CHAPITRE XI

Les inspections du printemps, cette année, furent favorables. Deux champs seulement, de tout le district, furent inscrits au premier bordereau de purification et aucun des deux n’appartenait ni à mon père ni à mon demi-oncle Angus. Les deux années précédentes avaient été si mauvaises que les gens qui avaient hésité la première année à abattre les bestiaux qui avaient tendance à donner une progéniture anormale, les avaient tués l’année suivante. Il en résultait que le taux de normalité, de ce côté aussi, était élevé. De plus, la tendance encourageante se maintenait. Les gens en étaient réconfortés, égayés, et ils voisinèrent plus volontiers. Fin mai, il y eut des tas de paris sur le chiffre des déviations qui allait, disait-on, être si bas qu’il battrait tous les records. Le vieux Jacob lui-même dit reconnaître que la colère divine était pour l’instant en suspens.

— Le Seigneur est miséricordieux, dit-il avec une pointe de désapprobation. Espérons que les gens vont changer de conduite, autrement, ce sera mauvais pour nous tous l’année prochaine. D’ailleurs, il n’est pas encore trop tard cette année pour que des tas de choses aillent de travers.

Il n’y eut, cependant, aucun signe de fléchissement. Les légumes montrèrent plus tard un degré d’orthodoxie presque aussi élevé que les céréales. La température, elle aussi, paraissait se stabiliser pour donner une bonne moisson et l’inspecteur passa une si grande partie de son temps tranquillement assis dans son bureau, qu’il devint presque populaire.

Pour nous, comme pour tout le monde, c’était, semblait-il, un été serein, bien que plein d’activité, et sans doute l’aurait-il été sans Petra.

Un jour du début de juin, poussée peut-être par un désir d’aventure, elle fit deux choses qu’elle savait défendues. D’abord, bien qu’elle fût seule, elle s’éloigna de nos terres sur son poney, ensuite elle ne se borna pas à chevaucher à ciel ouvert mais s’en alla explorer les bois.

L’appel de Petra fut aussi soudain et inattendu que la première fois. Bien qu’il ne comportât point la panique violente, irrésistible, qu’il avait eu alors, il était urgent.

Je sortis en courant de la forge où je travaillais et je pris le fusil qui était toujours accroché à l’intérieur de la porte de la maison, tout chargé et amorcé pour les cas d’urgence. En deux minutes, j’avais sellé un cheval et je partais. Il y avait dans cet appel quelque chose d’aussi précis que sa qualité, c’était sa direction. Dès que je me trouvai sur le chemin herbu, je donnai de l’éperon et partis au galop vers les bois de l’ouest.

Si Petra avait seulement interrompu quelques minutes son appel de détresse écrasant, assez longtemps pour que nous puissions nous consulter les uns les autres, il aurait pu n’y avoir aucune conséquence. Mais elle continua. Elle maintint comme un écran et l’on ne pouvait rien faire d’autre que se diriger vers la source de cet appel aussi vite que possible.

Une partie du chemin était défoncée. À un endroit, je fis une chute et je perdis beaucoup de temps pour rattraper le cheval. Dans les bois, le sol était beaucoup plus dur car le chemin était dégagé et on l’utilisait fréquemment pour éviter un circuit considérable. Je le suivis jusqu’au moment où je me rendis compte que j’étais allé trop loin. Le sous-bois était trop épais pour permettre de couper en ligne droite. Il me fallut donc revenir sur mes pas et chercher une voie dans la bonne direction. Un quart de mille plus loin, je passai dans un sous-bois plus touffu et j’arrivai à une clairière.

Je ne vis pas tout d’abord Petra. Ce fut son poney qui attira le premier mon attention. Il était couché à l’autre bout de la clairière, la gorge ouverte. Un animal, plus dévié que tous ceux que j’avais jamais rencontrés, mettait une telle ardeur à lui déchirer la hanche qu’il ne m’avait pas entendu approcher.

La créature était d’un brun rougeâtre, taché de jaune et de noir. Ses énormes pattes, semblables à des coussinets, étaient couvertes d’une toison qu’en ce moment le sang collait aux extrémités, et laissaient voir de longues serres recourbées. La fourrure pendait de la queue aussi, comme un énorme plumet. Le visage était rond, les yeux vitreux et jaunes, de grandes oreilles pendaient et le nez était presque retroussé. Deux larges incisives proéminentes descendaient par-dessus la mâchoire inférieure et l’animal s’en servait, en même temps que de ses griffes, pour déchirer la chair du poney.

