ferme presque aussi importante que Waknuk. Alan était le fils d’un forgeron, son ambition était de devenir lui-même forgeron à son tour.
Brusquement, nous étions obligés de réfléchir aux conséquences d’une telle union et, bien que jeunes, nous en voyions suffisamment pour être anxieux. Ce fut Michael qui, le premier, exposa nos vues à la fiancée.
— C’est impossible, Anne. Pour votre propre sécurité, vous ne devez pas faire cela, lui dit-il. Ce serait comme de vous lier pour la vie à un infirme. Réfléchissez à ce qu’une telle union signifiera en réalité.
— Je ne suis pas une sotte, lui répondit-elle avec colère. Bien sûr que j’ai réfléchi. J’ai réfléchi plus que vous. Je suis une femme, j’ai le droit de me marier et d’avoir des enfants. Nous sommes trois hommes et cinq femmes. Vous voulez dire que deux d’entre nous ne se marieront jamais ? Vous devriez m’en être reconnaissants. Pour vous autres, les choses en seront simplifiées.
— Ce raisonnement ne tient pas, répliqua Michael. Nous ne sommes sûrement pas les seuls à détenir ce don. Il doit y avoir d’autres comme nous… au-delà de notre portée, quelque part. Si vous attendiez un peu…
— Pourquoi devrais-je attendre ? Cela pourrait durer des années, ou toujours. Je n’ai pas demandé à être comme nous sommes et j’ai autant le droit que quiconque de tirer de la vie ce que je peux. Trois d’entre nous peuvent épouser les trois hommes. Qu’arrivera-t-il alors aux deux autres, aux deux qui sont laissées de côté ? Elles ne feront partie d’aucun groupe. Voulez-vous dire qu’elles devront être frustrées de tout ?
« C’est vous qui n’avez pas réfléchi, Michael, ni aucun d’entre vous. Vous autres, vous ne savez pas ce que vous voulez, parce qu’aucun de vous n’est amoureux, sauf David et Rosalinde, aussi aucun de vous n’a-t-il envisagé la question.
C’était en partie vrai en ce qui concernait ce point mais nous pouvions tous nous rendre compte qu’un mariage avec un normal deviendrait en très peu de temps intolérable. Notre situation, dans nos foyers actuels, était déjà mauvaise, mais être obligé de vivre dans l’intimité d’un individu qui n’aurait pas de formes-pensées serait impossible. Quand les deux époux sont séparés par quelque chose de plus important qu’une différence de langage, quelque chose que l’un d’eux a toujours caché à l’autre, ce ne peut être qu’un simulacre de mariage. C’est un supplice, un perpétuel manque de confiance, un sentiment d’insécurité. C’est la perspective d’avoir à veiller toute sa vie à ne pas commettre d’erreurs. Et nous savions suffisamment déjà que l’on ne peut pas toujours les éviter.
Les autres paraissaient tellement indistincts, tellement peu perceptibles, en comparaison de ceux que nous connaissions par leurs pensées-formes. Je ne crois pas que des « normaux », qui ne peuvent jamais se partager leurs pensées pourraient comprendre à quel point nous faisions partie les uns des autres. Que pourrait être en conséquence la vie, pour l’un de nous, s’il était lié intimement à un « normal » à moitié muet qui ne pourrait jamais, au mieux, que deviner avec habileté les sentiments et les pensées de l’autre ? Rien d’autre qu’une vie de mécontentement et de frustration avec, tôt ou tard, l’erreur fatale, ou une accumulation de petites erreurs suscitant peu à peu la méfiance…
Anne, tout comme nous, le savait mais, maintenant, elle feignait de l’ignorer. Nous ne pouvions même pas discuter entre nous de l’action à entreprendre, s’il y en avait une. Pour moi, je n’en voyais pas. Rosalinde non plus ne trouvait rien.
Rosalinde était devenue une mince jeune femme élancée. Elle était belle et son visage attirait les regards, tout comme séduisaient sa démarche et ses gestes. Plusieurs jeunes gens avaient senti cette séduction et gravitaient autour d’elle. Elle se montrait polie à leur égard, mais pas plus.
