CHAPITRE XVI
Les deux filles s’étudièrent avec curiosité et circonspection. Le regard de Sophie détailla la silhouette de Rosalinde dans sa robe de laine grise sur laquelle était appliquée une croix brune et s’arrêta un moment sur ses chaussures de cuir. Elle jeta un coup d’œil à ses propres mocassins souples, puis à sa jupe courte en loques. Au cours de cette inspection, elle découvrit de nouvelles taches que ne portait pas son corsage une demi-heure auparavant. Sans aucune gêne, elle l’enleva et trempa les taches dans l’eau pour les faire disparaître. Elle dit à Rosalinde :
— Il faut vous débarrasser de cette croix. De la sienne aussi, ajouta-t-elle avec un coup d’œil à Petra.
Elle tira d’une niche un petit couteau à lame mince qu’elle tendit. Rosalinde le prit, hésitante. Elle le regarda, puis considéra la croix qui avait été cousue sur tous les vêtements qu’elle avait portés. Sophie attendait et dit :
— Ce n’est pas seulement un signe qui vous ferait reconnaître, c’est une provocation.
Rosalinde releva le canif et se mit à contrecœur, à défaire les points. Je demandai à Sophie :
— Que faisons-nous maintenant ? Ne devrions-nous pas essayer de fuir aussi loin que possible avant qu’il fasse jour ?
— Non, répondit Sophie qui faisait toujours tremper son corsage. Ils peuvent découvrir l’homme à n’importe quel moment. Des recherches seront alors effectuées. Ils penseront que vous l’avez tué et que vous vous êtes enfuis tous les trois dans la forêt. Jamais ils n’auront l’idée de vous chercher ici. Pourquoi y penseraient-ils ? Mais ils ratisseront tout le voisinage pour vous trouver.
— Vous voulez dire que nous devons rester ici ? demandai-je.
— Deux, peut-être trois jours. Quand ils auront cessé leurs recherches, je vous ferai partir.
Rosalinde, pensive, leva les yeux de la couture qu’elle défaisait.
— Pourquoi faites-vous tout cela pour nous ? demanda-t-elle ?
Je lui expliquai beaucoup plus rapidement qu’avec des mots, quelles relations existaient entre Sophie et l’homme-araignée. Cette explication ne parut pas la satisfaire entièrement. Les deux jeunes femmes continuèrent à se regarder fixement dans la lumière vacillante.
Sophie laissa tomber dans l’eau le corsage qui fit un floc. Elle se redressa lentement et se pencha vers Rosalinde.
— Allez au diable ! dit-elle méchamment.
Rosalinde se raidit, prête à toute éventualité. Je me déplaçai pour pouvoir bondir entre elles si c’était nécessaire.
La crise passa et la tension diminua. La violence disparut des yeux de Sophie.
Elle dit, amère et dure.
— Au diable, je vous dis ! Allez-y, moquez-vous de moi. Que votre joli visage soit damné ! Riez, parce que, moi, je l’aime !
« Et à quoi bon ? Oh ! Dieu, à quoi bon ? Même s’il ne vous aimait pas, à quoi pourrais-je lui servir – telle que je suis ?
Elle porta à son visage ses mains crispées et resta un moment debout, tremblante de la tête aux pieds, puis elle se retourna pour se jeter, sur le lit d’herbes.
Du coin obscur, nous la regardions. Un mocassin était tombé. Je pus voir la plante brune et sale de son pied, la ligne des six orteils.
Petra nous regarda. Ses yeux se portèrent vers la jeune femme allongée sur le lit, puis revinrent à nous, dans l’expectative. Lorsqu’elle vit qu’aucun de nous ne bougeait, elle pensa que l’initiative lui revenait. Elle s’approcha du lit et s’agenouilla près de Sophie d’un air chagrin, puis posa sur la chevelure brune une main hésitante.