Je poussai le chien du fusil et j’allais redresser l’arme lorsqu’une flèche atteignit l’animal à la gorge. Il bondit, se tordit en l’air et retomba sur ses quatre pattes, en face de moi. Mon cheval prit peur et se cabra. Je tirai mais, avant que l’animal pût bondir, deux autres flèches l’atteignaient, l’une à l’arrière, l’autre à la tête. Un instant il resta cloué sur place, puis il roula sur le sol.

Rosalinde entra dans la clairière à ma droite, son arc encore à la main. Michael apparut de l’autre côté, une nouvelle flèche déjà placée sur la corde, les yeux fixés sur l’animal, pour s’assurer qu’il était bien mort.

Nous regardâmes autour de nous et nous aperçûmes la petite silhouette de Petra à douze pieds, sur un jeune arbre. Elle était assise sur un enfourchement et étreignait le tronc des deux bras. Rosalinde s’avança sous l’arbre et lui dit qu’elle pouvait descendre sans crainte. Petra resta agrippée. Elle paraissait incapable de lâcher l’arbre, de bouger. Je descendis de cheval, je grimpai à l’arbre et je l’aidai à descendre jusqu’à ce que Rosalinde pût l’atteindre. La jeune fille l’assit sur sa selle devant elle et essaya de la calmer, mais la fillette regardait par terre son poney mort. Sa détresse ne fit qu’augmenter.

— Il faut que nous l’arrêtions, dis-je à Rosalinde. Elle fera venir ici tous les autres.

Michael, assuré que l’animal était vraiment mort, nous rejoignit. Il regarda Petra avec inquiétude.

— Elle n’a aucune idée de ce qu’elle fait. Ce n’est pas conscient, dit-il. C’est une sorte de hurlement intérieur de frayeur. Il vaudrait mieux qu’elle crie tout haut. Commençons par l’emmener ailleurs pour qu’elle ne voie plus son poney.

Nous nous éloignâmes un peu, de l’autre côté d’un écran de buissons. Michael lui parla avec calme, essaya de lui donner du courage. Elle ne parut pas comprendre et son image-détresse ne s’affaiblit nullement.

— Peut-être pourrions-nous tous essayer en même temps sur elle la même image-pensée, suggérai-je. Calme, sympathie, détente. Vous êtes prêts ?

Nous essayâmes quinze secondes ou moins. Il n’y eut qu’une interruption momentanée de sa détresse, puis celle-ci nous submergea de nouveau.

— Inutile, dit Rosalinde en abandonnant.

Nous la regardâmes, impuissants. L’image s’était un peu modifiée. L’acuité de l’alarme avait diminué, mais l’étonnement et la détresse étaient encore écrasants. Elle se mit à pleurer. Rosalinde l’entoura d’un bras et la serra contre elle.

— Laissez-la s’épancher. Cela relâchera la tension, dit Michael.

Pendant que nous attendions qu’elle s’apaisât, ce que j’avais craint se produisit. Rachel sortit des arbres à cheval, un moment plus tard un garçon arriva aussi à cheval de l’autre côté. Je ne l’avais jamais vu, mais je compris que c’était sans doute Mark.

Jamais nous ne nous étions groupés. C’était l’une de ces choses que nous savions dangereuses. Il était presque certain que les deux autres filles étaient en route quelque part aussi, pour compléter une réunion à laquelle nous avions décidé de ne jamais consentir.

Rapidement, nous leur expliquâmes ce qui s’était passé. Nous les pressâmes de s’éloigner avec Michael et de se disperser aussi vite que possible pour qu’on ne les vît pas ensemble. Rosalinde et moi, nous resterions près de Petra et ferions de notre mieux pour la calmer.

Tous trois s’éloignèrent à cheval dans des directions différentes.

Nous continuâmes à essayer de réconforter et calmer Petra, sans grand succès.

Dix minutes environ plus tard, Sally et Catherine arrivèrent, se frayant un passage entre les arbres. Elles étaient, elles aussi, à cheval, leurs arcs bandés.

Elles s’approchèrent en fixant sur Petra un regard incrédule. Nous recommençâmes nos explications et leur conseillâmes de s’éloigner. Elles allaient partir et faisaient volte-face avec leurs chevaux, quand un homme de forte carrure, monté sur une jument baie, s’élança hors des arbres et apparut dans la clairière.

