CHAPITRE VIII
Le soir du jour où nous apprîmes la nouvelle, mon père engloba dans nos prières le nom de tante Harriet, mais jamais plus on n’en parla. C’était à croire qu’elle avait été effacée de toutes les mémoires hormis de la mienne.
Personne ne me dit comment elle était morte, mais je savais que ce n’était pas un accident. Plusieurs nuits, je rêvai de tante Harriet couchée dans la rivière, serrant encore contre elle le paquet blanc, tandis que l’eau faisait tournoyer ses cheveux des deux côtés de son visage pâle et que ses yeux grands ouverts ne voyaient rien. Et j’avais peur…
Cela était arrivé, simplement parce que l’enfant était seulement un peu différent des autres. Il avait quelque chose, ou il lui manquait quelque chose, de sorte qu’il ne s’accordait pas exactement à la définition. Il y avait la « petite différence » qui faisait qu’il n’était pas tout à fait normal, pas tout à fait comme les autres gens.
Mon père l’avait appelé un mutant. Un mutant ! Je pensais à quelques-uns des textes gravés sur bois. Je me rappelais l’allocution d’un prédicateur de passage, son accent de haine lorsque, du haut de la chaire, il avait lancé d’une voix tonitruante : « Maudit soit le Mutant ! »
— Oh ! Dieu ! disais-je, je vous en prie, permettez que je sois comme les autres. Je ne veux pas être différent. Ne voulez-vous pas faire en sorte qu’à mon réveil, demain matin, je sois comme les autres ? Je vous en prie, mon Dieu, je vous en prie !
Mais le matin, lorsque je m’examinais, j’entrais bientôt en communication avec Rosalinde ou l’un des autres et je savais que ma prière n’avait rien changé. Il fallait me lever, exactement semblable à ce que j’étais la veille en me mettant au lit, et je devais entrer dans la grande cuisine pour prendre mon déjeuner, en face du panneau qui avait cessé d’être seulement une pièce du mobilier et me renvoyait mon regard avec les mots : « Aux yeux de Dieu et des hommes, le mutant est maudit. »
Et je continuais à avoir très peur.
Après environ la cinquième nuit de vaines prières, l’oncle Axel m’appela au moment où je me levais de la table du déjeuner et me demanda de l’accompagner pour l’aider à réparer une charrue. Nous y travaillâmes deux heures, puis il donna le signal du repos et nous sortîmes de la forge pour nous asseoir au soleil, le dos au mur. Il me donna un gros morceau de galette d’avoine que nous mangeâmes, puis il dit :
— Maintenant, Davie, voyons cela.
— Voyons quoi ? demandai-je stupidement.
— Qu’est-ce qui vous trouble ? Quelqu’un a-t-il découvert quelque chose ?
Je lui racontai l’histoire de tante Harriet et de l’enfant. Je n’avais pas fini que mes larmes coulaient. C’était un tel allégement que de pouvoir partager mon tourment avec quelqu’un.
— C’est son visage lorsqu’elle est partie, expliquai-je. Jamais je n’avais vu quelqu’un avec cet air-là. Je continue à le voir dans l’eau.
Lorsque j’eus fini, je le regardai. Son visage était plus sombre que je ne l’avais jamais vu et les coins de sa bouche retombaient.
— J’ai peur, oncle Axel. Que feront-ils quand ils découvriront que je suis différent ?
— Personne n’en saura jamais rien, me dit-il en posant la main sur mon épaule.
— Il y a eu celui qui a cessé de communiquer, lui rappelai-je. Peut-être a-t-on découvert ce qu’il faisait ?
— Je crois que vous pouvez vous tranquilliser sur ce point, dit-il en hochant la tête. J’ai appris qu’un garçon a été tué exactement au moment dont vous avez parlé. Il s’appelait Walter Brent, et il avait environ neuf ans. Il flânait à un endroit où l’on coupait du bois et un arbre lui est tombé dessus, le pauvre garçon.
Je réfléchis. C’était justement le genre d’accident qui pouvait amener un arrêt soudain, inexpliqué… Sans aucun mauvais vouloir à l’égard de ce Walter inconnu, j’espérai et pensai que c’était cela l’explication. L’oncle Axel appuya sur ce qu’il avait dit.
— On ne pourrait le découvrir que si vous le permettiez. Apprenez à vous surveiller, Davie, et on ne saura jamais rien. Souvenez-vous de ce que je vous dit. Ils croient qu’ils sont la vraie image, mais ils ne peuvent en avoir aucune certitude. Et même si les Anciens étaient de la même espèce qu’eux et moi, qu’est-ce que cela prouve ? Oh ! Je sais que les gens racontent qu’ils étaient des gens étonnants, que leur monde était merveilleux, et qu’un jour nous retrouverons tout ce qu’ils possédaient. Il y a pas mal d’absurdités dans ce que l’on dit d’eux mais, à supposer même qu’il y ait aussi beaucoup de vrai, à quoi bon essayer avec tant d’opiniâtreté de suivre leurs traces ? Où sont-ils et où est maintenant leur monde merveilleux ?