— Ne pleurez pas, dit-elle. Je vous en prie, ne pleurez pas.
La surprise interrompit les sanglots. Un silence suivit, puis un bras brun entoura les épaules de Petra. Les gémissements se firent un peu moins désolés… Ils ne déchiraient plus le cœur, mais ils le laissaient meurtri et pantelant…
Je me réveillai à contrecœur, raidi et gelé après la nuit passée sur le sol de pierre dure. Presque immédiatement, j’eus Michael.
— Avez-vous l’intention de dormir toute la journée ?
— Quelle heure est-il ? demandai-je.
— Environ huit heures, je pense. Il y a trois heures que le jour est levé et nous avons déjà livré une bataille.
— Que s’est-il passé ? demandai-je.
— Nous avons eu vent d’une embuscade, aussi avons-nous dépêché un groupe sur notre flanc. Il s’est heurté à la force de réserve qui attendait pour survenir après l’embuscade. Ceux des Franges pensaient sans doute que c’était le principal corps d’armée. De toute façon, il en est résulté une débandade que nous avons payés de deux ou trois blessés.
— Ainsi, maintenant vous avancez ?
— Oui. Je suppose que les Franges vont se rassembler quelque part, mais ils se sont pour l’instant fondus dans l’espace. Aucune opposition.
Ce n’était guère ce qu’on aurait pu espérer. J’expliquai notre position et j’ajoutai que nous ne pouvions pas essayer d’émerger de la cave en plein jour sans nous laisser voir. D’autre part, si nous restions et que la place était prise, elle serait certainement fouillée et nous serions découverts.
— Que pensez-vous des amis zealandais de Petra ? demanda Michael. Croyez-vous que nous pouvons réellement compter sur eux ?
L’amie de Petra intervint elle-même, avec quelque froideur.
— Vous pouvez compter sur nous.
— Le temps que vous nous avez indiqué n’a pas changé ? Vous n’avez pas été retardés ?
— Pas du tout, assura-t-elle. Nous arriverons à peu près dans huit heures et demie.
Puis l’accent légèrement vexé disparut et ses pensées se colorèrent d’une teinte qui était presque de l’épouvante.
— C’est vraiment une contrée terrifiante. Nous avons déjà vu des Terres maudites, mais aucun de nous n’a jamais rien imaginé d’aussi terrible. Sur des étendues de plusieurs milles, toute la terre, semble-t-il, a fondu et s’est transformée en verre noir. On ne voit rien d’autre. Rien que le verre, comme un océan d’encre gelée… puis des ceintures de terres mauvaises… puis un autre désert de verre noir. Et cela continue ainsi… Qu’a-t-on fait là ? Qu’a-t-on pu faire pour créer un lieu aussi effrayant ?… Il n’est pas étonnant qu’aucun de nous ne soit encore venu par ici. Il semble qu’on dépasse le bord du monde pour arriver dans la banlieue de l’enfer. Tout espoir y est, semble-t-il à jamais perdu et toute vie à jamais barrée. Mais pourquoi ? Pourquoi ?… La puissance des dieux s’est trouvée entre des mains d’enfants, nous le savons, mais étaient-ils tous des enfants déments ? Complètement fous ? Il y a des montagnes de cendre et des plaines de verre noir, et cela après des siècles !… C’est tellement lugubre… Lugubre… Une monstrueuse folie. On pense avec effroi qu’une race tout entière est tombée dans la démence. Si nous ne savions pas que vous êtes de l’autre coté de ce désert, nous aurions viré de bord et fui…
Michael revint pour demander :
— David, que devient Rachel ?
Je me rappelai son anxiété de la veille.
— Petra chérie, dis-je, nous sommes trop loin pour atteindre Rachel. Voulez-vous lui demander quelque chose ?
Petra acquiesça.
— Nous voulons savoir si elle a reçu une émission de Mark depuis qu’elle a parlé à Michael.
Petra posa la question, puis elle hocha la tête.