Il tira sur les rênes et resta immobile à nous regarder.

— Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda-t-il d’un accent soupçonneux.

C’était pour moi un étranger et je ne me fiai pas à son aspect. Je demandai ce que l’on exige d’habitude des étrangers. D’un geste impatient il sortit sa fiche d’identité qui portait le dernier poinçon de l’année. Je lui montrai la mienne et il fut établi que nous n’étions ni l’un ni l’autre des hors-la-loi.

Qu’est-ce que c’est que tout cela ? répéta-t-il.

J’expliquai que le poney de ma sœur avait été attaqué et que nous étions venus pour répondre à ses appels. Il ne se montra point disposé à se contenter de ces explications. Il me regarda avec fermeté, puis se tourna vers Sally et Catherine.

— Peut-être. Mais pour quelle raison êtes-vous venues toutes deux ici avec tant de précipitation ? leur demanda-t-il.

— Nous sommes venues naturellement quand nous avons entendu l’appel de l’enfant, lui dit Sally.

— J’étais derrière vous et je n’ai pas entendu d’appel, dit-il.

Sally et Catherine se regardèrent. Sally haussa les épaules.

— Nous, nous avons entendu, lui dit-elle, brève.

— J’aurais cru que sur des milles à la ronde on aurait entendu, dis-je. Le poney criait aussi, pauvre petite bête.

Je lui fis faire le tour du buisson pour lui montrer le poney sauvage et la créature morte. Il parut surpris, comme s’il ne s’attendait pas à cette épreuve, mais ne fut pas complètement apaisé. Il demanda à voir les fiches de Rosalinde et de Petra.

— Pourquoi toute cette histoire ? demandai-je à mon tour.

— Vous ne savez pas que les Franges ont envoyé ici des espions ? dit-il.

— Non, répondis-je. De toute façon, est-ce que nous avons l’air de venir des Franges ?

Il ignora la question.

— Eh bien, c’est ce qu’ils ont fait. Nous avons l’ordre de les chercher. Il y a des troubles qui se préparent et plus vous vous tiendrez loin des bois, moins vous aurez de chance de les rencontrer avant nous tous.

Il n’était toujours pas satisfait. Il se tourna pour regarder encore le poney, puis il revint à Sally.

— Je puis dire qu’il y a près d’une demi-heure que ce poney a cessé de pousser aucun cri. Comment avez-vous fait pour venir toutes deux ici tout droit ?

Les yeux de Sally s’élargirent un peu.

— C’est de cette direction que cela venait, et quand nous sommes arrivées plus près, nous avons entendu crier la petite fille, dit-elle simplement.

— Et vous avez été très gentilles de venir, intervins-je. C’est vous qui lui auriez sauvé la vie si nous n’avions été un peu plus près. C’est fini maintenant et, heureusement, elle n’est pas blessée. Mais elle a eu une dangereuse frayeur et je ferais mieux de l’amener chez nous. Merci à toutes deux d’avoir voulu l’aider.

Elles adoptèrent tout de suite le même ton. Elles nous félicitèrent du sauvetage de Petra, espérèrent qu’elle surmonterait bientôt le choc, puis elles s’éloignèrent à cheval.

L’homme s’attardait. Il paraissait toujours peu satisfait et un peu perplexe. Finalement, il répéta son conseil qu’il fallait se tenir hors des bois, puis il s’éloigna sur les traces des deux autres. Nous le regardâmes disparaître entre les arbres.

— Qui est-ce ? demanda Rosalinde, inquiète.

Tout ce que je pus lui dire, c’est que la fiche portait le nom de Jérôme Skinner. C’était un étranger et les noms que nous lui avions donnés n’avaient point paru avoir pour lui une grande signification. J’aurais interrogé Sally, n’eût été la barrière que Petra maintenait encore. J’éprouvais une sensation d’assourdissement, à me sentir ainsi coupé des autres, et je m’étonnais de la force de volonté qui avait permis à Anne de se retirer entièrement des mois durant.

Rosalinde, son bras droit toujours autour de Petra, partit au pas vers notre maison. Je ramassai la selle du poney mort, la bride, j’arrachai les flèches enfoncées dans le corps de la créature et je les suivis.