— Dieu leur a envoyé l’Épreuve, récitai-je.
— Oui, oui. Vous avez, bien sûr, enregistré les mots du prône, n’est-ce pas ? C’est facile à dire, mais pas si facile à comprendre, surtout lorsqu’on a vu un peu le monde et ce qu’a été cette Tribulation. Celle-ci n’a pas été seulement un déchaînement de tempêtes, ou d’ouragans, d’inondations, d’incendies, comme ce qu’ils ont eu d’après la Bible. C’était toutes ces catastrophes ensemble, et pire encore. Il en est résulté les côtes noires, les ruines qui brillent la nuit, les terres maudites. Qu’est-ce que cela a pu être, ce terrible cataclysme ? Et pourquoi ? Je peux presque comprendre que Dieu, pris de colère, puisse détruire toutes les choses vivantes et le monde lui-même. Mais je ne comprends pas cette instabilité, ce mélange de déviations. Cela n’a pas de sens.
Je ne voyais pas ce qui l’embarrassait en réalité.
Après tout, Dieu, étant omnipotent, pouvait faire tout ce qui lui plaisait. J’essayai d’expliquer la chose à l’oncle Axel, mais il hocha la tête.
— Nous ne pouvons pas croire que Dieu n’est pas sain d’esprit, Davie. Si nous en doutions, nous serions en vérité perdus. Mais ce qui s’est passé là-bas – sa main fit le tour du vaste horizon – ce qui s’est passé n’est pas sensé, pas sensé du tout. C’est quelque chose d’immense, mais qui se situe au-dessous de la sagesse divine. Qu’est-ce donc que cela à pu être ?
— Mais la Tribulation… commençai-je.
— Un mot, dit l’oncle Axel avec un geste d’impatience. Un miroir oxydé qui ne reflète rien. Cela ferait du bien aux prédicateurs de s’en rendre compte eux-mêmes. Ils ne comprendraient pas, mais ils se mettraient peut-être à réfléchir. Ils commenceraient sans doute à se demander : Que faisons-nous ? Que prêchons-nous ? Comment étaient en réalité les Anciens ? Qu’ont-ils fait pour apporter au monde et à eux-mêmes ce désastre terrifiant ? Car il est clair, mon garçon, que les Anciens, bien qu’ayant été des êtres supérieurs, ne l’étaient pas au point de ne pas commettre d’erreurs, et personne ne sait et ne saura jamais en quoi consistaient leur sagesse et leurs erreurs.
Une grande partie de ce qu’il disait m’échappa complètement, mais je crus saisir l’essentiel de son idée.
— Cependant, répliquai-je, si nous n’essayons pas de ressembler aux Anciens et de bâtir les choses qui ont été perdues, que pourrons-nous faire ?
— Nous pourrions essayer d’être nous-mêmes et de bâtir pour le monde qui existe, et non pour celui qui a disparu, suggéra-t-il.
— Je ne comprends pas, je crois, répondis-je. Vous voulez dire qu’il ne faudrait pas s’inquiéter de la vraie lignée ni de l’image vraie ? Ne pas s’occuper des déviations ?
— Pas tout à fait, dit-il en me jetant un long regard de côté. Qu’est-ce qui, d’après vous, fait qu’un homme est un homme ?
Je commençai à réciter la définition. Il me coupa la parole au cinquième mot.
— Pas du tout, dit-il. Un mannequin de cire pourrait avoir tout cela et n’en serait pas moins un mannequin de cire, n’est-ce pas ? Ce qui fait qu’un homme est un homme, c’est quelque chose qui est en lui.
— Une âme ? avançai-je.
— Non, répondit-il. Les âmes ne sont que des jetons que les églises ramassent, et qui ont toutes la même valeur, comme les ongles. Non, ce qui fait d’un homme un homme, c’est l’esprit. Ce n’est pas une chose, c’est une qualité, et les esprits n’ont pas tous la même valeur. Ils sont bons, plus ils ont de signification. Vous voyez où nous voulons en venir ?
— Non, avouai-je.
— Voilà, David. Je reconnais que les gens d’église ont plus ou moins raison au sujet de la plupart des déviations, mais pas pour les motifs qu’ils donnent. Ils ont raison parce que beaucoup de déviations ne sont pas bonnes. S’ils permettaient à un mutant de vivre comme nous, quel bien en résulterait-il ? Est-ce qu’une douzaine de bras ou de jambes, ou deux têtes, ou des yeux comme des télescopes, augmenteraient en lui cette qualité qui fait de lui un homme ? Certainement pas. L’homme a eu sa forme physique – on l’appelle la vraie image – avant même qu’il ait su qu’il était un homme. C’est ce qui s’est passé en lui, après tout, qui a fait de lui un être humain. Il a découvert qu’il possédait ce qu’aucun autre être n’avait, un esprit. Ce fait l’a placé sur un niveau différent.