Nous nous rencontrions discrètement, et pas trop souvent, par mesure de prudence. Personne, en dehors de ceux du groupe, ne soupçonna jamais, je crois, qu’il y eût quelque chose entre nous. Quand nous nous voyions, nous nous embrassions rapidement, avec tristesse, en nous demandant misérablement s’il viendrait jamais un jour où nous n’aurions pas à nous cacher. L’affaire d’Anne nous rendit encore plus malheureux. Un mariage avec un normal, quelque bienveillant et bon qu’il fût, était pour nous quelque chose d’impossible.
La seule autre personne à qui je pouvais demander conseil était l’oncle Axel. Il savait, comme tout le monde, qu’un mariage se préparait, mais il ignorait qu’Anne fît partie de notre groupe et il en reçut la nouvelle avec un visage lugubre. Après y avoir réfléchi, il hocha la tête.
— Non, cela ne marchera pas, Davie. Là, vous avez raison.
— Elle ne veut pas nous écouter, répondis-je. Elle va maintenant plus loin, elle ne répond plus du tout. Elle dit que c’est fini. Elle n’a jamais voulu être différente des gens normaux et maintenant elle veut leur ressembler autant qu’elle le pourra. C’est la première fois que nous avons une dispute avec elle. Elle a conclu en nous disant qu’elle nous détestait tous et haïssait l’idée même de notre existence. Du moins, c’est ce qu’elle a tenté de nous dire, mais ce n’est pas cela en réalité.
La vérité est qu’elle désire Alan si passionnément, qu’elle est résolue à ne rien laisser s’interposer qui l’empêche de l’avoir.
— Vous ne croyez pas qu’elle pourrait vivre comme une femme normale ? Supprimer complètement son autre personnalité ? Serait-ce trop difficile ? demanda l’oncle Axel.
— Nous y avons pensé, bien sûr, dis-je. Elle peut refuser de répondre. C’est ce qu’elle fait maintenant, comme quelqu’un qui ne voudrait plus parler. Mais continuer ainsi… Michael lui a dit que ce serait comme si elle prétendait n’avoir qu’un bras parce que la personne qu’elle épouserait n’en aurait qu’un. Il n’en résulterait rien de bon et on ne pourrait pas, d’ailleurs, garder cette attitude.
— Vous êtes convaincu qu’elle est folle de cet Alan, je veux dire au-delà de toute raison ? demanda l’oncle Axel après avoir médité un instant.
— Elle n’est plus du tout elle-même. Elle ne pense plus d’une façon logique. Avant qu’elle ait cessé de répondre, ses pensées-formes étaient étranges.
L’oncle Axel hocha de nouveau la tête avec une moue de désapprobation.
— Les femmes aiment à croire qu’elles sont amoureuses lorsqu’elles désirent se marier. Mais une femme qui est réellement amoureuse, c’est une autre affaire. Elle porte des œillères, elle n’a qu’une idée en tête et on ne peut compter sur elle pour quoi que ce soit. Elle sacrifie tout, y compris elle-même, à une seule loyauté. Pour elle, c’est tout à fait logique. Et quand il y a aussi un sentiment de culpabilité à surmonter, et peut-être à expier, c’est certainement dangereux pour quelqu’un…
Il s’interrompit pour réfléchir en silence un instant, puis il ajouta :
— C’est trop dangereux, Davie. Remords… Abnégation… Sacrifice de soi-même… Désir de purification… Tout cela pèsera sur elle. Le sentiment d’un fardeau, le besoin d’être aidée, que quelqu’un partage le fardeau… Tôt ou tard, je le crains, Davie, tôt ou tard…
— Mais que pouvons-nous faire ? répétai-je, malheureux.
— Dans quelle mesure avez-vous le droit d’entreprendre une action ? demanda-t-il, en fixant sur moi un regard sérieux, soutenu. L’un de vous prend une voie qui mettra en danger la vie de tous les huit. Pas tout à fait sciemment, peut-être, mais néanmoins sérieusement, quoi qu’on puisse en dire. Même si elle a l’intention de se montrer loyale vis-à-vis de vous, elle risque délibérément de vous faire tous prendre, pour arriver à ses propres fins. Il suffirait seulement de quelques mots pendant son sommeil. A-t-elle le droit moral de créer une menace constante qui restera suspendue sur vous sept, simplement parce qu’elle désire vivre avec un homme ?