— Non, dit-elle. Elle n’a rien entendu. Elle est très malheureuse, je crois, elle veut savoir si Michael va bien.
— Dites-lui qu’il est très bien, que nous le sommes tous. Dites-lui que nous l’aimons, que nous sommes extrêmement tristes de la savoir seule, mais qu’elle doit se montrer brave… et prudente. Il faut qu’elle tâche de ne laisser voir à personne qu’elle est inquiète.
— Elle comprend, elle dit qu’elle va essayer, transmit Petra.
***
Sophie se réveilla quelques minutes plus tard. Elle paraissait calme, de nouveau compétente, à croire que la tempête de la nuit s’était dissipée en éclatant. Elle nous envoya au fond de la cave et détacha le rideau pour laisser entrer la lumière, puis elle eut vite fait d’allumer du feu dans le creux. La plus grande partie de la fumée s’en allait par l’entrée. Le reste avait du moins l’avantage d’augmenter l’obscurité intérieure de la cave, ce qui empêchait toute observation venue de l’extérieur. Elle versa dans un pot de fer des cuillerées d’ingrédients tirés de deux ou trois sacs, ajouta de l’eau, puis posa le pot sur le feu.
— Surveillez-le, dit-elle à Rosalinde, et elle disparut au bas de l’échelle extérieure.
Vingt minutes environ plus tard, sa tête réapparut. Elle lança deux couronnes de pain dur sur le rebord de la cave et se hissa ensuite. Elle s’approcha du récipient, l’agita, en renifla le contenu.
— Pas d’ennuis ? demandai-je.
— Pas au sujet de l’homme, dit-elle. Ils l’ont trouvé et ils pensent que c’est vous le coupable. Il y a eu une battue de bonne heure ce matin, mais ce ne sont pas les mêmes recherches que s’il y avait eu plus d’hommes. Ils ont maintenant d’autres sujets d’inquiétude. Ceux qui étaient partis se battre reviennent maintenant par groupes de deux et trois. Que s’est-il passé ? Le savez-vous ?
Je racontai l’échec de l’embuscade et la disparition de toute résistance qui en était résulté.
— Où sont-ils arrivés maintenant ? demanda-t-elle. Je posai la question à Michael.
— Nous venons pour la première fois de quitter la forêt et nous nous trouvons dans la région aride, répondit-il.
Je transmis ces renseignements à Sophie. Elle inclina la tête.
— À trois heures, un peu moins, peut-être, de la rive du fleuve, dit-elle.
Elle versa dans des bols, par cuillerées, l’espèce de porridge contenu dans le pot. Il avait meilleur goût que ne laissait présumer son aspect. Le pain était moins comestible. Elle cassa une couronne avec une pierre et il fallut le tremper dans l’eau pour pouvoir le manger. Petra grommela que ce n’était pas de la nourriture comme celle que nous avions chez nous. Cela lui rappela quelque chose. Sans aucun avertissement, elle lança une question :
— Michael, mon père est-il avec vous ?
Michael reçut la demande alors qu’il n’était pas sur ses gardes. Je perçus la formation de son « oui » avant qu’il n’eût pu le supprimer.
Rosalinde posa la main sur mon bras. Sophie leva les yeux. Quand elle vit mon visage, elle changea d’expression.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.
Rosalinde le lui dit. Ses yeux s’écarquillèrent d’horreur. Son regard se porta de moi à Petra, puis lentement, comme stupéfaite, elle me regarda encore. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais baissa les yeux, laissant sa pensée inexprimée. Je regardai Petra aussi, puis Sophie, les haillons qu’elle portait, la cave dans laquelle nous nous tenions.
— Pureté… dis-je. La volonté du Seigneur. Honore ton père… Devrai-je lui pardonner ? Ou essayer de le tuer ?
La réponse me fit sursauter. Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais lancé au loin ma pensée.