Quand j’arrivai avec Petra, on la mit au lit. Tout l’après-midi et au début de la soirée, la perturbation qu’elle provoquait vacilla de temps à autre, mais se maintint d’une manière agaçante jusqu’à près de neuf heures. Puis elle diminua d’un coup et disparut.

— Grâce au ciel, elle s’est enfin endormie, dit l’un des autres.

— Qui est ce Skinner ? demandâmes-nous en même temps, Rosalinde et moi, avec anxiété.

— Il est tout nouveau ici, répondit Sally. Mon père le connaît. Il a une ferme en bordure des bois, près de l’endroit où vous étiez. C’est par un hasard malheureux qu’il nous a vues et, naturellement, il s’est demandé pourquoi nous nous enfoncions sous les arbres au galop.

— Il paraissait très soupçonneux. Pourquoi ? demanda Rosalinde. Sait-il quelque chose des pensées-formes ? Je ne croyais pas qu’il y avait des gens informés à ce sujet.

— Il ne peut ni les émettre ni les recevoir lui-même. J’ai essayé de toutes mes forces, lui dit Sally.

La forme de pensée spéciale à Michael intervint, demandant de quoi il s’agissait. Nous le lui expliquâmes. Il nous fit remarquer :

— Quelques personnes pensent qu’une transmission peut être possible – mais dans un genre très sommaire, une sorte de transfert émotionnel d’impressions mentales. Les gens, du moins ceux qui y croient appellent cela la télépathie. Mais pour la plupart ils doutent beaucoup que cela existe vraiment.

— Ceux qui y croient pensent-ils que c’est une déviation ? demandai-je.

— C’est difficile à dire. Je ne crois pas que la question ait jamais été franchement posée. Mais, académiquement, Dieu pouvant lire dans l’esprit des gens, la vraie image devrait aussi en être capable. On pourrait arguer que c’est un pouvoir que les hommes ont temporairement perdu parce qu’ils sont punis, que c’est une part de l’épreuve. Mais je n’aimerais pas me risquer avec cet argument devant un tribunal.

— Cet homme avait l’air de flairer un rat, dit Rosalinde. Y a-t-il quelqu’un d’autre qui se soit montré curieux ?

Ils répondirent tous que non.

— Bien, fit-elle. Mais nous devons veiller à ce que cela ne se reproduise pas. Il faudra que David explique par la parole à Petra ce qu’elle fait et qu’il essaie de lui apprendre à se dominer. S’il lui arrive encore de pousser cet appel de détresse, vous devrez tous l’ignorer ou, de toute façon, ne pas y répondre. Laissez-en le soin à David et à moi. Tout le monde a-t-il compris ? Et êtes-vous d’accord ?

Leurs assentiments nous parvinrent, puis ils se retirèrent.

Je me réveillai de bonne heure le lendemain matin et la première chose dont je pris connaissance, ce fut, une fois encore, de la détresse de Petra. Mais elle était maintenant d’une qualité différente. La peur avait tout à fait disparu, elle était remplacée par une plainte au sujet de son poney. Elle n’avait pas non plus l’intensité de la veille.

J’essayai de me mettre en contact avec elle et, bien qu’elle ne comprît pas, il y eut, quelques secondes, un arrêt perceptible et une pointe de perplexité. Je sortis du lit et me rendis dans sa chambre. Elle fut heureuse d’avoir une compagnie et l’image de détresse pâlit beaucoup pendant que nous bavardions. Avant de la quitter, je lui promis de l’amener à la pêche dans l’après-midi.

Il n’est pas facile d’expliquer par la parole comment on peut émettre des pensées-formes intelligibles. Tous, nous avions d’abord découvert nous-mêmes la méthode. Nous avions commencé par un tâtonnement très grossier qui était devenu plus habile quand nous nous étions découverts les uns les autres et qu’avec la pratique, nous nous étions entraînés. Pour Petra, c’était différent. Déjà, à six ans et demi, elle avait une puissance d’émission d’une autre classe que la nôtre, et complètement écrasante, mais sans qu’elle s’en rendît compte et, en conséquence, sans aucun contrôle. Je fis de mon mieux pour le lui faire comprendre mais, bien qu’elle eût actuellement près de huit ans, la nécessité de lui donner des explications avec des mots suffisamment simples rendait la chose difficile.

Nous étions assis au bord de la rivière, à surveiller nos flotteurs. Après avoir passé une heure à essayer de lui faire comprendre, je n’étais toujours pas arrivé à grand-chose et elle en avait tellement assez qu’elle ne faisait plus aucun effort pour saisir ce que je disais. Il fallait m’y prendre autrement.

