CHAPITRE PREMIER
Quand j’étais petit, je rêvais parfois d’une cité, et c’était étrange car cela commença avant même que je sache ce qu’est une cité. Une ville, nichée dans la courbe d’une large baie bleue, se présentait à mon esprit.
Les immeubles étaient tout à fait différents de ceux que je connaissais. Le trafic, dans les rues, était étrange. Les voitures roulaient sans chevaux. Parfois, il y avait des objets dans le ciel, des objets brillants qui avaient la forme de poissons et qui n’étaient certainement pas des oiseaux.
C’était un endroit superbe, fascinant et, un jour, alors que j’étais encore trop jeune pour être prudent, je demandai à ma sœur aînée, Marie, où pouvait se trouver cette délicieuse cité.
Elle secoua la tête et me dit que cet endroit n’existait point. Pas actuellement. Mais peut-être, suggéra-t-elle, avais-je rêvé d’époques d’un passé depuis longtemps écoulé. Les rêves étaient des choses bizarres et on ne pouvait les expliquer. Il se pouvait donc que ce que je voyais fût une partie du monde tel qu’il avait été à un moment, le monde merveilleux dans lequel avaient vécu les Anciens et qui avait existé avant l’Épreuve envoyée par Dieu.
Ceci dit, elle m’enjoignit très sérieusement de n’en parler à personne. Autant qu’elle le sût, les gens, qu’ils fussent réveillés ou endormis, n’avaient pas de telles images dans l’esprit. Il serait donc imprudent d’en faire mention.
C’était un conseil avisé et j’eus, heureusement, le bon sens de le suivre. Les gens de notre région ont l’œil perçant pour tout ce qui est étrange, inhabituel. À tel point que mon habitude de me servir de la main gauche suscitait une légère désapprobation. Aussi, à cette époque et, par la suite, des années durant, je ne parlai à personne de ce rêve. En réalité, je l’oubliai presque car, à mesure que je grandis, d’abord moins fréquent, il ne se représenta plus que très rarement.
Mais je n’oubliai pas le conseil qui m’avait été donné. Sans lui, j’aurais parlé de cette étrange compréhension qui nous unissait, ma cousine Rosalinde et moi, ce qui certainement nous aurait causé à tous deux de très graves ennuis s’il s’était trouvé quelqu’un pour ajouter foi à ce que je disais.
Je n’avais certainement pas conscience d’être étrange. J’étais un petit garçon ordinaire, qui grandissait normalement et tenait pour naturelles les manières d’être du monde qui l’entourait. Et cela continua jusqu’au jour où je rencontrai Sophie. La différence, cependant, même alors, ne fut pas immédiate. C’est le recul qui me permet de fixer à ce jour l’instant où de premiers doutes légers commencèrent à se lever en moi.
Ce jour-là, j’étais sorti seul, comme je le faisais souvent. J’avais, je pense, près de dix ans. La sœur qui me précédait immédiatement, Sarah, avait cinq ans de plus que moi et cet intervalle faisait que je m’amusais beaucoup seul. J’étais descendu vers le sud, par la route carrossable qui longeait les champs, et j’étais arrivé au sommet d’une haute digue que je suivis assez longtemps.
Souvent, j’en longeais le sommet. Cependant j’en avais rarement exploré le versant le plus éloigné. Je ne sais pourquoi, je considérais le pays comme étranger – pas exactement hostile, plutôt comme extérieur à mon territoire.
Mais j’avais découvert un endroit où la pluie, en coulant sur ce côté de la digue, avait creusé une rigole sablonneuse. Lorsque l’on s’asseyait à l’extrémité supérieure du creux, on pouvait, avec une bonne poussée, glisser à toute vitesse en faisant gicler le sable et, finalement, on s’envolait en l’air de quelques pieds pour atterrir au bas de la digue sur un monceau de sable fin.
J’y étais déjà venu une demi-douzaine de fois environ et je n’y avais jamais rencontré personne. Cette fois, cependant, alors que je me relevais après ma troisième descente et que je m’apprêtais à glisser une quatrième fois, j’entendis une voix qui m’appelait.