— Laissez-le tranquille, lança la femme zealandaise, de sa pensée nette et sévère. Votre travail est de survivre. Son espèce, pas plus que son mode de pensée, ne dureront longtemps. Ils sont le couronnement de la création, l’ambition réalisée. Ils n’ont plus à progresser. Mais la vie est changement. C’est en cela qu’elle diffère des rochers, le changement est sa nature même. Que sont donc ces derniers seigneurs de la création, pour qu’ils espèrent rester tels qu’ils sont ?
« La forme vivante défie l’évolution à ses risques et périls. Lorsqu’elle ne s’adapte pas, elle est brisée. L’idée d’un homme achevé est une vanité suprême. L’image finie est un mythe sacrilège.
« Les Anciens ont amené la Tribulation qui les a brisés en miettes. Votre père et son espèce sont une partie de ces fragments. Sans s’en rendre compte, ils sont entrés dans l’histoire. Ils sont encore persuadés qu’il y a une forme finale à défendre. Bientôt ils atteindront la stabilité pour laquelle ils luttent, sous la seule forme où elle est donnée, une place parmi les fossiles.
Ses pensées se firent moins rudes et moins décisives. Une forme plus bienveillante les adoucit, mais elle continua :
« La corde a déjà été coupée à l’autre bout. Elle ne serait qu’un futile embarras si vous ne la coupiez aussi de votre côté. La différence d’espèce ne peut être comblée que par le sacrifice de soi, par son sacrifice et non le vôtre qui ne comblerait rien. Ainsi, la rupture est là. Nous avons un nouveau monde à conquérir. Ils n’ont à perdre qu’une cause perdue.
Elle s’arrêta, me laissant quelque peu troublé. Rosalinde, elle aussi, paraissait chercher à comprendre. Petra avait l’air de s’ennuyer et Sophie nous regardait avec curiosité.
— Vous donnez aux tiers une impression désagréable, dit-elle. Est-ce quelque chose que je pourrais savoir ?
— Elle a dit, je crois que nous ne devions pas nous faire du souci à cause de mon père parce qu’il ne comprend pas, fit observer Petra, ce qui paraissait être un assez bon résumé.
— Elle… ? s’informa Sophie.
Je me rappelai qu’elle ne savait rien des Zealandais.
— Oh ! une amie de Petra, lui dis-je vaguement.
Sophie était assise près de l’entrée, nous autres plus en arrière, pour ne pas être vus d’en bas. Elle regarda au-dehors.
— Beaucoup d’hommes sont maintenant de retour, je crois, dit-elle. Quelques-uns sont réunis autour de la tente de Gordon et la plupart des autres se dirigent par là. Il est sans doute aussi revenu. Je vais voir ce que je peux découvrir, dit-elle en disparaissant sur l’échelle.
Son absence dura une bonne heure. Je risquai une ou deux fois un rapide regard au-dehors et je pus voir l’homme-araignée devant sa tente. Il divisait, semblait-il, ses hommes en groupes et leur donnait des instructions en traçant des diagrammes sur le sol nu.
— Que se passe-t-il ? demandai-je à Sophie. Quel est leur plan ?
Elle hésita, parut indécise.
— Pour l’amour de Dieu, lui dis-je, nous avons besoin que les vôtres gagnent, ne croyez-vous pas ? Mais nous ne voulons pas que Michael soit blessé si nous pouvons l’éviter.
— Nous allons leur tendre une embuscade de ce côté-ci de la rivière, dit-elle.
Je conseillai à Michael de rester en arrière au bord de la rivière ou, s’il ne le pouvait, de se laisser tomber pendant la traversée et de se laisser emporter par le courant. Il répondit qu’il tâcherait de trouver un moyen moins inconfortable pour s’attarder.
Ensuite, il ne se passa rien pendant plus d’une heure, puis la femme zealandaise appela de nouveau.