— Nous avons fait de notre mieux pour la dissuader, dis-je, éludant la question.
— Écoutez, dit l’oncle Axel, j’ai connu autrefois un homme qui se trouvait avec un groupe dans une barque après l’incendie de leur navire. L’embarcation allait à la dérive. Ils n’avaient que peu de nourriture et peu d’eau. L’un d’eux but de l’eau de mer et devint fou. Il essaya de saborder la barque pour que tous se noient ensemble. Il représentait pour tous une menace. À la fin, ils durent le jeter par-dessus bord. Le résultat est que les trois autres eurent suffisamment de nourriture et d’eau pour durer jusqu’à ce qu’ils atteignent la terre. S’ils ne l’avaient pas fait, l’autre serait mort, de toute façon, et les autres aussi, très probablement.
— Non, dis-je avec décision, en hochant la tête. Nous ne pouvons pas faire cela.
— Ce monde, dit-il, n’est pour personne un lieu agréable et confortable, surtout pour ceux qui sont différents des autres. Peut-être, après tout, n’êtes-vous pas d’une espèce qui doive y survivre.
— Ce n’est pas exactement cela, répondis-je. Si vous parliez d’Alan, si de le jeter par-dessus bord devait nous aider, nous le ferions. Mais il s’agit d’Anne et nous ne le pouvons pas. Ce n’est pas parce qu’elle est une fille, ce serait la même chose pour n’importe lequel d’entre nous. Tout simplement, nous ne pourrions pas. Nous sommes trop proches les uns des autres. Je suis plus près d’elle et des autres que de mes propres sœurs. C’est difficile à expliquer… Ce ne serait pas seulement un meurtre, oncle Axel. Ce serait quelque chose de plus grave. Comme de violer à jamais une part de nous-mêmes. Nous ne pourrions pas…
Je ne pus même pas discuter cette idée avec les autres, de crainte qu’Anne ne saisît nos pensées. Mais je savais avec certitude qu’elle serait leur réaction à ce sujet. Je reconnaissais que l’oncle Axel avait proposé la seule solution pratique et je savais aussi que l’impossibilité de l’appliquer signifiait que nous ne pourrions rien faire.
Anne, maintenant, ne transmettait plus, nous ne saisissions d’elle aucune trace, mais nous ne savions toujours pas si elle avait la force de volonté de ne rien recevoir. Nous apprîmes par Rachel, sa sœur, qu’elle ne voulait écouter que les mots parlés et faisait tout ce qu’elle pouvait pour se persuader elle-même qu’elle était entièrement normale. Mais cela ne pouvait pas nous donner suffisamment de confiance pour nous permettre d’échanger librement nos pensées.
Les semaines qui suivirent, Anne garda la même attitude, on aurait presque pu croire qu’elle avait réussi à renoncer au sens qui la différenciait et à devenir normale. Le jour de son mariage arriva sans incident désagréable, puis Alan et elle s’installèrent dans la maison que leur donna le père d’Anne à la lisière de ses terres.
Les premiers mois, nous n’entendîmes presque pas parler d’elle. Elle découragea sa sœur de lui rendre visite, à croire qu’elle voulait trancher entre nous, même ce dernier lien.
Une des conséquences de ce mariage, en ce qui concernait Rosalinde et moi, fut de nous pousser à consacrer à nos ennuis personnels une attention plus pénétrante. Aucun de nous ne peut se souvenir du moment exact où nous avons su que nous allions nous marier. Cette perspective colorait nos pensées avant même que nous en eussions pris conscience.
L’inimité qui existait entre nos deux familles, et qui s’était pour la première fois manifestée à propos des grands chevaux, était maintenant établie depuis des années. Mon père et mon demi-oncle Angus, le père de Rosalinde, avaient pris l’habitude d’une constante guérilla. Dans leurs efforts pour compter des points, chacun surveillait comme un faucon la terre de l’autre, pour percevoir les moindres déviations ou offenses, et on savait, depuis quelque temps déjà, que chacun, de son côté, récompensait l’informateur qui lui apportait la nouvelle d’irrégularités sur le territoire de l’autre.
Il était bien clair que, des deux côtés, on s’opposerait absolument à toute union entre les deux familles.