Je regardai autour de moi. D’abord, je ne pus trouver d’où venait cette voix, puis mes yeux furent attirés par un mouvement de branches au sommet d’un taillis. Elle s’écartèrent et un visage me regarda. Il était petit, hâlé par le soleil, encadré de boucles brunes.
C’était une fillette un peu moins grande que moi et peut-être un peu plus jeune. Elle portait une combinaison brun rougeâtre et une chemise jaune. La croix cousue devant la combinaison était d’une étoffe brune plus sombre. De chaque côté de sa tête, ses cheveux étaient attachés par des rubans jaunes.
Je la regardai de tous mes yeux, car elle était pour moi tout à fait étrangère.
— Comment vous appelez-vous ? demandai-je.
— Sophie, répondit-elle. Et vous ?
— David. Où habitez-vous ?
— Là-bas, fit-elle avec un geste vague de la main vers le pays étranger qui s’étendait au-delà de la digue.
Ses yeux se détournèrent des miens pour se porter vers le canal sablonneux au long duquel je glissais.
— Est-ce amusant ? demanda-t-elle avec un regard pensif.
J’hésitai un instant avant de l’inviter, puis je répondis :
— Oui, venez essayer.
Ce fut à la troisième descente que se produisit l’accident. Elle s’assit, prit son élan comme auparavant. Je la regardai descendre dans un crissement et s’arrêter dans une rafale de sable. Elle avait atterri à deux pieds à gauche de l’endroit habituel. Je me préparai à la suivre et attendis qu’elle laissât la place libre, ce qu’elle ne fit pas.
— Avancez-vous, lui dis-je, impatient. Elle essaya de bouger, puis cria :
— Je ne peux pas. Cela fait mal.
Je me risquai à glisser quand même et j’atterris tout près d’elle.
Son pied gauche était enfoncé dans le sable. De mes mains, je grattai le sable doux pour le rejeter. Sa chaussure était serrée dans un espace étroit entre les pointes dressées de deux pierres. J’essayai de la dégager, mais elle ne bougea point.
— Ne pouvez-vous tourner le pied pour le sortir ? suggérai-je.
Elle essaya, les lèvres serrées avec courage.
— Cela ne vient pas.
— Je vais vous aider à tirer, offris-je.
— Non, non ! Cela fait mal ! protesta-t-elle.
Je ne savais plus que faire. Il était clair qu’elle se trouvait dans une pénible situation. J’étudiai le problème.
— Nous ferions mieux de couper le lacet pour que vous enleviez votre pied de la chaussure, décidai-je. Je ne trouve pas le nœud.
— Non ! protesta-t-elle. Non. Je ne le dois pas. Jamais. Je ne le dois pas.
Je m’assis près d’elle, bien embarrassé. De ses deux mains, elle tenait l’une des miennes et la serrait fort, tout en pleurant. Il était évident que la douleur de son pied augmentait. Pour la première fois peut-être de ma vie, je me trouvais en face d’une situation qui exigeait une décision. Je la pris.
— Ce n’est pas bien. Il faut que vous enleviez cette chaussure, lui dis-je. Si vous ne le faites pas, vous allez probablement mourir là, je pense.
Elle ne se rendit pas tout de suite mais, à la fin, elle consentit. Elle me regarda couper le lacet avec appréhension, puis elle dit :
— Éloignez-vous ! Je ne veux pas que vous regardiez ! Je m’écartai de quelques mètres et lui tournai le dos.
Je l’entendis respirer fort, puis elle se mit à pleurer. Je me retournai.
— Je ne peux pas, dit-elle en me regardant craintivement à travers ses larmes.
Je m’agenouillai pour voir ce que je pouvais faire.
— Vous ne le raconterez jamais ? demanda-t-elle. Jamais ! Jamais ! C’est promis ?
Je promis. Elle fut très brave. Elle ne fit rien entendre d’autre que des bruits de jeune chien.
Quand je réussis à libérer son pied, celui-ci me parut bizarre. Je veux dire qu’il était tout tordu et boursouflé. Je ne remarquai même pas qu’il avait plus d’orteils que n’en comportaient d’habitude les pieds.