— Répondez-moi, je vous prie. Nous avons besoin maintenant d’une cote plus exacte de l’endroit où vous êtes. Envoyez simplement des nombres.
Petra répondit avec énergie, à croire qu’elle avait l’impression, depuis un moment, d’avoir été tenue à l’écart.
— Assez, lui dit la Zealandaise. Attendez un moment. (Bientôt elle ajouta :) C’est mieux que nous n’espérions. Nous pourrons couper d’une heure notre estimation.
Une autre demi-heure s’écoula.
— En vue de la rivière, relata Michael.
Quinze ou vingt minutes encore, puis Michael reprit :
— Ils ont raté le coup, les sots ! Nous en avons aperçu deux qui marchaient au sommet des falaises. Cette crevasse est un piège beaucoup trop évident. Maintenant, conseil de guerre.
Le conseil fut certainement bref. En moins de dix minutes, Michael revenait :
— Plan : Nous reculons sous couvert immédiatement en face de la crevasse. Là, dans une ouverture de la forêt, nous laissons une demi-douzaine d’hommes qui passeront et repasseront de temps en temps, bien en vue, pour donner l’impression qu’ils sont nombreux, et nous allumons des feux pour faire croire que nous nous sommes arrêtés. Le reste des forces se divise pour faire un détour et traverser, un groupe en aval, l’autre en amont, puis nous manœuvrerons en tenailles derrière la crevasse. Passez l’information si vous pouvez.
Le camp n’était pas à une grande distance derrière les falaises de la rivière. Il semblait probable que nous serions pris dans les tenailles. Il y avait si peu de gens maintenant, et seulement des femmes, autant que je pouvais m’en rendre compte, que nous pourrions peut-être traverser le village sans encombre et entrer dans la forêt… Mais est-ce que cela ne nous mettrait pas sur le chemin de l’une des forces de la tenaille ? Je regardai encore au-dehors pour examiner les lieux et la première chose que je remarquai, ce fut une douzaine de femmes maintenant armées de leurs arcs, qui fichaient des flèches dans le sol pour les avoir à portée.
Cette vue me fit renoncer à mon projet de traverser le camp en courant.
« Informez ! » avait dit Michael. Une bonne idée, vraiment ! Mais comment ? Même si je me risquais à quitter Rosalinde et Petra, je n’aurais que bien peu de chances de pouvoir communiquer mon renseignement. L’ordre de tirer sur moi, donner par l’homme-araignée, était encore valable. J’aspirais ardemment au retour de Sophie et je continuai à le désirer une heure environ.
— Nous avons traversé la rivière en aval par rapport à vous. Pas d’opposition, nous dit Michael.
Nous continuâmes à attendre. Soudain, un coup de fusil éclata dans les bois, sur la gauche. Trois ou quatre coups suivirent, puis ce fut le silence, puis encore deux coups.
Quelques minutes plus tard, une foule de créatures en haillons, parmi lesquels se trouvait un grand nombre de femmes, sortirent des bois, laissant le lieu de l’embuscade projetée pour s’élancer vers l’endroit d’où partaient les coups de feu. L’homme-araignée se dressait au milieu d’eux plus grand que les autres. Tout près de lui, je pus voir Sophie, un arc à la main. Il y avait peut-être eu une organisation, mais il était clair qu’elle s’était désagrégée.
— Que se passe-t-il ? demandai-je à Michael. Est-ce votre groupe qui a tiré ?
— Non, c’était l’autre. Ils essaient d’attirer vers eux les hommes des Franges pour que nous puissions venir du côté opposé et les prendre par l’arrière.
— Ils y réussissent, dis-je.
Le bruit d’autres coups de feu arriva de la même direction qu’auparavant.
Soudain, il y eut une question nette et claire.
— Êtes-vous encore en sécurité ?