— Nous allons jouer à un jeu, dis-je. Fermez les yeux. Tenez-les bien fermés et imaginez que vous regardez dans un puits très, très profond. On n’y voit rien que du noir. Vous y êtes ?

— Oui, répondit-elle, les paupières serrées.

— Bon. Maintenant, ne pensez à rien, sauf que le fond est très sombre et très lointain. Ne pensez que cela, mais regardez. Vous comprenez ?

— Oui, dit-elle encore.

— Maintenant, regardez, lui dis-je.

Je pensai pour elle à un lapin à qui je fis froncer le nez. Elle se mit à rire. Bien, c’était un bon point. Au moins, on était sûr qu’elle pouvait recevoir. Je supprimai le lapin et je pensai à une poupée, puis à des poules, enfin à une charrette tirée par un cheval. Après une ou deux minutes, elle ouvrit les yeux et parut étonnée.

— Où sont-ils ? demanda-t-elle en regardant autour d’elle.

— Ils ne sont nulle part. C’était simplement des choses pensées, lui dis-je. C’est cela le jeu. Maintenant, je vais fermer aussi les yeux. Nous allons regarder tous les deux dans le puits et ne penser à rien d’autre qu’à sa noirceur. Puis ce sera votre tour de penser à une image au fond du puits pour que je puisse la voir.

Je jouai mon rôle consciencieusement et ouvris mon esprit jusqu’à sa plus grande sensibilité. C’était une erreur. Il y eut un éclair et un flamboiement et j’eus l’impression générale d’avoir été frappé par la foudre. Je titubai, au milieu d’un brouillard mental, sans aucune idée de ce qu’avait été son image. Les autres intervinrent avec d’amères protestations. J’expliquai ce qui se passait.

— Eh bien, pour l’amour du ciel, soyez prudent et ne la laissez pas recommencer, j’ai failli m’enfoncer une hache dans le pied, dit Michael, chagrin.

— Je me suis brûlé la main avec la casserole, fit Catherine.

— Bercez-la, apaisez-la d’une manière quelconque, conseilla Rosalinde.

— Elle n’est pas agitée, elle est parfaitement calme. C’est, semble-t-il, son mode d’émission, leur dis-je.

— Peut-être, mais il ne faut pas qu’elle continue ainsi ; qu’elle en diminue la puissance ! répondit Michael.

— Je sais. Je fais de mon mieux. Peut-être pourriez-vous me donner des conseils sur la façon de m’y prendre ?

— La prochaine fois, avertissez-nous avant qu’elle n’essaie, me dit Rosalinde.

Je me retirai et reportai mon attention sur Petra.

— Vous êtes trop rude, dis-je. Cette fois, faites une petite image-pensée, une vraiment petite, très lointaine, avec de jolies couleurs tendres. Faites-la lentement et doucement, comme si vous la dessiniez avec des toiles d’araignée.

Petra acquiesça et referma les yeux.

— Attention ! dis-je aux autres, et j’attendis, souhaitant que, cette fois, on pût se garantir.

Ce ne fut guère plus fort qu’une explosion légère. C’était aveuglant, mais je parvins à en saisir la forme.

— Un poisson ! dis-je. Un poisson avec une queue qui pend.

Petra rit avec ravissement.

— C’est certainement un poisson, intervint Michael. Vous vous en tirez bien. Il ne vous reste plus maintenant qu’à diminuer sa puissance jusqu’à un centième de celle de cette dernière image. Autrement, elle nous brûlera complètement le cerveau.

— Maintenant, c’est à vous de me montrer, demanda Petra, et la leçon continua.

L’après-midi suivant, nous eûmes une autre séance. C’était un travail dur et épuisant, mais il y avait des progrès. Petra commençait à saisir l’idée de dessiner des pensées-formes, d’une manière enfantine, comme on pouvait s’y attendre, mais fréquemment reconnaissables, malgré les déformations. La principale difficulté était toujours d’en maintenir la force au minimum. Quand elle s’excitait, on était presque étourdi sous le choc. Les autres se plaignaient qu’ils ne pouvaient se livrer à aucun travail pendant nos essais. C’était comme de tenter d’ignorer, à l’intérieur de sa tête, de brusques coups de marteau. Vers la fin de la leçon, je dis à Petra :

— Maintenant, je vais demander à Rosalinde de vous envoyer une image-pensée. Fermez les yeux, comme tout à l’heure.