Je parvins, en cognant sur la chaussure, à l’enlever de la fente, et je la lui tendis. Mais elle ne put y introduire son pied enflé. Elle ne pouvait pas non plus poser son pied sur le sol. Je croyais pouvoir la porter sur mon dos, mais elle était plus lourde que je ne le pensais et il était évident que nous ne pourrions aller loin de cette façon.
— Je vais chercher quelqu’un pour vous aider, lui dis-je.
— Non, je vais marcher à quatre pattes, répondit-elle. Je marchai près d’elle, la chaussure à la main, avec l’impression d’être inutile. Elle parcourut courageusement une distance surprenante, mais il lui fallut renoncer. Je l’aidai à se relever sur son pied valide et je la tins en équilibre pendant qu’elle me montrait où était sa maison et me désignait le pinceau de fumée qui en sortait. Quand je la regardai, elle s’était remise à quatre pattes et disparaissait dans les buissons.
Je trouvai la maison sans grande difficulté et je frappai avec un peu de nervosité. Une grande femme ouvrit. Elle avait un beau visage avenant et de grands yeux brillants. Sa robe était rustique et un peu plus courte que celles que portaient chez moi les femmes, mais elle présentait la croix conventionnelle, de l’encolure à l’ourlet et d’un sein à l’autre. La teinte verte de cet emblème était assortie au foulard qu’elle portait sur la tête.
— Êtes-vous la mère de Sophie ? demandai-je.
Elle me jeta un regard vif et fronça les sourcils.
— Qu’y a-t-il ?
Je lui expliquai.
— Où est-elle ?
Je la conduisis par le chemin que j’avais pris pour venir. Au son de sa voix, Sophie rampa hors des buissons. Sa mère regarda le pied enflé, sans forme, et les genoux saignants.
— Oh ! Ma pauvre chérie ! dit-elle en l’étreignant et l’embrassant. Puis elle ajouta : Il l’a vu ?
— Oui, répondit Sophie. Pardon, maman. J’ai essayé de toutes mes forces, mais je n’ai pas pu y arriver seule, et j’avais si mal !
Sa mère acquiesça lentement de la tête et soupira.
— N’en parlons plus, on ne peut rien y faire, maintenant.
Sophie grimpa sur le dos de sa mère et nous revînmes tous trois chez elle.
Je restai patiemment, assis à regarder laver, rafraîchir, bander le pied blessé, sans percevoir aucun rapport entre ce pied et l’affirmation que j’entendais presque tous les dimanches depuis que j’étais au monde :
« Dieu créa l’homme à son image. Et Dieu décréta que l’homme aurait un corps, une tête, deux bras et deux jambes ; que chaque bras aurait deux articulations et se terminerait par une main ; que chaque main aurait quatre doigts et un pouce ; que chaque doigt porterait un ongle plat…
Je connaissais tout le texte, mot à mot. Cependant la vue des six orteils de Sophie n’évoqua rien dans ma mémoire.
Lorsque le pied fut bandé, je regardai avec curiosité la pièce où nous étions. Elle me paraissait d’autant plus agréable qu’il n’y avait pas, pendus aux murs, des panneaux sur lesquels étaient gravées des maximes. On y voyait des dessins de chevaux que je trouvai très beaux.
Bientôt, Sophie enfin nettoyée, le visage lavé, toutes traces de larmes disparues, s’avança à cloche-pied jusqu’à une chaise placée devant la table. Tout à fait remise, hormis son pied, elle me demanda si j’aimais les œufs.
Ensuite, Mme Wender me demanda de l’attendre pendant qu’elle portait Sophie en haut. Elle revint quelques minutes après et s’assit près de moi. Elle prit ma main dans les siennes et me regarda un instant d’un air sérieux. Je sentais fortement son anxiété, bien que, tout d’abord, la raison de celle-ci ne me fût pas très claire. Elle me surprenait car aucun signe, jusque-là, ne m’avait révélé qu’elle pût communiquer de cette façon. Je lui répondis par la pensée. J’essayai de la rassurer et de lui montrer qu’elle ne devait pas s’inquiéter en ce qui me concernait, mais ma pensée ne l’atteignit pas. Elle inclina lentement la tête et dit tout haut :
— Vous êtes un bon garçon, David. Vous avez été très gentil pour Sophie. Je vous en remercie.