Nous étions tous les trois allongés sur le sol, à l’avant de la cave. Nous embrassions du regard le spectacle et il y avait peu de chance pour que quelqu’un remarquât nos têtes ou, même dans ce cas, s’inquiétât de nous. La tournure des événements était visible, même pour Petra. Elle lança un appel urgent, excité.
— Du calme, petite, du calme ! Nous arrivons, gronda la Zealandaise.
Des flèches tombèrent encore à l’extrémité gauche de la clairière et d’autres hommes en loques apparurent, qui se repliaient rapidement, ils revenaient à toute vitesse en faisant des écarts, et se mettaient à l’abri parmi les tentes et les masures. D’autres encore suivirent et des flèches jaillirent des bois derrière eux. Les hommes des Franges, tapis sous leurs abris, se levaient de temps à autre pour tirer rapidement sur des silhouettes à peine visibles entre les arbres.
Brusquement, une pluie de flèches pénétra à l’autre bout de la clairière. Les hommes et les femmes dépenaillés s’aperçurent qu’ils étaient entre deux feux et ils furent pris de panique. Ils se redressèrent d’un bond et coururent chercher un abri dans les caves. Je me préparai à repousser à l’échelle si l’un d’entre eux tentait de grimper dans la nôtre.
Une demi-douzaine de cavaliers apparurent. Ils sortaient des arbres sur la droite. Je remarquai l’homme-araignée. Debout près de sa tente, l’arc à la main, il regardait les cavaliers. Sophie, près de lui, tirait sur sa veste en loques, le pressait de courir vers les caves. Il la repoussa de son long bras droit, sans quitter des yeux le groupe qui arrivait. Sa main droite reprit la corde et la maintint à demi-tendue. Son regard ne cessait de fouiller le groupe de cavaliers.
Soudain, il se raidit. Il redressa en un clin d’œil son arc tendu au maximum et lâcha la flèche. Elle atteignit mon père au côté gauche de la poitrine. Il eut un brusque mouvement et se renversa sur l’arrière-train de Sheba. Puis il glissa de côté et tomba sur le sol. Son pied droit était encore pris dans l’étrier.
L’homme-araignée jeta son arc et se retourna. D’un mouvement de ses longs bras, il empoigna Sophie et se mit à courir. Ses jambes en fuseau l’atteignaient simultanément au côté et au dos. Il tomba.
Sophie se releva et courut seule. Une flèche lui transperça le bras, mais elle continua, le projectile planté dans sa chair. Une autre l’atteignit à la nuque. Elle tomba en plein élan et son corps glissa dans la poussière…
Petra n’avait rien vu de cette scène. Elle regardait autour d’elle avec une expression d’étonnement.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que ce bruit étrange ?
La Zealandaise intervint, calme, confiante.
— N’ayez pas peur. Nous arrivons. Tout va bien. Restez où vous êtes.
J’entendais maintenant. C’était un étrange bruit de tambour qui s’enflait peu à peu. On ne pouvait le situer. Il paraissait remplir tout l’espace et il n’émanait de nulle part.
D’autres hommes, dont la plupart étaient à cheval, sortaient des bois et entraient dans la clairière. J’en reconnaissais beaucoup. C’étaient des hommes que j’avais connus toute ma vie et qui s’étaient maintenant rassemblés pour nous abattre. Les hommes des Franges s’étaient pour la plupart enfuis dans les caves et leur tir était un peu plus efficace.
Soudain, l’un des cavaliers poussa un cri et tendit le bras vers le ciel. Je levai les yeux aussi. Le ciel n’était plus clair. Quelque chose comme un banc de brouillard, mais traversé de rapides éclairs irisés, était suspendu au-dessus de nous. Plus haut, comme à travers un voile, je pus distinguer dans le ciel l’une des étranges embarcations en forme de poisson dont j’avais rêvé dans mon enfance. Le brouillard en rendait le détail indistinct mais ce que je pouvais en voir correspondait exactement à mes souvenirs : un corps blanc, étincelant, avec une chose à moitié invisible qui bourdonnait au-dessus. À mesure qu’il descendait vers nous, il grossissait et le bruit s’amplifiait.