— Où est Rosalinde ? demanda-t-elle en regardant autour d’elle.

— Elle n’est pas là, mais cela n’a pas d’importance pour les images-pensées. Regardez dans le noir et ne pensez à rien. Et vous autres, ajoutai-je mentalement à l’adresse de mes amis, retirez-vous, s’il vous plaît. Laissez le passage à Rosalinde et n’interrompez pas. Allez-y, Rosalinde, fort et net.

Nous restâmes assis en silence, l’esprit ouvert. Rosalinde dessina un étang, entouré de roseaux. Elle y plaça plusieurs canards, des canards gentils, d’aspect comique, de couleurs différentes. Ils nagèrent, formèrent une sorte de ballet, à l’exception d’un canard lourdaud, plein de bonne volonté, qui était toujours un peu en retard et un peu en défaut. Petra en fut enchantée. Elle roucoula de joie, puis, soudain, elle projeta son ravissement. Il effaça tout le tableau et nous éblouit de nouveau. C’était épuisant, mais ses progrès étaient encourageants.

À la quatrième leçon, elle apprit à se vider l’esprit sans fermer les yeux, ce qui était un grand pas. Vers la fin de la semaine, nous avancions réellement. Ses pensées-formes étaient toujours frustes et instables, mais elles se perfectionneraient avec la pratique. Sa réception des formes simples était bonne, bien qu’elle ne pût encore saisir que très peu de chose de nos émissions les uns aux autres.

— C’est trop difficile de voir tout ensemble et c’est trop rapide, dit-elle. Mais je peux savoir si c’est vous, Rosalinde, Michael ou Sally. Quand c’est aussi rapide, cela s’embrouille. Pourtant les autres sont encore plus embrouillés.

— Quels autres ? Catherine et Mark ? demandai-je.

— Oh ! non ! Ceux-là, je les reconnais. Ce sont les autres. Les autres qui sont loin, loin, loin, dit-elle avec impatience.

Je décidai de garder mon calme.

— Je ne crois pas que je les connaisse. Qui est-ce ?

— Je ne sais pas. Ne les entendez-vous pas ? Ils sont là-bas, mais loin, très loin.

Elle montrait le sud-ouest. Je réfléchis un moment.

— Sont-ils présents maintenant ?

— Oui, mais très peu.

Je fis tous mes efforts pour détecter quelque chose, mais je n’y réussis pas.

— Vous pourriez essayer de copier pour moi ce que vous recevez d’eux, suggérai-je.

Elle essaya. Il y avait là quelque chose, et d’une qualité que ne possédait aucun de nous. Ce n’était pas compréhensible et c’était très embrouillé, sans doute, pensai-je, parce que Petra essaie de transmettre quelque chose qu’elle ne peut elle-même comprendre. Je ne pus rien en tirer et j’appelai Rosalinde, mais elle ne réussit pas mieux. Petra, c’était évident, trouvait que c’était un effort ; aussi, après quelques minutes, nous décidâmes de laisser pour l’instant son esprit en repos.

— Cela devient très intéressant, dit Michael, pourvu qu’elle ne nous brise pas tous complètement avant d’en avoir le contrôle.

 

Au souper, une dizaine de jours après la perte du poney de Petra, l’oncle Axel me demanda de venir l’aider à défausser une roue pendant qu’il y avait encore assez de lumière. La requête était, en surface, désinvolte, mais il y avait dans son œil quelque chose qui me fit consentir sans hésitation. Je le suivis au dehors et nous nous rendîmes derrière la meule de foin où l’on ne pouvait nous voir ni nous entendre.

— Vous avez été imprudent, Davie ? demanda-t-il.

— Je ne crois pas, lui répondis-je.

— C’est l’un des autres, alors ?

Je ne le pensais pas non plus.

— Hem ! grogna-t-il. Alors pourquoi Joe Darley a-t-il posé des questions à votre sujet ? Vous en avez une idée ?

Je n’en avais aucune et je le lui dis.

— Joe est un type dont l’inspecteur se sert lorsqu’il veut obtenir en secret des renseignements. Cela ne me plaît pas.

À moi aussi cela déplaisait. Mais il ne s’était approché directement d’aucun de nous et je ne voyais pas où il pourrait trouver des renseignements nous concernant. Il ne pouvait nous accuser de rien qui pût entrer dans une catégorie des déviations cataloguées.