Je me sentis confus. Personne ne m’avait jamais dit que j’étais un bon garçon.
— Vous aimez Sophie, n’est-ce pas ? continua-t-elle, sans me quitter des yeux.
— Oui, répondis-je, et j’ajoutai : Je pense aussi qu’elle est extrêmement brave. Elle a dû beaucoup souffrir.
— Voulez-vous garder un secret – un important secret – pour son bien ? demanda-t-elle.
— Oui, naturellement, acquiesçai-je, d’un accent un peu incertain, car je ne voyais pas ce que pouvait être ce secret.
— Vous… vous avez vu son pied ? dit-elle en me regardant fixement. Ses… orteils ?
— Oui répétai-je en inclinant la tête.
— Eh bien, c’est cela le secret, David. Personne ne doit le savoir. Vous êtes la seule personne qui le connaissiez, en dehors de son père et de moi. Il faut que personne d’autre ne le sache. Personne… Jamais…
— Jamais… Personne, assurai-je avec ardeur.
— Si quelqu’un le découvrait, on serait… on serait terriblement méchant pour elle, dit-elle. Nous devons veiller à ce que cela ne se produise jamais.
Son anxiété, semblait-il, s’était muée en quelque chose de dur, comme une baguette de feu. Parce qu’elle a six orteils ? demandai-je.
— Oui. Personne, hors nous, ne doit jamais le savoir. Ce sera un secret entre nous, répéta-t-elle, pour bien m’en convaincre. Vous me le promettez, David ?
— Je le promets. Je peux même le jurer, si vous voulez.
— La promesse suffit, dit-elle.
C’était une promesse tellement grave que j’étais absolument résolu à la tenir, même vis-à-vis de Rosalinde, ma cousine. Cependant, en moi-même, j’étais intrigué par l’importance évidente de cette affaire. C’était, semblait-il un bien petit orteil, pour tant d’anxiété. Mais les grandes personnes, souvent, sont en proie à une agitation qui paraît disproportionnée en regard de sa cause.
— Très bien, dit-elle encore. Nous garderons le secret et n’en parlerons plus jamais ?
— Entendu, répondis-je.
En descendant le chemin qui aboutissait à la porte d’entrée de la maison, je me retournai.
— Puis-je revenir voir Sophie ? demandai-je.
Elle hésita, réfléchit à la question, puis répondit :
— Oui, mais seulement si vous êtes certain de pouvoir venir sans que personne le sache.
Ce fut seulement lorsque j’arrivai à la digue, et qu’en longeant le sommet de celle-ci, je me dirigeai vers la maison de mes parents, que les préceptes monotones du dimanche rejoignirent la réalité. Ils le firent avec un déclic presque audible. Dans ma tête se déroula la définition de l’homme « …et chaque jambe aura deux articulations et un pied, chaque pied cinq orteils, chaque orteil se terminera par un ongle plat…, etc. », jusqu’à la fin : « Et toute créature qui semble être humaine, mais n’est pas ainsi formée n’appartient pas à la race humaine. Elle n’est ni homme ni femme. Elle est un blasphème contre la véritable image de Dieu, elle est haïssable aux yeux de Dieu. »
Je fus brusquement troublé, et considérablement perplexe aussi. On m’avait inculqué mainte et mainte fois qu’un blasphème était quelque chose de terrible. Cependant, il n’y avait en Sophie rien d’effrayant.
Il était clair qu’il y avait quelque part une erreur. Sûrement, le fait d’avoir un très petit orteil de plus – non, deux très petits orteils, car je supposais qu’à l’autre pied il y en avait un qui faisait pendant au premier – sûrement, ce n’était pas suffisant pour la rendre « haïssable aux yeux de Dieu… » ?
Le monde avait des voies étranges…