Lorsque je reportai mes regards sur le sol, je vis quelques fils brillants, comme des toiles d’araignée, qui s’envolaient devant l’ouverture de la cave. Leur nombre augmenta de plus en plus. Ils jetaient de brusques éclairs en se tordant dans l’air et la lumière.
Le tir cessa. Dans toute la clairière, les envahisseurs abaissèrent arcs et fusils pour regarder le ciel. Ils roulaient des yeux incrédules. Puis, ceux qui se trouvaient sur la gauche se redressèrent d’un bond avec des cris d’alarme et se retournèrent pour fuir. Je cherchai Michael.
— Par ici ! lui dis-je. Venez par ici.
— Je viens, répondit-il.
Je le repérai au moment où il se redressait à côté d’un cheval couché sur le ventre qui ruait violemment. Il leva les yeux vers notre cave, nous trouva et agita la main. Il se retourna pour regarder la machine dans le ciel. Elle continuait à descendre lentement et se trouvait maintenant à une centaine de pieds de nous. En dessous, l’étrange brouillard tournoyait en un vaste courant.
— J’arrive, répéta Michael.
Il se tourna vers nous et se mit en marche, mais bientôt il s’arrêta pour saisir un objet sur son bras. Sa main resta prise.
— Bizarre, nous dit-il. Comme une toile d’araignée, mais collante. Je ne peux pas retirer ma main… (Sa pensée, soudain, fut pleine de panique.) Elle est prise, dit-il je ne peux pas la bouger.
La Zealandaise intervint pour conseiller froidement :
— Ne luttez pas. Vous vous épuiseriez. Étendez-vous si vous le pouvez. Restez calme, ne bougez pas. Attendez simplement. Tenez-vous immobile, sur le sol, pour ne pas être encerclé.
Je vis Michael obéir à ces instructions, bien que ses pensées ne fussent nullement confiantes. Soudain, je me rendis compte que, dans toute la clairière, les hommes se déchiraient eux-mêmes pour essayer de se débarrasser de l’ingrédient. Mais dès que leurs mains y touchaient elles restaient prises. Ils se débattaient comme des mouches dans de la mélasse et, sans arrêt, d’autres filets, qui flottaient dans l’air, descendaient sur eux. Pour la plupart, ils se débattaient quelques secondes, puis essayaient de courir sous les arbres pour se mettre à l’abri. Mais ils n’avaient pas fait trois pas que leurs pieds se collaient l’un à l’autre et qu’ils culbutaient sur le sol. Les filets qui s’y trouvaient déjà les engluaient un peu plus. D’autres fils légers tombaient sur eux tandis qu’ils se débattaient, lançaient des coups, et bientôt ils ne pouvaient plus lutter.
Un brin qui descendait se posa au travers de ma main. Je dis à Rosalinde et à Petra de s’enfoncer dans la cave. Je regardai le brin, n’osant y toucher de l’autre main. Je retournai ma main lentement et prudemment, pour essayer de gratter l’ingrédient sur la pierre. Je ne fus pas assez prudent. Le mouvement amena le fil, et d’autres encore, à se porter vers moi et ma main resta collée au rocher.
— Les voilà ! cria Petra, par la pensée et par la parole.
Je regardai et je vis l’embarcation en forme de poisson blanc qui se posait au milieu de la clairière. Sa descente fit tourbillonner en un nuage les filaments qui flottaient et déplaça un grand courant d’air. Je vis quelques brins, devant l’ouverture de la cave, hésiter, onduler, puis pénétrer à l’intérieur en dérivant. Involontairement, je fermai les yeux. Je sentis sur mon visage un léger contact arachnéen. Lorsque je voulus rouvrir les yeux, je m’aperçus que je ne le pouvais pas.