— Ces listes sont inclusives, mais pas exclusives, dit l’oncle Axel en hochant la tête. On ne peut pas enregistrer les milliers de choses qui sont susceptibles d’apparaître. Les listes ne portent que les plus fréquentes. Il y a sans doute, pour les nouvelles, des cas tests. C’est une branche du travail de l’inspecteur de veiller et demander une enquête lorsque l’information qu’il obtient semble en valoir la peine.

Nous avons réfléchi à ce qui pourrait arriver, dis-je. Si l’on en venait à nous questionner, nous n’aurions qu’une attitude à prendre, nous montrer étonnés, comme le serait un normal. Si Joe ou quelqu’un d’autre a un doute, ce ne peut être qu’un soupçon mais non une preuve solide.

Il ne parut pas rassuré.

— Il y a Rachel, dit-il. Elle a été très secouée par le suicide de sa sœur. Croyez-vous qu’elle…

— Non, dis-je avec assurance. Nous l’aurions su, si elle cachait quelque chose.

— Bon, mais il y a la petite Petra.

— Qui vous a renseigné au sujet de Petra ? demandai-je en le regardant. Je ne vous en ai jamais parlé.

— Donc elle en est. Je le savais, dit-il en inclinant la tête avec satisfaction.

— Comment l’avez-vous découvert ? répétai-je, anxieux, me demandant qui d’autre pouvait avoir eu la même idée. Vous l’a-t-elle dit ?

— Oh ! non ! Cela m’est en quelque sorte tombé sous les sens. Indirectement, le renseignement m’est venu d’Anne. Je vous avais dit que c’était mauvais de la laisser épouser ce type.

— Vous ne… vous ne voulez pas dire qu’elle a parlé à son mari de ce qui la concerne ? protestai-je.

— Elle a fait plus que cela. Elle lui a parlé de vous tous.

— Vous ne pouvez pas en être sûr, oncle Axel, répliquai-je en le regardant avec incrédulité.

— Si, David. Peut-être n’en avait-elle pas l’intention. Peut-être n’a-t-elle parlé que d’elle, étant du genre de femmes qui ne peuvent garder de secrets au lit, et sans doute a-t-il dû lui arracher par des coups les noms des autres. Mais il savait.

— Même dans ce cas, comment l’avez-vous appris ? demandai-je avec une anxiété croissante.

— Il y avait à Rigo, près de l’eau, dit-il, rappelant ses souvenirs, un cabaret. Il était dirigé par un certain Grouth et rapportait beaucoup. Ce Grouth avait un personnel de trois filles et deux hommes qui faisaient ce qu’il leur disait exactement comme il le leur disait. S’il avait raconté ce qu’il savait, l’un des hommes aurait été pendu pour mutinerie en mer et deux des filles pour meurtre. Je ne sais ce qu’avaient fait les autres, mais ils étaient tous à sa merci. C’était une entreprise de chantage aussi nette que possible. Il lui suffisait de froncer les sourcils pour se faire obéir.

L’oncle Axel s’arrêta, pensif. Il reprit :

— Vous n’auriez jamais pensé qu’entre tous les endroits, c’est dans l’église de Waknuk que l’on pouvait retrouver exactement cette même expression sur un visage d’homme, n’est-ce pas ? Cela m’a fait alors une étrange impression, mais on ne pouvait s’y tromper. Elle était sur son visage tandis qu’il examinait, d’abord Rosalinde, puis Rachel, puis vous, enfin la petite Petra. Personne d’autre ne l’intéressait en dehors de vous quatre.

— Vous avez pu vous tromper… seulement une expression ! dis-je.

— Pas sur celle-là. Oh ! non. Je la connaissais. Elle me reporta tout droit au cabaret de Rigo. En outre, si je m’étais trompé, comment aurais-je su, au sujet de Petra ?

— Qu’avez-vous fait ?

— Je rentrai et je réfléchis un peu au sujet de Grouth, de la vie confortable qu’il avait pu mener, et d’autres choses encore. Puis je mis une corde neuve à mon arc.

— Ainsi, c’était vous ! m’écriai-je.

— C’était la seule chose à faire, Davie. Évidemment, je savais qu’Anne soupçonnerait l’un de vous. Mais elle ne pouvait vous dénoncer sans se trahir elle-même et trahir aussi sa sœur. Il y avait là un risque, mais il fallait le courir.