L’oncle Axel s’arrêta pour méditer.
— Il y avait sur mon second bateau, continuait-il, un docteur qui parlait ainsi et, plus j’y ai réfléchi, plus je me suis rendu compte que c’était une pensée logique. Maintenant, à mon point de vue, Rosalinde, les autres et vous, vous avez acquis une nouvelle qualité de l’esprit. Prier Dieu de vous l’enlever est un tort. C’est comme de lui demander de vous frapper de cécité ou de vous rendre sourd. Je sais contre quoi vous luttez, Davie, mais le moyen de vous en sortir n’est pas d’en avoir peur. Il faut que vous transigiez avec cette faculté. Il faut que vous l’affrontiez et décidiez que, puisque les choses sont ainsi, vous devez chercher le meilleur moyen d’utiliser ce don tout en veillant à votre sécurité.
Ce soir-là, je rapportai aux autres ce que j’avais appris au sujet de Walter. Son accident nous peina, mais ce fut pour tous un soulagement de savoir qu’il s’agissait seulement d’un accident. Je découvris quelque chose d’étrange, c’est qu’il avait sans doute été un de mes parents lointains. Ma grand-mère s’appelait Brent.
Il nous parut plus sage ensuite de nous confier nos noms pour ne plus avoir désormais à souffrir d’une telle incertitude.
Nous étions huit en tout. Quand je dis huit, j’entends que nous étions huit à pouvoir communiquer en formes pensées. D’autres envoyaient parfois des traces, trop floues et trop nuageuses pour avoir une signification.
Les six autres étaient Michael, qui vivait à trois milles environ au nord, Sally et Catherine dont l’habitat se situait dans des fermes voisines, deux milles plus loin et, par conséquent, de l’autre côté de la frontière du district contigu ; Mark, à près de neuf milles au nord-ouest, puis Anne et Rachel, deux sœurs qui vivaient dans une grande ferme à un mille et demi seulement à l’ouest. Anne, qui avait un peu plus de treize ans, était la plus âgée. Walter Brent avait été le plus jeune de six mois.
De savoir qui nous étions fut un second stade qui nous donna confiance. Il accrut en quelque sorte notre sentiment réconfortant d’un support mutuel. Peu à peu je m’aperçus que les textes et avertissements affichés aux murs contre les mutants me frappaient avec moins de violence.
Je fus aussi bientôt aidé par le grand nombre de sujets auxquels j’eus à réfléchir. Notre instruction, comme je l’ai dit, était rudimentaire. Elle consistait surtout à écrire, à lire quelques livres simples, puis la Bible et les Repentances, qui n’étaient ni simples, ni faciles à comprendre, à faire un peu d’arithmétique élémentaire. Ce n’était pas un bagage important. C’était certainement bien trop peu pour satisfaire les parents de Michael qui envoyèrent leur fils dans une école du Kentak.
Là, il apprit des tas de choses dont nos vieilles dames n’avaient jamais entendu parler. Il était naturel qu’il désirât nous les communiquer. D’abord, ce ne fut pas très clair et, comme la distance était beaucoup plus grande que celle à laquelle nous étions habitués, nous eûmes tous de la difficulté à saisir. Mais bientôt, après quelques semaines de pratique, ses émissions devinrent plus nettes et plus claires et il put nous transmettre à peu près tout ce qu’on lui apprenait. Il arriva même que des points qu’il n’avait pas bien compris devinrent plus faciles lorsque nous y réfléchîmes tous, de sorte que nous pûmes l’aider un peu nous aussi. Et nous étions heureux de savoir qu’il était presque toujours en tête de sa classe.
C’était une grande satisfaction que de s’instruire et de savoir plus de choses. Ce que nous apprenions nous aidait à résoudre des tas de questions embarrassantes et je commençais à comprendre bien mieux les propos de l’oncle Axel. Néanmoins, ce savoir nous apporta aussi l’avant-goût des complications dont nous ne devions plus jamais nous libérer. Rapidement, il nous fut difficile de nous rappeler toujours ce que les autres gens étaient supposés connaître, ce qui exigea de nous pas mal de contrainte pour rester silencieux en face d’erreurs simples, pour écouter avec patience des arguments stupides ou basés sur des conceptions erronées, pour faire une tâche de la manière habituelle alors qu’on savait qu’il y avait une méthode meilleure.
Grâce à notre prudence, à la chance, à de rapides rétablissements, nous parvînmes à échapper aux soupçons directs et à vivre nos deux vies divergentes durant les six années qui suivirent, sans que le sens du péril devînt aigu.
Jusqu’au jour, en fait, où nous découvrîmes que, de huit, nous étions soudain passés à neuf.