Nous étions certains que, pour l’instant, personne ne se doutait de ce qu’il y avait entre nous. Les relations entre Strorms et Mortons se bornaient à des critiques mordantes et ce n’était qu’à l’église qu’on pouvait les voir sous le même toit. Rosalinde et moi, nous nous rencontrions peu, et discrètement.
Nous nous trouvions dans une impasse qui paraissait devoir durer éternellement, à moins que nous ne fissions quelque chose pour changer de force la situation. Il y avait un moyen et, si nous avions été sûrs que la colère d’Angus le pousserait à exiger le mariage, sous la menace du fusil, nous l’aurions pris. Mais nous n’en étions nullement certains. Son opposition contre tout ce qui était Strorm était telle qu’il y avait de fortes chances pour qu’il se servît de son fusil dans un autre dessein. De plus, nous étions sûrs que, même dans le cas où l’honneur serait par la force préservé, nous serions ensuite reniés tous deux par nos familles.
Nous discutions et examinions longuement toutes les possibilités pour trouver un moyen pacifique de sortir de ce dilemme, mais la moitié d’une année s’écoula après le mariage d’Anne, que nous n’étions pas plus avancés.
Quant aux autres de notre groupe, nous nous aperçûmes qu’en six mois l’inquiétude première avait perdu de son acuité. Cela ne signifie pas que nous avions l’esprit tranquille. Nous ne l’avions jamais eu depuis que nous nous étions découverts nous-mêmes, mais il nous avait fallu nous habituer à vivre sous la menace et lorsque la crise s’apaisa au sujet d’Anne, nous nous accoutumâmes à vivre avec l’idée, légèrement accrue, du danger.
Puis, un dimanche, au crépuscule, on trouva Alan mort, sur le chemin qui menait à sa maison, la gorge traversée d’une flèche.
Cette nouvelle nous fut d’abord communiquée par Rachel et nous écoutâmes avec anxiété tandis qu’elle tentait de se mettre en contact avec sa sœur. Elle y employa toute la concentration dont elle était capable, mais ce fut en vain. L’esprit d’Anne resta fermement clos devant nous, comme il l’était depuis huit mois. Même dans la détresse, elle ne transmettait rien.
— Je vais la voir, nous dit Rachel. Il faut qu’elle ait quelqu’un près d’elle.
Nous attendîmes une heure ou deux, puis Rachel se remit de nouveau en communication, très troublée.
— Elle n’a pas voulu me recevoir. Elle a refusé de me laisser entrer. Elle a ouvert à une voisine, mais pas à moi. Elle m’a crié de m’en aller.
— Elle croit sans doute que c’est l’un de nous le coupable, répondit Michael. Est-ce l’un de vous ? Ou savez-vous quoi que ce soit à ce sujet ?
Nos négations arrivèrent, catégoriques, l’une après l’autre.
— Il faut que nous corrigions sa pensée, décida Michael. Nous devons l’empêcher de le croire. Essayez d’obtenir le contact.
Nous essayâmes tous, aucune réponse ne vint.
— Cela ne va pas, fit Michael. Il faut, Rachel, que vous lui fassiez parvenir un mot. Rédigez-le avec soin pour qu’elle comprenne que nous ne sommes pour rien dans ce meurtre, mais de telle manière qu’il n’ait aucune signification pour les autres.
Une heure s’écoula avant qu’elle ne nous rappelle.
— Cela n’a rien donné. J’ai remis le mot à la femme qui est là et j’ai attendu. Elle est revenue me dire qu’Anne l’avait déchiré sans l’ouvrir. Ma mère s’y trouve maintenant, elle essaie de la persuader de revenir chez nous.
La réponse de Michael fut lente à venir, puis il conseilla :
— Le mieux est de nous préparer. Soyez tous prêts à prendre la fuite si c’était nécessaire. Mais n’éveillez aucun soupçon. Continuez, Rachel, à tâcher de découvrir tout ce que vous pourrez et, s’il arrive quoi que ce soit, prévenez-nous.
Je ne savais que décider. Petra était déjà couchée et je ne pouvais la réveiller sans qu’on le remarquât. En outre, je n’étais pas sûr que ce fût nécessaire. Anne elle-même ne pouvait certainement pas la soupçonner d’avoir pris part au meurtre d’Alan. Elle ne faisait partie de notre groupe que potentiellement. La maison s’était déjà retirée pour la nuit lorsque Rachel reprit la communication.