— Il y en avait certainement un, et qui a été prêt d’aboutir, dis-je, en lui apprenant qu’Anne avait laissé une lettre pour l’inspecteur.

— Pauvre petite, je ne pensais pas qu’elle irait si loin, dit-il. N’empêche qu’il fallait agir comme je l’ai fait, et vite. Alan n’était pas un sot. Il aurait veillé à se mettre à couvert, avant de commencer réellement à vous faire chanter.

— Vous avez vous-même couru un grand risque, oncle Axel, dis-je.

— Très léger, contre un très grand pour vous, répondit-il en haussant les épaules.

Nous revînmes bientôt à la question actuelle.

— Ces enquêtes ne peuvent avoir aucun rapport avec Alan, fis-je remarquer. Sa mort remonte à des semaines.

— De plus, c’est un genre d’information qu’Alan n’aurait partagé avec personne s’il avait l’intention d’en tirer de l’argent, reconnut l’oncle Axel. Il y a autre chose. Ils ne sont certainement pas très renseignés, autrement, ils auraient déjà fait une enquête officielle et il faudra qu’ils soient bien sûrs d’eux-mêmes avant de s’y lancer. Mais cela ne nous dit toujours pas qui a déclenché cette affaire.

J’étais de nouveau obligé de faire un retour en arrière et j’en arrivais à penser que les soupçons actuels avaient un rapport avec l’histoire du poney de Petra. Comme nous n’avions aucune autre piste, il prit note du nom de l’homme.

— Jérôme Skinner, répéta-t-il, sans grand espoir. Très bien, je vais voir ce que je peux trouver à son sujet.

Nous tînmes conférence ce soir-là, mais nous n’arrivâmes à aucune conclusion. Michael nous fit remarquer :

— Si vous êtes absolument certains, Rosalinde et vous, qu’il n’y a rien dans votre district qui puisse éveiller les soupçons, je ne vois pas que l’on puisse remonter à un autre qu’à l’homme de la forêt.

Il utilisa une forme-pensée au lieu de se fatiguer à épeler « Jérôme Skinner » en formes de lettres. Il continua :

— S’il est à l’origine des soupçons, il les a sans doute exposés à l’inspecteur de son district qui les a transmis d’office à votre inspecteur. Cela signifie que plusieurs personnes ont déjà des doutes et que l’on posera des questions ici au sujet de Sally et de Catherine. L’ennui est que tout le monde est plus soupçonneux que d’habitude à cause de ces bruits qui courent, d’une guerre qui serait en préparation dans les Franges. Je tâcherai demain d’obtenir d’autres renseignements et je vous les communiquerai.

— Mais quelle est pour nous la meilleure conduite à tenir ?

— Pour l’instant, ne faites rien, conseilla Michael. Si nous voyons juste au sujet de l’origine des soupçons, vous êtes deux groupes. Sally et Catherine d’un côté, David, Petra et Rosalinde de l’autre. Les trois autres ne sont pas du tout impliqués. Ne faites rien d’inhabituel autrement, pris de soupçons, ils vous tomberont dessus. Mais le point faible c’est Petra. Elle est trop jeune pour comprendre. Si l’on commence par elle, qu’on la trompe et qu’on lui tende un piège, cela pourra se terminer par la stérilisation et les Franges pour nous tous.

Elle est donc le point important. Il ne faut pas que l’on s’empare d’elle. Ce sera votre rôle, David, de veiller pour qu’à aucun prix on ne la prenne pour la questionner. S’il vous faut tuer quelqu’un pour empêcher cela, n’hésitez pas. Ils ne regarderont pas à deux fois pour nous supprimer s’ils trouvent un prétexte. N’oubliez pas que s’ils entreprennent quoi que ce soit, ce sera pour nous exterminer, soit par des moyens rapides, soit par la méthode lente.

En mettant les choses au pis, si vous ne pouvez sauver Petra, il sera plus humain de la tuer que de la laisser emmener à la stérilisation avant d’être bannie et expédiée dans les Franges. Ce sera beaucoup plus miséricordieux pour un enfant. Vous comprenez ? Êtes-vous d’accord ?

Je perçus leurs assentiments. Je pensai à la petite Petra, mutilée et jetée nue dans les Franges, pour périr ou survivre au gré du hasard. Moi aussi, je donnai mon accord.