— Nous rentrons chez nous, ma mère et moi, dit-elle. Anne a renvoyé tout le monde et elle est seule maintenant là-bas. Ma mère voulait rester, mais Anne est hors d’elle-même et dans un état d’hystérie. Elle l’a obligée à partir. Nous avons eu peur de lui faire plus de mal en insistant pour rester. Elle a dit à ma mère qu’elle savait qui était responsable de la mort d’Alan, mais qu’elle ne voulait nommer personne.
— Vous pensez que c’est de nous qu’elle parlait ? Après tout, il est possible qu’Alan ait eu un conflit personnel aigu que nous ignorons, suggéra Michael.
— Si ce n’était que cela, elle m’aurait sûrement laissée entrer, répondit Rachel, plus que sceptique. Elle ne m’aurait pas crié de m’en aller. Je vais y retourner demain matin de bonne heure pour voir si elle a changé d’idée.
Il fallut nous contenter de cela pour l’instant. Nous pouvions, du moins, nous détendre un peu quelques heures. Rachel nous raconta, plus tard, ce qui se passa le lendemain matin.
Rachel, après avoir vainement frappé à plusieurs reprises, se rendit chez la voisine qui était la veille avec Anne.
À l’aide d’une bûche prise dans le tas de bois, elles poussèrent une fenêtre et grimpèrent pour entrer. Elles trouvèrent Anne dans sa chambre, pendue à une poutre.
Elles la descendirent toutes deux et la couchèrent sur son lit.
Pour Rachel, tout cela était irréel. Elle était hébétée. La voisine la prit par le bras pour l’entraîner. Au moment de sortir, celle-ci remarqua une feuille de papier pliée posée sur la table. Elle la ramassa.
— C’est sans doute pour vous ou pour vos parents, dit-elle, en plaçant la feuille dans la main de Rachel.
— Oh ! oui, je vois. Je vais la leur donner, dit-elle en glissant dans son corsage le message qui n’était adressé ni à ses parents ni à elle, mais à l’inspecteur.
Le mari de la voisine la ramena chez elle. Elle prévint ses parents de la mort d’Anne puis, seule dans sa chambre, elle lut la lettre.
Celle-ci nous dénonçait tous, y compris Rachel, et même Petra. Elle nous accusait collectivement d’avoir comploté le meurtre d’Alan, que l’un de nous, qu’elle ne spécifiait pas, aurait perpétré.
Rachel lut la feuille deux fois, puis elle la brûla soigneusement.
Après un ou deux jours, notre tension se relâcha. Le suicide d’Anne était une tragédie, mais personne n’y voyait aucun mystère. Une jeune femme, enceinte de son premier enfant, à qui le choc d’avoir perdu son mari en de telles circonstances avait fait perdre son équilibre mental.
On ne pouvait cependant attribuer à personne la mort d’Alan, tous les suspects possibles ayant un alibi pour le moment où Alan avait sans doute été tué.
Le vieux William Tay reconnut que la flèche était de sa fabrication, mais la plupart des flèches, dans le district, étaient faites par lui. Les gens bavardèrent, naturellement, et firent des suppositions. Suivant une rumeur venue d’on ne sait où, Anne aurait été moins attachée à son mari qu’on le croyait et, durant les dernières semaines, elle aurait paru avoir peur de lui. Au grand chagrin de ses parents, cette rumeur s’aggrava et on prétendit que c’était elle-même qui aurait tiré la flèche, puis qu’elle se serait suicidée, soit par remords, soit par crainte d’être découverte. Mais ces on-dit eux aussi s’éteignirent lorsque, là encore, on ne put découvrir un motif assez puissant. Après quelques semaines, les conjectures se portèrent vers de nouveaux sujets. Le mystère fut classé comme insoluble. Ce pouvait même avoir été un accident dont le coupable n’osait se faire connaître.
Nous avions gardé les oreilles bien ouvertes pour percevoir toute suggestion qui aurait pu attirer sur nous l’attention, mais il n’y en eut pas et lorsque l’affaire perdit son intérêt, nous pûmes nous détendre.
Seul Michael ne parut point partager cet allégement de notre anxiété. Il dit :
— Il s’est révélé que l’un de nous n’était pas assez fort…